Épilogue

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« Notre vie n’est qu’un rêve. Les gens souffrent à cause de leur esprit rempli d’illusions, de folies et de peurs ; mais tout cela n’est qu’images dans un miroir, sans réelle existence. »

Taisen Deshimaru, Maître bouddhiste zen.

Arthur ne ressentait rien ou plutôt comme une fêlure, un craquement sec qui s’infiltrait dans ses pores sans même atteindre son cœur. Cécile se tenait là, frêle ; seule et désespérée, et ça ne lui faisait rien. Il n’avait qu’une hâte, se réfugier dans le train.

— Tu ne peux pas partir maintenant. Reste…

Le gémissement sourd et pleurnichard manquait cruellement de conviction. Il était inutile de le retenir. Elle savait qu’il avait arrêté sa décision, ce n’était pas pour rien qu’ils se tenaient tous deux sur un quai de gare. En parfaits étrangers.

— Tu ne peux pas nous laisser. Si tu t’en vas maintenant, qu’est-ce que je vais devenir, moi ? Reste.

Arthur ne peut s’attarder sur son visage dévasté. Il contraint ses lèvres à s’écarter en petit sourire confiant. C’était dur, bien plus dur qu’il ne l’imaginait, de feindre que tout allait bien. Que tout irait pour le mieux.

— Je ne m’en fais pas pour toi. Tu es bien plus forte que tu ne le penses. Tu n’as besoin de personne, Céc’.

— J’ai besoin de toi.

Et c’était vrai.

Florian n’était plus là. Claire et Bastien se débattaient seuls dans leur sombre affaire familiale sans en voir le bout. Si Arthur la quittait à son tour, elle n’aurait plus personne à ses côtés pour la rassurer. Comment pourrait-elle s’en sortir, à combattre ses propres démons qui lui susurraient que jamais, au grand jamais, elle ne connaîtrait la paix.

— Tu penses pouvoir t’enfuir aussi facilement ?

— Qu’est-ce que tu veux, être lâche c’est à la portée de n’importe qui.

— Il ne s’agit pas de lâcheté ! Tu ne t’enfuis pas parce que tu es lâche. Tu t’enfuis parce que tu es persuadé que c’est de ta faute !

Le sourire se fit douloureux. Il perdit son regard au loin.

— Parce que c’est de ma faute, voilà tout.

— C’est faux ! C’est complètement faux ! Ce n’est pas toi. Tu… tu n’es pas lui, enfin !

— Je ne suis pas lui ? répéta-t-il doucement, consterné.

C’était facile de présenter les choses ainsi. En elle, ce n’était qu’un fragment, une simple écharde enfoncée dans son âme.

Pour lui, c’était différent : l’âme entière d’Émile se nichait en lui, intimement entrelacée avec la sienne. Cela changeait tout.

— Quand je n’ai plus entendu sa voix dans ma tête, alors qu’il m’avait accompagné durant toute mon enfance, tu sais ce que j’ai ressenti ? Exactement ce que j’ai éprouvé quand il s’est fait tuer sous mes yeux. J’avais l’impression de m’être détaché de moi-même. Je sens son absence. Et ce vide…

Ce vide fait terriblement souffrir. Une juste punition pour avoir assisté à sa mort sans intervention. Il l’avait tué. Quoiqu’en dise Clément, il était mort à cause de lui.

Ses yeux remplis de reproches, qui voulaient le faire payer au centuple.

« J’ai mal », avait gémi l’enfant.

Il posa une main sur son cœur, ce cœur flétri qu’il voulait étreindre pour le réanimer. Il était fatigué de faire semblant.

— C’est la preuve qu’il est encore là, tu comprends ? Il n’est jamais parti. Parce que je suis lui, parce qu’il est moi. Et il me compte me le rappeler. Tant que c’est ainsi, je reste une menace pour vous tous.

— Qu’est-ce que tu racontes ? En quoi serais-tu une menace ?

Cécile ne pouvait le laisser partir dans cet état d’esprit. Tout ce qu’il allait réussir à faire, c’est se détruire à petit feu. Oh, comme elle avait envie de le tirer hors de cette spirale.

— Tu n’as pas le droit de dire un truc pareil. Encore moins de le penser. Fuir ne résoudra pas le problème.

— Ah non ?

— Non, affirma-t-elle, les yeux fauves. On peut l’affronter ensemble. Si on reste soudés, on pourra tout résoudre. Comme on l’a toujours fait.

Elle paraissait déterminée à s’en convaincre, à présent. Il n’était pas d’accord. Rester ensemble ne ferait qu’aggraver la situation. La présence des fantômes réapparus dans sa vie au moment où Cécile, Florian, Claire et Bastien faisaient irruption n’était qu’un signe révélateur parmi les autres à venir : ensemble, ils réactivaient l’emprise des miroirs. À leurs côtés, il ne serait que le détonateur d’une bombe à retardement. À cause de son miroir, à l’influence plus marquée que les deux autres.

Par sa faute, ou celle d’Émile, c’était la même à ses yeux. Prisonnières de son miroir, des âmes plus vindicatives que les autres, exerçant une pression exacerbée. Il n’avait qu’à imaginer le danger amplifié par le jeu d’allégeance lorsque les voix les inciteraient à se déchirer. Le monstre tapi en lui sommeillait, encore endormi, mais il ne pouvait se résoudre à attendre la venue de l’étincelle d’un troisième miroir qui réveillerait le volcan.

— Si je ne pars pas maintenant, on finira par s’entretuer à cause de ce que je suis. Si tu étais à ma place, pourrais-tu en supporter les conséquences ? Parce que moi, je ne le peux pas.

Cécile peinait encore à déterrer les secrets de familles et à appréhender cette réalité. Elle se refusait de s’y pencher. Mais elle n’allait pas sans savoir qu’Arthur, lui, l’avait déjà parfaitement intégrée. Et que la culpabilité le rongeait de l’intérieur.

Le train arrivait. Elle se cabra. Crocheta ses doigts sur son bras et y pesa de toutes ses forces, tel un poids mort. Il ne la regardait toujours pas.

— Arthur. Je sais que tu fais cela pour nous protéger, je le saisis parfaitement. Si tu penses que c’est le seul moyen d’effacer ta dette envers nous, je ne peux t’en empêcher puisqu’il en existe une à tes yeux. Mais tu n’as pas à lutter tout seul. Je t’en prie, si tu tiens réellement à nous, reste.

Il ne bougeait pas, laissant le wagon glisser vers lui. Peut-être ne l’avait-il pas entendue.

— Reste…

— Combien penses-tu qu’il y ait d’âmes perdues dans ces miroirs à attendre un prochain cycle ? murmura-t-il. Deux, trois ? Peut-être plus ?

Elle ferma les yeux, anéantie. C’était fini. Elle ne pouvait rivaliser avec ça.

— Tu y penses parfois, toi ? Moi, oui. Je ne fais que les voir.

Le menton d’Arthur trembla.

— Quoique je fasse. Quand je ferme les yeux, tout ce que je vois, c’est le visage d’Alix. Alors que je ne l’ai jamais vu, ce visage me hante en continu. Je peux me raconter que si je me barre, c’est pour vous et cela ferait de moi un mec cool, un véritable héros, mais ce ne serait qu’un mensonge. En fait, si je pars, c’est pour me donner une chance de l’oublier. De tout oublier.

Il la fixa droit dans les yeux, suppliant.

— Peux-tu m’accorder cette chance de tout abandonner ?

— Arthur…

Elle pleurait. Elle l’avait déjà perdu. Devant ce débordement, il rit un peu, tendrement presque. Il entreprit de détacher un à un ses doigts, avec douceur mais fermeté. À chaque doigt décroché comme autant de pétales arrachés, son cœur n’en finissait pas de se racornir. Dans sa tête, il était déjà parti.

— Je suis désolé. Vous n’allez pas pouvoir me contacter avant un bon moment. Ne fais pas de bêtises, d’accord ?

Il monta dans la voiture sans un seul regard en arrière, fit tranquillement la queue pour poser sa valise dans le compartiment bagages, et s’installa à sa place, côté fenêtre. Cécile avait suivi son évolution de l’autre côté et l’attendait, mains et visage plaqués contre la vitre pour tenter de l’apercevoir. Quand elle le vit, elle lui fit de grands signes. Il ne réagit pas, ne tourna pas les yeux vers elle.

— Il y a votre petite amie qui essaie de vous dire au revoir.

— Ce n’est pas ma petite amie, rétorqua-t-il sèchement.

— Ah pardon, se reprit sa voisine, un tantinet refroidie. C’est votre sœur alors ?

— J’en sais rien, marmonna Arthur en lui tournant délibérément le dos.

Dans une autre vie, peut-être.

— La moindre des choses serait de lui retourner son salut, le rabroua la dame, rebutée.

Elle avait raison. Il lui devait au moins cela. Arthur dirigea son regard en direction de Cécile. Elle apposa sa paume contre le verre, à la hauteur de son visage. Derrière les écrans fumés se refléta une autre silhouette en surimpression de la sienne, celle d’une fille fantomatique aux cheveux plus longs, peut-être de plus petite ossature encore. Ses doigts tamponnaient contre ceux de Cécile, en rythme. À moins que son cerveau détraqué ne lui joue des tours. Il se recula, épouvanté. Son visage se détourna de la vitre et disparut, avalé dans la sombre profondeur de la machine.

Cécile attendit. La figure d’une vieille dame vint se coller à son tour, pour lui adresser une mimique navrée.

Cécile ne la calcula pas tandis qu’elle reculait, que le train s’ébrouait et s’ébranlait avec de plus en plus d’assurance.

Cécile resta plantée sur le quai, comme un piquet, tremblante, muette hurlant ses larmes rentrées, mouette brisée sous la houle légère qui s’élevait, emportant le train et ses rêveurs éveillés au-delà des rails, au loin, derrière un sfumato de montagnes et de brumes, tel un fantôme dans l’aurore blême.

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