Chapitre 2
- Suzanne ? Suzanne, vite !
Je courais à travers toute la maison, ma longue robe fleurie effleurant le sol avec légèreté. Ma mère était au plus mal, cela faisait plus de trois mois qu'elle était clouée au lit, incapable de bouger et de se nourrir seule. J'avais toujours ce petit pincement au cœur lorsqu'elle m'appelait en catastrophe, comme si c'était la dernière fois que j'entendais sa voix. Chaque fois, je me préparais mentalement à ne plus jamais la revoir.
Je tournai dans un couloir en relevant les pans de ma robe sous les cris épouvantés de cette dernière. C'était horrible. Je voulais tant aller plus vite, la rassurer, lui dire que j'étais présente, mais constamment, lorsque j'étais appelée, il fallait que je sois à l'autre bout de notre grande maison occupée à faire autre chose.
- Suzanne...
- Je suis là ! m'égosillai-je.
En glissant sur le parquet parfaitement ciré, je m'agrippai au rebord du cadre de la porte de la chambre et m'arrêtai dans un dérapage contrôlé. Elle était là, allongée de tout son long dans ses draps emmêlés, tremblante et le teint pâle.
- Ma petite fille...
- Tout va bien, je suis là, désormais.
Je m'accroupis à côté d'elle et passai une main dans ses cheveux, les yeux embués. Ma mère se calma aussitôt, décontractée. J'avais enfin fini par comprendre qu'elle ne supportait pas de me savoir loin d'elle ; cela n’avait rien d’étonnant, compte tenu de la situation familiale qui nous gâchait la vie. Les Lombards n'avaient pas hésité à pénétrer le territoire malgré l'armée qui le défendait et avaient assassiné tous les nobles du pays, dont mon père, mes deux grandes sœurs et mon grand frère. J'avais bien peur d'y passer à mon tour ; ma mère et moi étions les seules survivantes, les dernières aristocrates perdues et plongées dans l'attente de la mort.
Sans plus attendre, je me levai et entrai dans une petite pièce à côté de sa chambre pour prendre un gant de toilette. En l'humidifiant longuement, j'entendis la faible voix de la malade résonner par-dessus l'écoulement de l'eau :
- C'est l'heure. Je vais bientôt te quitter, ma Suzanne...
- Non, maman, rétorquai-je sèchement en fermant le robinet, toujours dos à elle. Vous le dites à chaque fois, ce n'est pas aujourd'hui que cela arrivera.
- Je le sens.
Je passai furtivement une main tremblante sur mes yeux humides, affaissée au bord de l'évier.
- Tu n'as pas mis ta petite robe noire ? ajouta-t-elle. Ni le ruban dans tes cheveux ?
Je pouvais sentir son regard pesant derrière moi.
- La période de deuil est passée, répondis-je doucement.
- Je sais bien qu’ils te manquent…
- Laissez-moi tourner la page, maman.
Je me retournai en pliant le gant de toilette et me rassis à côté du lit, angoissée. Je voulais tant montrer à ma mère que j'étais forte. Je persistai à lui remonter le moral en restant de bonne humeur, souhaitant estomper la tristesse qui nous hantait. Mon vœux le plus cher était de revoir son beau sourire étirer ses lèvres comme avant. Seulement, elle avait réussi à me démasquer plus facilement que je ne l'aurais pensé. Elle me connaissait bien.
- Je t'aime tellement, ma fille, murmura-t-elle en passant une main sur ma joue.
- Je vous aime aussi, dis-je avec un faible sourire en lui tamponnant le front avec le gant.
- Ces Lombards auront réussi à nous détruire. Il n'y a plus personne capable de diriger le pays, plus personne de sang noble, souffla-t-elle, les yeux dans le vague.
- Vous oubliez Sa Majesté et sa femme...
- Assassinés ce matin.
Bouleversée d'apprendre cette nouvelle aussi brusquement, j'ouvris grand les yeux.
- Impossible...
- Pourtant, si.
- Et... et leur fils ? Sire Benjamin ?
- Mort avec elles, soupira ma mère après de longues secondes d'hésitation.
- Alors… sommes-nous réellement les seules ? hoquetai-je.
- Ma Suzanne, ma douce petite, tu devras être courageuse.
- De quoi parlez-vous, maman?
- Toi seule peut reprendre les rênes de ce pays. Tu es la dernière, l'unique, et la fille d'une amie de la reine, en plus de cela. La France aura confiance en toi.
Je secouai la tête. Moi, Suzanne d'Artéville, future reine du royaume? Je n'en croyais pas un mot. Je n'étais pas douée pour cela, et ma mère ne pouvait pas me suivre jusqu'au château à cause de son état qui se détériorait, je ne pouvais l'abandonner. Je n'en avais pas la force. Elle était ma seule famille, celle que je chérissais plus que tout au monde.
- Ce n'est que du baratin. Je ne peux pas vous quitter. De plus, je suis incapable de diriger un pays.
Je me levai, pensant que la discussion était terminée. Cependant, ma mère prit mon poignet d'un geste faible et me regarda droit dans les yeux.
- Promets-moi que, lorsque je serai morte, tu ne resteras pas ici. Promets-moi que tu ne te mettras pas en danger, promets-moi de te réfugier au château et d'y régner en sécurité. Si j'ai ta parole, je pourrais enfin reposer en paix.
- Cela fait beaucoup de promesses, grimaçai-je.
- Allons, ne fais pas l'obstinée. Toi qui as toujours été si gentille, je sais que tu suivras mes recommandations... promets-le moi, Suzanne.
J'hésitai un instant, puis fermai les yeux.
- Je vous le promets.
- Bien. Tu prendras le train à la gare d’Obrans, à quelques pas d'ici.
- Maman...
Elle lâcha mon poignet et reposa la tête sur son oreiller, la respiration saccadée.
- N'oublie pas que je t'aime, souffla-t-elle.
Sur ces mots, sa tête bascula dans le vide, son visage au teint livide torturé par le chagrin soudainement changé en un air de plénitude, comme si elle était enfin sereine. Je mis un certain temps à comprendre ce qui se passait, puis, sous l'effet de choc, je hurlai en la secouant. Tout mon monde s'était effondré autour de moi, j'étais totalement impuissante et fragile, l'âme de ma chère maman demeurant désormais entre les mains du Bon Dieu. C'était impossible, ma mère n'avait pas pu me laisser seule, aussi jeune et inconsciente des risques à prendre. Je n'y croyais pas. Après un long moment d'acharnement, je m'écroulai contre le lit tout en pleurant pour me libérer de la douleur qui m'oppressait, plus vulnérable que jamais.
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