Chapitre 4
Ma tête était prise d'une douleur incontrôlable. Je souffrais tellement que chaque pore de ma peau était sur le point d'exploser. En ouvrant les yeux, engourdie et les cheveux emmêlés, je tentai de calmer mes tremblements sans vraiment comprendre la raison de ma position actuelle. Mon corps était fermement attaché, mes poignets rougissaient sous les cordes frottantes, et mes pensées embrouillées m'assommaient, m'empêchant de me rappeler les événements passés. Ma vision floue ne se dissipa pas malgré mes nombreux battements de cils, ce qui m'empêchait de voir où je pouvais bien me trouver. J'ouvris grand les yeux en comprenant que ma belle robe en soie avait disparu et qu'il ne me restait plus que mon habit du dessous qui n'était autre qu'une malheureuse petite tunique blanche à bretelles.
- Que diable m'arrive-t-il... murmurai-je.
On m'avait déshabillée. Je tirai de toutes mes forces pour m'échapper, seulement je me fis plus de mal qu’autre chose. Je contrôlai mes larmes, soufflai un instant et posai la tête contre l'arbre qui me retenait prisonnière. Lorsque je réussis à me tranquilliser en me vidant l'esprit, les feux de camp à côté de moi brillèrent plus ardemment, mes oreilles se débouchèrent et je perçus mieux ce qui m'entourait. J'avais entièrement repris connaissance. En baissant la tête lentement, je hoquetai de surprise en découvrant une troupe d'hommes en face de moi ; ils semblaient m'avoir enfin remarquée. Tous me paraissaient immenses, et leur tenue de soldat effrayait mon pauvre cœur. Je gardais comme je pouvais mon calme, la respiration saccadée et le menton levé. J'étais une d'Artéville, rien ne pouvait m'atteindre. Un homme se positionna devant moi, les mains dans le dos, fronçant les sourcils ; son visage carré était à moitié recouvert d'une barbe hirsute, et ses petits yeux noirs irradiaient la malveillance.
- Qui êtes-vous ?
Je n'osais pas répondre ; cet homme m'intimidait. Il perdit patience face à mon mutisme et se mit hors de lui.
- Parlez, ou je vous assure que je ne ferai qu'une bouchée de votre joli minois ! hurla-t-il.
Les yeux embués, je cherchais mes mots, mais aucun son ne sortait. Que me voulaient ces soldats qui, en tout état de cause, étaient censés me protéger? Je me souvenais vaguement de mon nom et de l'accident de train qui m'avait causé autant de douleur, mais mon esprit était encore en pleine confusion. L'homme à barbe me prit violemment par la gorge et me força à le regarder dans les yeux.
- Obéissez immédiatement ! Continuez ainsi, et je me verrai contraint de vous accuser d'être l'une de ces traîtresses lombardes !
- Parbleu, Robin ! s'exclama une voix plus douce. Elle n'est point en forme. Ses blessures sont encore récentes. Parle-lui plus gentiment.
L'homme prénommé Robin hésita, puis me relâcha. Je ne pus contenir mes larmes plus longtemps, pleurant silencieusement attachée à mon arbre. Je n'avais aucune dignité. Cet endroit m'était inconnu, le décès de toute ma famille me hantait l'esprit et je n'avais aucune idée de par quel miracle je pouvais encore être en vie.
- Auriez-vous l'amabilité de nous donner votre nom, Mademoiselle ? reprit la douce voix.
Un homme maigre aux cheveux gominés m'observait avec compassion.
- Je... je ne peux vous le donner, articulai-je en me reprenant, les joues humides et terreuses. Si c'est du mal que vous cherchez à m'infliger, je préférerais emporter le précieux nom qui m'a été donné plutôt que de l'énoncer dans ce... cet enfer.
- Enfer ? s'exclama l'homme à la voix douce, estomaqué. Enfer ? Vous êtes dans un campement de soldats de renommée, Mademoiselle ! C’est à l’armée royale toute entière que vous vous adressez.
- Sur la frontière Ouest, plus exactement, ajouta Robin, l'homme qui m'avait à moitié étranglée. J'entends à votre accent que vous êtes du pays, vous n'avez donc rien à craindre.
- Tout à fait, confirma l'homme à la voix douce, souriant.
Un silence marqua une légère pause dans notre conversation, me permettant de faire défiler les images dans le total désordre qu'étaient mes pensées. Je n'arrivais pas à mettre le doigt sur la cause de ma situation.
- Pourquoi m'avoir amenée ici? demandai-je d'une petite voix.
- Notre chef vous a sauvé la vie, chère demoiselle, répondit Robin. Vous devriez être reconnaissante.
- Je...
Soudain, tous mes souvenirs m'assaillirent tel un violent coup de marteau sur le crâne. Je revoyais le train dans lequel j'étais montée, déchirée et soucieuse ; je me souvenais m'être assise avec tristesse devant le paysage lugubre d'automne qui défilait derrière la fenêtre et avoir croisé le regard d'un homme. Ce regard qui ne me quittera jamais, désormais. Lorsque le bleu de ses yeux était entré dans mon champ de vision, une détonation avait retenti et des bras forts m'avaient poussée vers la fenêtre. Puis je me retrouvai ici, dans ce grand campement peuplé d'inconnus.
- Où est-t-il ? murmurai-je.
- Ici.
Une nouvelle voix avait fait écho dans l'ombre d'un sapin, grave et assonante. Je frémis en l'entendant. Lorsqu'il fit un pas hors de la pénombre, toutes les têtes des soldats se tournèrent vers lui et mon cœur se serra. Le visage de mon sauveur était plus ténébreux que l'univers sombre et sans vie au delà des étoiles, c’était si terrifiant que, sans le vouloir, j’eus un mouvement de recul contre mon arbre. J’avais du mal à l’admettre, mais cet être là n’était pas humain, sans quoi je ne me serais pas autant laissée gagner par la peur. Je n'avais pas le souvenir d'avoir eu cet effet là dans le train, et pourtant, c’était bien le même homme au regard cérulé qui me toisait sans qu’une seule expression ne vînt se former dans les traits calmes de son visage. Le soldat que j'avais en face de moi n’avait plus la peau lisse et les cheveux bien coiffés que ma mémoire s’était représentée, il était au contraire égratigné à la joue gauche, et ses cheveux blonds foncés terreux en désordre étaient balayés par le vent. Il n'était pas très grand ; mais sa carrure m'impressionnait. Il semblait fort, sûr de lui et surtout détruit. Il ne dégageait aucune émotion, c’était comme si son âme ne demeurait plus. J'eus de la peine pour lui, les Lombards à la frontière avaient certainement brisé sa vie. Je n'osais même pas ouvrir la bouche à cause de l'effet néfaste qu'il avait sur moi.
- Alderic ! Vous voilà, marmonna l'homme à la voix douce.
- Cette jeune fille semble être innocente. Voulez-vous qu'on la relâche ? demanda Robin.
Alderic. Je savais enfin le nom de mon sauveur dans le train. Celui-ci s'adossa à un arbre face au mien, me détaillant un instant du regard.
- Son nom? dit-il, la voix rauque.
- Elle ne l'a pas donné, mon colonel, lança un soldat.
Alderic ne dit rien. Il était plongé dans un autre monde qu'aucun d'entre nous n'aurait l'audace de pénétrer.
- Cependant, sa belle robe coûteuse pourrait nous faire une petite fortune. Nous ravitailler en nouvelles armes ne serait pas une mauvaise idée, proposa Robin.
Je baissai la tête en pensant à ma robe. C'était celle que mon père m'avait offerte lorsque j'avais eu mes dix-huit ans. Je me retins de laisser d'autres larmes couler, tremblante.
- Elle ne nous exige pas de lui redonner sa robe. Peut-être qu'elle n'est pas aristocrate. Il y a tellement de personnes qui jouent la comédie qu’on ne sait plus qui croire, de nos jours.
- Je le suis, tranchai-je durement, soudain envahie par la rage et la tristesse.
- Vous n'avez pas froid, Lady ? se moqua Robin.
- Peu importe. J'ai encore du chemin à faire, alors j'aimerais que l'on me détache, avec ou sans ma robe, répondis-je, le courage reprenant le contrôle de mes paroles.
Certains soldats rirent légèrement dans le fond du groupe, mais l'homme à la voix douce, lui, me regarda droit dans les yeux et demanda aimablement :
- Si vous ne pouvez nous donner votre nom, auriez-vous l'obligeance de nous dire où vous comptiez aller ?
- Au comté d'Agen. Le château de Sa Majesté est menacé, je suis la seule qui puisse le reprendre en... en main.
Je fermai un instant les yeux en me rendant compte de la bêtise que j’avais faite en prononçant cela. J'étais à peine crédible face à ces hommes, ils étaient tous certainement du même avis : un petit bout de femme comme moi ne pouvait régner sur un tel royaume. Je faisais peine à voir, personne n'allait m'accorder d'importance, et pourtant, il le fallait si nous voulions que la France fût remise sur pied. Parmi les rires des soldats, Alderic s'avança vers moi et planta son regard glacial dans le mien.
- Le comté d'Agen, vous dites?
- La lignée royale s'est éteinte, avouai-je en fuyant son regard, les joues rouges.
- Tous ? Même le roi et la reine?
Je tournai la tête vers lui, étonnée ; personne n'appelait Sa Majesté " le roi ". Pensant que son éducation était la cause d’autant d’ignorance, j'acquiesçai en silence sous l'expression de marbre du colonel. Il finit par se lever lentement, me contourna et sortit un couteau de sa poche. Fiévreuse, je restais immobile malgré les questions qui me travaillaient en suivant des yeux la lame qui s’approchait dangereusement de moi. Il n'allait tout de même pas me poignarder ? D'un geste bref, Alderic attrapa de ses grandes paumes vigoureuses mes mains nouées et me détacha enfin. Libre comme l'air, je me laissais glisser contre l'écorce tandis que le colonel s'éclipsait furtivement dans la forêt. Robin vint me trouver lorsque les soldats s'éparpillèrent dans le camp, la mine toujours aussi réprobatrice.
- Ça a dû lui faire un choc, votre déclaration, même s'il ne l'a pas montré. C'est toute sa famille qui a péri.
- Comment ? dis-je, interloquée.
- Vous ne l'avez donc point reconnu ? C'est Seigneur Alderic Larceroy, le cadet de la famille.
J'en fus toute retournée. Derrière Alderic, cet homme aux airs durs sautant par la fenêtre d'un train, se cachait en réalité un futur roi ? Moi qui m'étais faite une mauvaise opinion de cet homme à cause de l'avis de mon entourage, je connaissais désormais la raison de sa décision. Il était fait pour l'armée et nous protégeait jusqu'au bout, contrairement à ce que tout le monde contait autour de moi. Il n'était pas quelqu'un de lâche, et je m'en voulus aussitôt d'avoir été mauvaise langue à propos de ses agissements dans le passé. Après m’avoir indiqué la tente dans laquelle je pouvais me reposer, Robin s’éloigna vers le feu de camp autour duquel bavardaient joyeusement ses camarades. Je soupirai en me redressant, soudain soulagée. Si Seigneur Alderic était un Larceroy, alors je n'étais plus seule. La France avait un autre espoir. Cependant, après avoir longuement réfléchi, je me rendis à l’évidence que cela n'allait pas être facile de le convaincre de partir avec moi, étant donné qu’il avait déjà refusé le trône une première fois. J'allais devoir être forte.
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