Chapitre 7

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J'avais passé une affreuse nuit à mon retour au château. Baptiste, qui était le seul valet de pied qui nous était resté fidèle en continuant le service, m'avait soigneusement rasé, soigné et toiletté pour que je fusse confortablement installé dans le lit de l'ancienne chambre de mes parents. Cela ne fonctionna pas.
Dans cette pièce avait eu lieu des horreurs impensables qui me déchiraient, des souvenirs douloureux gravés dans la toile de magnifiques tableaux accrochés au mur, aggravant ma lutte contre l’effroi. Après m'être réveillé un bon nombre de fois en sursaut, transpirant et le cœur palpitant, je n'avais pu m'empêcher de craquer une multitude d’allumettes pour bien me convaincre que je n'étais pas en danger et que je pouvais dormir sur mes deux oreilles. J'étais hanté par la scène que je m'étais imaginée de l'assassinat de mes parents au beau milieu de la nuit, leur sang tachant les draps et leur cri d'épouvante résonnant dans le château entier. J'étais paralysé par la peur, le regret de ne pas avoir pu les protéger m'envahissant la bouche tel un goût acide impossible à chasser de ma langue.

Je m'étais enrôlé dans l'armée de force, l’effort acharné de mes parents pour m’y pousser n’excluant pas le fait qu’il était de mon devoir d’assurer la sécurité de ma famille. Ils n’avaient certes pas désiré me garder auprès d’eux, cependant, je m’étais décidé à les protéger des menaces lombardes jusqu’à ma propre mort, c'était instinctif chez moi. Malgré de nombreuses années de souffrance dans l’unique but de savoir ma famille en vie, j’avais été incapable de repousser nos ennemis pour la sauver, alors que ma vie entière n’avait été destinée qu'à cela. Cette tâche qui m'avait tant été vitale avait été réduite à un pur échec. J'avais échoué. Le cœur lourd, je laissai Baptiste m'enfiler une veste noire splendide boutonnée d'argent, puis je descendis les longs escaliers du château tapissés de rouge et d'or, peu habitué à ce genre de matinée.

- Si Son Altesse l’ignore encore, je me dois de l'informer de l'arrivée de Monsieur et Madame d'Argillères, m'annonça Balthes, le majordome. Ils ne vont pas tarder.

Je l'observai un instant, l'œil plissé. Ce bon vieux Balthes n'avait pas changé ; je reconnaissais en ses traits la bienveillance qui l'avait toujours caractérisé. Sa petite taille et sa longue moustache grise n'avaient pas changées au cours du temps ; j'en vins à penser que ce brave homme resterait à jamais éternel dans ce château dont il connaissait les moindres recoins.

- Très bien, dis-je simplement.

Balthes hésita un instant, puis, avant de se retirer, m'adressa un bref sourire.

- Je ne suis pas mécontent de revoir Son Altesse Royale. Nous étions au comble du désespoir.

Je fis un bref signe de tête pour le remercier, croisai les mains derrière mon dos puis m'avançai jusqu'à la porte grande ouverte. Un vent tiède m'accueillit en ébouriffant les quelques mèches de cheveux sortant de mon chapeau aux couleurs ternes, et lorsque je penchai la tête pour mieux voir l'allée de graviers, j'aperçus au loin le véhicule luxueux à quatre roues qu'était le carrosse de mes grands-parents maternels. Il s'avançait sous les arbres secoués par le vent, tiré par de magnifiques chevaux blancs trottant à la hâte de pouvoir rentrer au chaud à l'écurie. Aussitôt, les domestiques se précipitèrent dehors pour se mettre en ligne, et je pus constater du coin de l'œil que la jeune aristocrate que j'avais sauvée se tenait près d'eux. Elle n'était certes plus en belle tenue, sans aucune dignité, cependant, je la trouvais toujours aussi éblouissante et noble, quelque fût l'habit qu'elle portât. J'espérais sincèrement avoir fait le bon choix pour elle. Moi qui ne me souciais guère de l'avenir des personnes que je rencontrais, celle-ci me préoccupait. Si je n'avais pas réussi à protéger ma famille, alors je devais au moins faire l'effort de garder cette femme en sécurité.

- Alderic...

Ma grand-mère sortit avec lenteur, le visage défiguré par le chagrin et le deuil. Elle qui avait toujours eu l'air d'être une grande dame au chapeau à longues plumes, forte et insurmontable, ma surprise fut grande en la retrouvant frêle et brisée. Elle me pressa contre elle dès qu'elle fut hors du carrosse, son souffle rapide m'indiquant que le fait de me revoir ravivait la flamme de sa tristesse. Une larme coula sur mon épaule, alors je resserrai mon étreinte pour m’empêcher de me laisser aller. Mon grand-père sortit à son tour, un léger sourire aux lèvres traversant son expression froide. Il tapota la roue du transport de sa longue canne pour lui faire signe de partir, puis se tourna vers moi.

- Mon petit fils. Cela fait bien longtemps que je ne t'ai pas vu.

- Bon-papa, le saluai-je d'un signe de tête tout en m'écartant doucement de ma grand-mère.

- Comme tu as changé, murmura celle-ci en posant ses mains gantées de velours sur mon visage égratigné.

- La guerre change les hommes, soupira mon grand-père en arrivant près de nous. J'ignorais que tu avais pris la décision de t'en passer.

- Je suis peut-être solitaire, mais pas cruel, lui rappelai-je sèchement, blessé. Ils n'auraient pas dû mourir.

- En effet. Nous vivons une bien triste période, mon cher. Toute la famille... ajouta-t-il, les yeux dans le vide.

Ma grand-mère étouffa un sanglot et baissa la tête un instant. Nous y étions enfin, la scène que j'avais tant redoutée de mes aïeuls plongés dans le désespoir s’animant lentement devant mes yeux ; moi qui les connaissais à peine, je me devais de les soutenir dans cette épreuve, la peine me gonflant le cœur bien plus qu'ils ne pouvaient le penser.

- Rentrons, le déjeuner nous attend, marmonnai-je. Balthes vous débarrassera de vos manteaux.

Ils acquiescèrent et, sans se faire prier, ils s'engouffrèrent dans la maison que les domestiques avaient essayé de rendre chaleureuse malgré le dernier drame passé. Je les suivis sur leurs talons, exténué par la pénible journée qui s'annonçait. D'un mouvement rapide, je passai devant la jeune aristocrate qui m'encourageait de son regard vert flamboyant, ses mains entremêlées sur son tablier immaculé. Elle était vraiment jolie, mais je me rappelai que mon devoir visait à me concentrer sur des affaires plus attrayantes que la beauté d’une prétendue domestique. Cette aristocrate aux airs doux m'intriguait sans doute plus que je n'osais l'admettre. J'entendis dans mon dos Madame Bessière, la gouvernante, qui lui intimait de se remettre au travail au lieu de faire les yeux doux.

- Oui, madame Bessière, s'empressa de répondre la jeune fille.

Et elle disparut. Je me demandais ce que pouvait être la vie de domestiques, au sous-sol, surtout quand on ne la connaissait pas. L'esprit ailleurs, je m'installai auprès de mes grands-parents à la grande table de la salle à manger, la trouvant bien trop vide à mon goût. Il y manquait mes deux frères, Lucille, mes parents, les cousins, les oncles, les tantes, et l'écho de notre silence qui remplaçait les festivités d'autrefois me glaçai aussitôt le sang.

Jamais je n'allais m'y faire. La nostalgie m'habitait avec tant de puissance que je savais qu'elle était désormais ancrée en moi. Elle n'était pas prête de m'abandonner, c'était certain.

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