Chapitre 9

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Une certaine morosité se dégageait de mon cœur à des kilomètres à la ronde. Personne ne la voyait, personne ne la sentait, je l'emprisonnais de sorte à ce qu'elle ne touchât que moi. C'était dans les interminables couloirs royaux dès l'aube qu'elle surgissait, me collant à la peau pour s'ancrer dans mes veines battantes jusqu'aux larmes que je retenais. Cette garce omnipotente agissait sur moi au point de faire déborder peu à peu, silencieusement et avec supplice, cette lourde boule empoisonnée d’affliction logée au sein de ma poitrine. J'étouffais. Je n'avais aucune force, aucun recours, seulement des personnages acteurs d'une vie cruellement dure autour de moi et inconscients de la chance qu'ils avaient d'être entourés. Je les enviais. Envoyer des signaux de détresse était bien plus difficile que je ne le pensais ; dans un élan qui me prenait, sur le moment, prêt à tout dévoiler, à dévoiler mes émotions auprès de quelqu'un, mais ma conscience m'arrêtait, laissant en suspend toute tentative de me lamenter.

J'étais un ancien colonel, abandonné par ma famille jusqu'à me sacrifier au combat, l'amour que je lui avais porté avec dévouement ne s’étant jamais révélé réciproque, n'était-ce que pour servir de pion au système monarchique qu’elle vénérait. J'étais fort, guerrier et prêt à tout affronter après les épouvantables souvenirs de guerre qui m'étouffaient. Du moins, c'était l'étiquette que l'on m'avait collée. Le Bon Dieu m'avait délaissé sur le terrain, ma confiance en Lui s’était brisée, entraînant avec elle ma foi qui s’était évaporée telle une balle de fusil perdue à jamais. Je n'avais plus aucun espoir, plus de raison d'être ni d'aimer. Il n'y avait plus rien en moi, seulement la désolation d'être déchiré et d'être désagréable avec le monde entier. Mon âme était noire, d'une noirceur mauvaise emplie de peur, me grignotant jusqu'à raviver les images de bombardements et de cadavres ensanglantés dans ma tête.

Alors que je noyais mon chagrin dans l'arc et les flèches de ma courte enfance, un grognement d'orage retentit au loin. Un immense nuage foncé s'étalait peu à peu de toute sa surface au dessus de moi, apportant soudainement des bourrasques dévalant les vallées à toute vitesse. Je me remis en position tout en ignorant les conditions météorologiques et visai. L'œil plissé, concentré, je tirai. La flèche, dans une parfaite lancée, atteignit sans mal le centre de la cible au loin, suscitant une sensation de satisfaction en moi pendant un court instant.

- Aussi précis que ton père. Je te félicite, mon enfant.

En me retournant, je pus voir ma grand-mère avancer vers moi, les yeux embués et vêtue d'une longue robe noire. Elle avait une allure époustouflante. Je me contentai de la saluer d'un signe de tête en remettant une flèche sur le fil de mon arc.

- Veuillez m'excuser pour ma tenue, grommelai-je, je n'avais pas prévu que l'on vienne me voir.

Ma grand-mère scruta mes habits classiques, de la veste marron jusqu'au pantalon trop large que je portais, à la fois déçue et fatiguée de me rappeler à travers ses pensées que je devais porter du noir. Mais je n'avais pas le cœur à cela, surtout quand je pouvais m'aérer l'esprit quelques minutes. J'étais sûrement irrespectueux, ou peut-être cassais-je les codes des traditions aux yeux de mes grands-parents, mais la mort des nobles du pays ne reposait pas seulement sur de l'habillage en noir. Il reposait sur l'action, sur la guerre que j'étais censé mener ; elle allait arriver, et je ne pouvais rien faire, seulement souffrir de tristesse dans un château trop grand pour moi en raison de la fâcheuse manie qu’avaient mes grands-parents à surveiller mes moindres faits et gestes. Je ne pouvais plus faire marche arrière, seulement m'enfuir au campement, mais ce serait trahir Amicie et la laisser seule. Rien qu'en pensant à cette jeune aristocrate, une douleur vive me pinça le cœur ; elle me faisait penser à Lucile, quelquefois, et c'était en particulier son décès qui m'accablait. Elle qui avait été si jeune, ambitieuse et respectable, c’était à se demander si personne ne l’avait détestée. J'avais secrètement voué une passion à cette défunte dame pendant de nombreuses années, et le fait de la savoir bientôt enterrée dans une tombe me rendait fou. Exaspéré par ma grand-mère qui m'observait, je la laissais me détailler jusqu'à ce que ses yeux s'arrêtassent sur mon bandeau noir autour du bras. Il était mon poids, me rappelant sans cesse ma période de deuil. Je suivis son regard, haussai les épaules et me concentrai sur ma cible.

- Tu es incorrigible, commenta-t-elle.

- Que me voulez-vous? grondai-je.

- Un peu de ta présence. Et de soutien, aussi, si c'est possible.

- Je...

J'ouvris mon deuxième œil qui était fermé pour viser ma cible, réfléchis un moment puis répondis :

- Être seul me convient parfaitement.

- Justement. Nous, nous sommes là, tu ne peux pas affronter cela tout seul, mon garçon...

- Cessez de vous comporter comme si vous étiez ma mère ! tonnai-je, brusqué par tant de tendresse.

Je n'avais pas besoin d'être dorloté. La réalité était telle qu'elle était, j'étais parfaitement en état de décider la façon dont je voulais vivre mon deuil. Mon aïeule ne devait pas se sentir obligée d'être compatissante avec moi. Personne ne le devait.

- Depuis que tu as la guerre dans le sang, tu es bien plus sur les nerfs, et j'en suis terriblement désolée, murmura-t-elle, sa voix se brisant dans le sifflement du vent. Tu étais un petit garçon si doux.

- C'était à père et à mère qu'il aurait fallu dire ça.

- Sauf qu'ils sont morts, Alderic, et tu refuses de les pleurer ! Je sais que cela t'atteint, garder toute cette tristesse pour toi n'est en aucun cas bon pour ton bien-être. Pas bon du tout, se désola-t-elle en secouant la tête.

Un éclair traversa le ciel. Tout s'était assombri, et je pouvais distinguer la pluie au loin. En soupirant, je me retournai vers la comtesse et déposai mon arc au sol.

- On se revoit pour le dîner, l'ignorai-je pour clore la conversation, le ton sec.

Je savais que je la blessais. J'en étais conscient, l'image que je donnais de moi-même était inacceptable, j'en avais terriblement honte ; cependant, je ne pouvais faire autrement pour me protéger. Être froid pour éloigner le plus de monde possible était probablement la meilleure chose à faire pour m'éviter de révéler qui j'étais vraiment. C'était surtout cela qui m'angoissait réellement, en fin de compte ; la guerre avait fait de moi un homme effrayant et hypocrite. Jamais je ne devais me démasquer, garder mes propres démons au plus profond de moi était un des choix les plus raisonnables.

* * *
L'orage tonnait continuellement dans le comté, faisant vibrer le sol en pierre du château et éclairant les fenêtres opaques de ses éclairs foudroyants. Je n'arrivais pas à fermer l'œil suite au cauchemar qui venait de me réveiller brutalement, suant et tremblant. La solitude dans un si grand espace me faisait délirer ; des souvenirs jaillissaient, je me sentais terriblement isolé et mal en point. Finalement décidé, je lançai mes pieds hors du lit et je pris une chandelle avec moi.

J'en étais peu fier, seulement, j'avais bu presque toute la soirée ; je me noyais dans l'alcool, perdu plus que jamais. Il était mon seul réconfort en ces temps difficiles. En levant péniblement la tête vers les fenêtres dans les couloirs, le nez rouge et les vertiges me prenant vivement, je remarquai que d'énormes gouttes d’eau s'écrasaient contre les vitres. Le vent soufflait si fort derrière celles-ci que j'imaginais déjà les dégâts dans les jardins. La lumière de ma chandelle éclairant à peine mon visage et les murs décorés de tableaux de mes ancêtres en peinture, j'avançais nonchalamment, retenant mes peines au fond de mon cœur. Qu'il était dur d'être impuissant, guetteur des moindres attaques et d'être terrassé par la mélancolie, d'être le prochain roi sur la liste destiné à mourir. En tournant dans un coin, des sanglots parvinrent à mes oreilles malgré le bruit du soufflement des bourrasques et des détonations de l'orage. Avec surprise, j'aperçus au loin une jeune servante, le visage dans les mains tant elle pleurait et une bougie sur le point de s'éteindre déposée sur le rebord d'une fenêtre à laquelle elle s'était accoudée. Lorsqu’elle tourna la tête vers moi en essuyant rapidement ses larmes, je reconnus aussitôt ma rescapée. Le visage enfantin d'Amicie était rougi par les larmes, les quelques faisceaux de lumière éblouissaient ses yeux bouffis et se répandaient dans ses cheveux défaits. Ils étaient terriblement longs, si longs que jamais auparavant je n'aurais pu le découvrir dans ses chignons bien faits et tirés vers l'arrière.

- S-son Altesse, balbutia-t-elle en s'inclinant. Si elle avait la bonté de m'excuser pour ces larmes ridicules qu'elle vient de voir, je devrais être au lit depuis longtemps, déjà.

Je soupirai en glissant un pouce dans la poche de mon pantalon de nuit, la flamme de ma chandelle éclairant ma mine harassée.

- Vous n’avez pas à vous en faire. C'est ce mauvais temps qui le veut.

Amicie frissonna.

- Il est vrai que cet orage n'est pas le meilleur moyen pour m'aider à dormir, murmura-t-elle.

Je m'approchai d'elle, posai ma chandelle et m'accoudai aux côtés de l'ancienne fille de duchesse, face à la pluie qui battait à la fenêtre. Les arbres se balançaient d’une violence affolante, et la nuit se faisait noire comme le néant. Je me surpris à frémir, moi aussi, peu rassuré par cette ambiance obscure. Amicie passa une nouvelle fois une main sur ses yeux, reniflant doucement.

- Manquent-ils à Son Altesse ? chuchota-t-elle tout en fixant le paysage devant nous. Sans être indiscrète, bien-sûr...

Je déglutis puis, sous l'effet du sommeil et des derniers pigments d'alcool dans le sang, je répondis avec impulsion :

- Affreusement.

Amicie fut stupéfaite de m'entendre me confier.

- Pourtant, le reste de la journée, Sa Seigneurie ne le montre à personne.

- La nuit, on peut dire toutes sortes de choses, fis-je, pensif. Et étrangement, c'est plus facile avec vous.

- Seulement avec moi ? demanda-t-elle timidement.

Je tournai la tête vers son visage de profil absorbé par le spectacle de l'orage à la fenêtre, scrutant ses yeux verts emplis de larmes qu'elle ne cherchait plus à chasser. Je finis par murmurer :

- Oui.

Elle entrouvrit les lèvres, pivota vers moi avec incompréhension puis ébaucha un petit sourire.

- J'en suis heureuse. Cela veut-il dire qu'il est possible que nous devenions amis, un jour ?

Je hochai la tête sans pour autant lui rendre son sourire, le cœur allégé.

- Pourquoi pas. Ce peut être ce jour-ci. Ou demain. Tant que vous ne pensez pas que je cherche à m'approcher de vous pour quelque chose de plus intéressé.

Je ne voulais pas lui faire de faux espoirs. Cette jeune fille m'intéressait fortement, mais c'était en particulier pour l'éloquence et la tendresse dont elle faisait preuve. Elle était unique, j'en étais certain, j'étais tout de suite tombé sous le charme de la gentillesse dont elle témoignait. Être en sa présence me soulageait de tout ce que j'avais pu endurer Piqué par la curiosité, je brûlais d’envie d'en savoir plus sur elle pour comprendre ce mystère qui me poussait à être obnubilé par sa façon d’être, c'était plus fort que moi. Avait-elle de charmantes occupations ? Avait-elle été heureuse avec sa famille, jadis ? Était-elle chamboulée d'avoir perdu sa fonction d'aristocrate? Je n'avais jamais connu l'amour, ne fût-ce que pour Lucile qui, selon moi, n'avait été qu'une simple attache frivole lors de mon adolescence, d'autant que je ne maîtrisais pas cet art délicat qu’on appelait l’amour. Mon instinct me dictait seulement de défendre Amicie quoi qu'il en coûtât et de la connaître en personne.

- Juste de l'amitié. Cela me convient, dit-elle à voix basse en passant une manche sur ses joues humides.

Le bruit de la pluie étouffa ses paroles, et un long silence s'ensuivit. Voyant que nos lumières étaient mal en point, je demandai précipitamment :

- Vous manquent-ils, à vous?

- Plus que tout. J'en suis détruite, articula-t-elle. C'est pour cette raison que j'ai pris le train après m'être retirée de mon domaine, il fallait que j'aille au château.

- Avez-vous encore quelques séquelles de l'accident de train?

- Pas vraiment. Je ne sais par quel miracle, seules des blessures qui cicatrisent encore en sont les dommages. Et pour Son Altesse ?

Elle accordait pleine d’attention à cette question, car pour la première fois, elle avait planté son regard dans le mien. Jamais je n'avais vu autant d'optimisme et de gaieté dans deux seules et mêmes prunelles. D'un geste fébrile, je descendis la manche de ma chemise au niveau de mon épaule pour lui montrer mon bandage.

- J'ai boité pendant quelques jours, quand vous êtes évanouie. Et ce bandage là est un cadeau des Lombards.

Amicie se pinça les lèvres.

- C'est bien fâcheux.

- Mais comme vous dites, nous avons eu de la chance. Cela ne tardera pas à partir.

- Je l'espère.

Elle esquissa à nouveau un demi-sourire, prit sa chandelle au creux de ses mains et fit une révérence gracieuse. En la regardant partir lestement, une question jaillit de mon esprit.

- Amicie ? hésitai-je.

Elle se tourna vers moi et pencha légèrement la tête sur le côté, l'air interrogateur.

- Croyez-vous aux miracles ? demandai-je.

Après une réflexion qui sembla durer une éternité, elle parvint enfin à me donner une réponse.

- Il le faut, dit-elle avec assurance. Son Altesse Royale ne peut vivre sans espérance, sans cela, tout serait déjà perdu d'avance. Qu'est-ce que l'on y perd, après tout, de placer un peu d'espoir en notre cœur ? Les miracles sont toujours possibles. Toujours.

Sur ces mots, elle regagna sa chambre, sa longue chemise de nuit qui traînait derrière elle s'évaporant en même temps que la lumière de sa lampe. Dubitatif, après être resté dans le couloir avec un air béat, je m'en allai à mon tour pour tenter de me rendormir sur les dernières paroles de cette jeune femme pleine de surprises.

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