Chapitre 18

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J’avais tressé mes cheveux en couronne de nattes, aujourd'hui, seule, sans l'aide de Louise. J'étais satisfaite du résultat. Il m'était désormais moins difficile de me coiffer comme je le désirais et d'être un peu plus présentable lors de mon service. Je traversais la grande salle qui servait d’entrée au château avec un plateau sous le bras, revenant du petit salon dans lequel Monsieur et Madame m'avaient sonnée afin de prendre leur thé de quatre heures. J'observais l'immense pièce arrangée par Emma et Domitille qui l'avaient soigneusement enjolivée tout au long de la matinée de guirlandes d'or et de diverses décorations de noël. Le splendide mois de décembre était arrivé bien plus vite que nous tous, humbles domestiques du sous-sol, ne l'avions imaginé. Notre mois de novembre avait été éprouvant ; rendre agréable l'ambiance sinistre qu'avaient laissé les défunts Larceroy derrière eux n'avait pas été une tâche facile, et la tristesse du comte et de la comtesse ne s'était pas évaporée comme nous l'avions espéré, nous obligeant à les combler du mieux que nous l'avions pu en leur rendant les services les plus pénibles qu'ils avaient pu ordonner. Je soupirais en y repensant, la mèche brune qui dépassait de ma coiffe s'envolant lourdement au-dessus de mon front. Heureusement que Sire Alderic avait été présent lors de cette période de deuil, il m'avait aidée à m’accoutumer à ma nouvelle vie. Cela faisait quelques temps déjà, et même si j'avais pensé que je mourrais de chagrin, la plaie s'était doucement refermée, laissant place à une cicatrice marquant à vie le vide qui pesait en moi depuis la mort de mes proches. Sire Alderic laissait, quant à lui, cette même blessure se dégrader en son for intérieur sans jamais tenter de la panser. Ma compagnie et mon amitié étaient censées l'aider tout comme il m'avait aidée dans mes difficultés. Du moins, c’était ce que j'espérais.

En descendant les escaliers qui menaient au sous-sol, je croisai Ernest, le nouveau valet de chambre arrivé quelques jours plus tôt afin de soulager Baptiste de ses multiples tâches. Du type élancé, jeune, au visage ovale plutôt pâle et aux cheveux en épis blonds clairs, il avait le caractère franc et me paraissait droit et juste. Ses yeux bleus perçants observaient les moindres détails ; rien ne lui échappait.

- Bonjour, Amicie, dit-il en arrivant à ma hauteur avec un signe de tête cordial.

- Ernest, répondis-je en souriant. Avez-vous apporté la veste tâchée de Monsieur le Comte à la blanchisserie ?

Monsieur le Comte était sans valet de chambre depuis son arrivée au château compte tenu de son voyage qui n'avait pu se faire avec son ancien valet, trop attaché à la Russie pour le suivre en France. De même pour Madame la Comtesse, cependant, celle-ci avait tout de suite été placée entre les mains d'Emma qui s'occupait d'elle comme il se devait. Ernest était en quelques sortes un sauveur pour nous.

- Elle est déjà propre, je m'en suis occupé, m'annonça-t-il.

- V-vraiment ? fis-je, étonnée. Mais j'aurais pu le faire...

- J'ai remarqué que vous étiez occupée. Ne vous en faites pas, j'avais un peu de temps à perdre.

C'était la première fois que quelqu'un dans le service se souciait de moi, mis à part monsieur Balthes, Louise et madame Champon qui me soutenaient moralement. Toujours stupéfaite, je m'inclinai légèrement et le remerciai avec un petit sourire.

- C'était un plaisir, dit-il. Bon, j'y vais, il faut que je m'occupe de cirer ses chaussures, il va se balader dans une heure.

Et il partit aussi vite qu'il fut arrivé. Toute retournée, la tête dans les nuages, je me rendis dans la cuisine afin de terminer de trier les légumes que j'étais allée chercher au potager dans la matinée. Madame Champon les voulait rincés, coupés et séparés, et elle n'allait pas tarder à préparer le repas, je ne pouvais donc pas me permettre de traîner un instant de plus. Seulement, en arrivant face au plan de travail, j'aperçus Charles, le valet de pied qui avait également été embauché dans la semaine. Il était tout le contraire d'Ernest : brusque, mesquin, désagréable, l'air malhonnête et railleur, il ne pouvait jamais s'empêcher de faire des coups en douce pour gâcher nos journées. Je ne savais pas pourquoi, mais il l'était essentiellement avec moi.

- Amicie ? m'appela-t-il.

Je déposai mon plateau sur la table puis enfilai mon tablier en l'ignorant, les lèvres pincées.

- Amicie, insista-t-il.

Je finis par me retourner en inspirant profondément.

- J’ai des choses à faire, déclairai-je.

Il s'approcha de l'immense vaisselier au fond de la pièce, une main sur la vitre.

- Je crois que ce meuble est cher aux yeux de monsieur Balthes… que dirait-il si le contenu en était renversé ?

- Pourquoi faire une chose aussi ridicule ? répondis-je, les sourcils froncés.

Son comportement puéril m'inquiétait. J'avais un mauvais pré-sentiment. Charles fit mine de réfléchir, me regarda droit dans les yeux puis, l'air solennel, il déclara :

- Disons que je m'ennuie. Voyez-vous, être valet de pied me lasse. Et quand je m'ennuie, je peux faire toutes sortes de choses.

- Arrêtez cela tout de suite, dis-je en le voyant ouvrir le vaisselier, le souffle coupé.

- La gentille petite Amicie. Vous êtes aimée, ici, n'est-ce pas ? gronda-t-il, un sourire moqueur. Je déteste voir les saintes nitouches récolter l'attention des autres alors qu'elles cachent une vraie diablesse en elles, en particulier celle de Sa Majesté. Vous n’êtes peut-être pas celle que vous prétendez être.

- Vous m'espionnez ? m'exclamai-je en m'avançant vers lui, irritée.

- Vous voulez rire ? Tout le monde vous voit ! Un jour, vous serez pendue pour avoir autant de familiarité avec Sa Seigneurie. Les roturières n'ont pas leur place auprès d’elle.

- Je...

Je ne pouvais pas me défendre. Les bras tremblants, je murmurai :

- Peu importe. Retournez travailler, Charles, ou vous aurez des ennuis.

- Celle qui aura des ennuis, ce sera vous, ma chère. Un pas de plus et je renverse le vaisselier.

- Vous n'êtes pas censé, grommelai-je, ne croyant pas une seule seconde à cette menace.

La première fois que Charles avait posé les yeux sur moi, il m'avait lancé un regard assassin que jamais je n'aurais pu oublier. Depuis ce jour-là, je ne m'étais jamais entendue avec lui. Il était le genre de personne qui choisissait qui détester ou apprécier avant même d'avoir l'occasion de faire connaissance.

- On vous reproche souvent votre maladresse, je me trompe ? L'argentier sera la preuve d'autant d'imprudence de votre part. Je ne suis que le nouveau valet, inconnu et serviable. Personne ne songera à moi en voyant le désastre.

J'en avais assez. Les poings serrés, telle une mère étant sur le point de réprimander son enfant, je m'approchai de lui afin de l'empêcher de commettre l'irréparable, mais au dernier moment, Charles décrocha l'armoire du mur avec force et donna un coup de pied dans le dos du meuble. En un long grincement, l'armoire vacilla vers l'avant et j'eus tout juste le temps de reculer avant qu'elle ne s'écroulât pesamment dans un fracas assourdissant. Des bouts de verres tranchants explosèrent en mille morceaux sur le sol et virevoltèrent dans tous les sens, c’était d’une telle violence que malgré mes coudes placés devant mon visage, le verre vint s'incruster dans ma peau. Je tombais sur les genoux une fois le carnage terminé tandis que la voix de la gouvernante résonnait en haut de l'escalier.

- QUE SE PASSE-T-IL ICI ?

Je passai mes mains parmi les objets coupants, n'en croyant pas mes yeux.

- Non... non... m'étranglai-je, désemparée.

Charles avait déjà disparu. Je n'arrivais pas à prendre conscience des événements. Écorchée, les mains pleines de sang, je restais à genoux en contemplant les éclats de cristaux qui n'étaient désormais plus d'aucune utilité.

- Petite sotte ! hurla madame Bessière en déboulant dans la cuisine. Maladroite, imbécile !

Aucun son ne sortait de ma bouche. J'étais paralysée. Madame Bessière me pinça l'oreille sans que je ne m'y attendisse, me força à me relever et me traîna derrière elle ; les jambes flageolantes, je la suivais en gémissant de douleur tant elle me tirait l'oreille.

- Comment avez-vous pu ? cria-t-elle, folle de rage. C'est toute la vaisselle du château ! Elle était précieuse ! Votre châtiment sera sévère, je vous l'assure ! Nous allons voir ce qu'en dira Sire Larceroy !

- Je n'ai rien fait ! hurlai-je en retour, à moitié penchée sur le côté.

- N'essayez pas de vous payer ma tête, petite idiote !

Il m'était impossible de me défendre. Elle m'avait pris sur le fait, je ne pouvais lui en vouloir. Nous montâmes les longs escaliers qui menaient aux appartements de Sire Alderic, puis nous dirigeâmes vers son bureau.

- Il doit être en plein travail. Quelle tête il fera lorsqu'il apprendra la raison de notre irruption ! Il sera dérangé en apprenant votre comportement ! Comment peut-on renverser autant de couverts ? Quelle cruche ! C'était tout un héritage ! Nous n'aurons plus rien pour servir le dîner !

Je me retenais de m'échapper en courant, peinée d'être injustement traitée. Je comprenais parfaitement que ce vaisselier représentait beaucoup ; Sire Alderic allait probablement être déçu, cela était certain. Madame Bessière lâcha mon oreille lorsque nous arrivâmes, et je pus enfin essuyer mes mains rouges dans mon tablier. La gouvernante frappa à la porte une première fois, mais personne ne répondit. Inquiète, j'attendis qu'elle le refît, mais le silence perdura toujours. Elle se résigna à ouvrir la porte pour voir ce qu'il s'y passait, et telle fut notre surprise en apercevant le roi endormi sur la table, la joue posée dans un fouillis de feuilles de papier. Je ne pus m'empêcher d'être soulagée ; il avait l'air à la fois si paisible dans son sommeil et écrasé par la fatigue, je pouvais parier qu'il avait travaillé toute la nuit. Une pile de lettres était déposée sur son bureau, toutes enveloppées et scellées.

- Ne dérangeons pas Sa Majesté plus longtemps, murmura madame Bessière, étonnée de le voir dans un tel état d'épuisement.

En nous retournant, un mouvement derrière nous nous arrêta dans notre démarche. Sire Alderic relevait la tête, les sourcils froncés.

- Amicie ? marmonna-t-il.

Son regard se posa sur mon tablier. Il cacha sa stupeur, chassa brusquement ses papiers, se leva le plus dignement possible et s'approcha de nous avec intrigue.

- Est-ce que tout va bien ? demanda-t-il à madame Bessière, les bras croisés dans le dos.

Nous nous inclinâmes face à lui, honteuses.

- Je suis au regret de vous annoncer que cette incapable a renversé tout le magnifique service de Sa Majesté.

- Mon... quoi?

Sire Alderic était perdu. Je me retins de rire de la situation ; lui qui était censé être dérangé par de telles "sottises", nous l'avions trouvé endormi, et en plus de cela, aucunement au courant des biens dont il avait hérité.

- Vous savez bien, expliqua madame Bessière, prise au dépourvu. Votre vaisselle...

- Ah, fit-il, oui, c'est bien fâcheux.

Je voyais à son air qu'il ne comprenait toujours pas.

- Je répète que je n'y suis pour rien, grinçai-je, embêtée.

- Ne parle pas ainsi devant Sa Majesté, Amicie ! s'exclama la gouvernante en me prenant à nouveau par l'oreille. Que Sa Majesté notre roi nous excuse, la pauvre petite est jeune et impertinente.

Je serrais les dents, la douleur me montant à la tête. J'attendais la réaction de Sire Alderic avec impatience.

- En attendant, elle est blessée, répondit-il, l'air mécontent. Veuillez-nous laisser, madame Bessière, je trouverai le châtiment nécessaire qu'il faudra lui infliger.

Surprise, la gouvernante finit par acquiescer, puis sortit par la porte en marmonnant toutes sortes d'injures à mon égard. Lorsqu'elle fut partie, Sire Alderic prit mes mains et les examina.

- Qui a fait cela ?

Face à mon mutisme, il se dirigea vers son bureau et sortit des tiroirs quelques bandages. Je haussai un sourcil, les bras croisés.

- J'en ai toujours sur moi, ajouta-t-il en revenant vers moi.

Il les appliqua autour de mes mains, ses mouvements étant minutieux et lents, comme s'il avait peur de me faire du mal. Je ne pus m'empêcher de sourire face à cette situation, amusée.

- Qu'est-ce qui vous fait rire ? marmonna-t-il.

- Il y a un mois déjà, c'était moi qui vous soignais.

Il leva les yeux vers moi, amusé à son tour.

- Allez-vous me dire qui est le coupable qui a brisé ma belle argenterie ? Ou est-ce réellement vous qui comptiez détruire mon superbe héritage ?

- Vous ne vous en souciez pas une seconde ! m'indignai-je.

- C'est vrai.

- Plus sérieusement. Il y a un... un valet qui ne m'apprécie pas beaucoup.

Sire Alderic s’arrêta net dans ses soins et leva les yeux vers moi, les traits de son visage se durcissant et son regard se métamorphosant en une lueur glaciale.

- Au point de vous faire subir cela ? Qui est-ce ? gronda-t-il.

Je me mordis la joue, ennuyée. L'agissement de Charles était inexplicable. Au moment où j'allais le dénoncer, la porte s'ouvrit à la volée et une troupe de soldats fit irruption dans le bureau.

- Les valets d'arme, marmonna le roi à mon oreille. J'ignore ce qu'ils font là.

- Sire ! Un étranger est venu vous faire passer un message pendant que nous gardions le château.

- Je vous écoute.

Les valets d'arme, l'air gêné, restèrent silencieux. L'un d'entre eux ajouta :

- En privé, Sire.

Je sentis mes joues virer instantanément au rouge. Dans un flot d'excuses, je saluai Sire Alderic en soulevant les pans de ma robe puis, sous son air méfiant, je sortis de la pièce sans dire un mot.

* * *

Je me précipitai dans les escaliers après avoir entendu le gong, prête à m'engouffrer dans la salle commune pour dîner. La nuit était tombée depuis longtemps déjà, et notre service était enfin terminé.

- Bien, déclara monsieur Balthes. Nous pouvons passer à table.

Je tirais ma chaise pour me joindre au repas, seulement, madame Bessière m'arrêta.

- Non, Amicie, dit-elle sèchement. Pas temps que vous n'aurez pas fini de nettoyer les morceaux de verre.

Abasourdie, je compris qu'elle venait de m'ordonner sous les yeux ronds d'Ernest, madame Champon, Louise et Baptiste. Charles, lui, semblait prendre goût à ma terrible défaite.

- Mais j'ai à peine terminé de faire la moitié, cela va me prendre toute la nuit...

- Cela vous apprendra, me coupa-t-elle. Je ne sais comment Sa Majesté a pu être aussi clémente avec une petite garce de votre genre.

- Madame Bessière... gronda monsieur Balthes.

- Admettez que votre protégée a fait preuve d'imbécilité pure !

J'eus beau supplier le majordome du regard, celui-ci finit par baisser la tête, impuissant. Dans un élan de colère, je repoussai ma chaise et commençai à me diriger vers l'armoire renversée.

- Après, vous pourrez revenir prendre un morceau, lança madame Bessière.

- Du moins, ce qu'il restera du dîner ! compléta Domitille, cinglante.

Emma ricana, suivie de Charles. J'essayais de les ignorer, mais c'était plus fort que moi ; une larme coulant le long de ma joue, je la chassai avec amertume et m'agenouillai face à la charge de travail dont j'étais accusée d’être responsable.

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