2.2 Cassandra huit ans
État inconnu, An 3180
Deux ans que je vis chez Gwendoline. Je n'ai pas revu Maman. Je reste à l'intérieur à écouter les cours de mon instructrice. Je subis aussi quelques coups de fouet et de canne, bien plus que les gifles de Maman quand j'étais à la maison mais rien face aux Zêtas et reproducteurs.
Souvent, je dois m'entraîner sur eux au délicat art de la correction. Ça me dégoûte un peu de faire cela. Je n'ai pas le choix, sinon, c'est moi qui serais corrigée. Quand je le peux, je tape pas trop fort.
Aujourd'hui, j'ai voulu pour une fois simuler une fatigue du bras. Je ne recommencerai plus. Gwendoline m'a forcée à envoyer des décharges sur la pauvre Zêta, à l'aide de mon bracelet de gestion.
J'ai tenu bon mon sourire toute la journée, mais du soir, à l'abri, je pleure pendant des heures, dans l'obscurité de ma chambre. Au beau milieu de la nuit, j'entends du bruit. Quelqu'un rentre dans la pièce. Je retiens mes sanglots de peur de recevoir une punition de Gwendoline. Je distingue vite le jeune reproducteur qui regagne ses quartiers après avoir fait son devoir.
Il a cessé de protester et il est rentré dans le rang. Le mardi soir, il va donc accomplir son devoir de procréation auprès de Gwendoline qui ne parvient pas à tomber enceinte malgré des fécondations régulières cinq fois par semaine. C'est un drame pour elle. Douze ans qu'elle essaye sans résultat alors que Maman est tombée enceinte quasiment de suite et a fait trois filles.
Il m'a entendu pleurer en passant dans le couloir, je pense. Je le vois s'avancer dans la pénombre en tâtonnant. Il arrive au bord de mon lit et s'assoit. D'une main douce, il me touche les cheveux. Je ne comprends pas pourquoi il a ce geste doux envers moi. Sa caresse m'apaise et calme le flot de larmes. Je m'endors enfin.
Quelques jours plus tard, je me lève et en prenant mon petit-déjeuner, la Zêta me remet un courrier de Gwendoline qui m'informe de son départ en week-end chez Maman, me laissant seule au milieu de son domaine. Je dois gérer la maison durant quatre jours. Elle n'a pris personne avec elle et ne me donne aucune indication sur la nourriture ou les tâches qu'elle souhaite que je leur donne. Une liste de livres à lire et de devoirs à faire suit le reste du courrier bref et directif.
Je soupire. Je m'y attendais. Ce n'est pas la première fois que j'ai droit à ce genre de courrier. Au début, je paniquais. Maintenant, je sais que ce sont quelques jours de liberté pour peu que je fasse rapidement mes devoirs. En général, cela me prend un jour et après, je peux faire ce que je veux.
La maison est en joie. Je suis bien moins sévère que la Suprême. Chaque absence de Gwendoline est un moment de plaisir pour les habitants. Les Zêtas me font un sourire triste. Je pense qu'elles ont pitié de moi, laissée seule si souvent. Mon sort est mieux que le leur, mais je ne reçois pas d'affection et pour la fillette de six ans que j'étais, cela a été dur. Maintenant, je maîtrise mieux mes émotions et je pleure beaucoup moins.
Parmi mes devoirs, je dois aller faire des courses en ville. Des vêtements précieux sont au pressing et Gwendoline a reçu de nouvelles chaussures et sacs à main qu'il faut récupérer au maroquinier. Je n'arriverais pas à porter tout cela seule. Je demande donc à haute voix qui souhaite m'accompagner. Le jeune reproducteur se propose et j'accepte, trop heureuse de pouvoir l'interroger discrètement sur son geste étrange.
Nous nous rendons donc en ville. Je n'ose pas parler, ne sachant comment aborder le sujet. Nous marchons en silence pendant près d'une heure pour récupérer nos colis. Mes petites jambes finissent par fatiguer sur le chemin du retour et je rejoins un banc pour faire une pause. Le garçon s'agenouille au sol et commence à me masser les chevilles et les mollets à ma plus grande surprise.
— Pourquoi tu fais ça ?
— Tu as mal aux jambes. J'essaye de te soulager.
— Pourquoi ? Je suis une Alpha et tu détestes les Alphas, je le vois bien.
— Tu es une enfant. Peut-être un futur tyran certes. Mais aujourd'hui, tu es encore une fillette apeurée et seule.
— Tu veux m'attendrir ? Je n'ai aucun pouvoir pour améliorer ton sort.
— Non, me dit-il en riant. Je cherche à améliorer le tien de sort. Une enfant devrait recevoir de l'amour et non des gifles.
— Tu veux me donner de l'amour ?
— Dans un sens oui. Mais pas un truc contre nature, je te rassure. J'ai pitié de toi parfois quand je vois comment tu es traitée. J'aimerais être ton ami, ton grand frère secret. Quelqu'un avec qui tu pourrais parler librement sans peur.
— Gwendoline t'a demandé de me surveiller, c'est ça ?
— Non. Tu pourrais mourir dans un caniveau qu'elle s'en ficherait. Elle ne t'éduque que pour faire plaisir à ta mère. La Suprême tient beaucoup à ta mère. Un peu trop même. Des fois, je me pose des questions, je t'avoue.
— Elles sont amies.
— Oui, de très bonnes amies, ricane t'il.
Je ne vois pas où il veut en venir. Il semble savoir quelque chose que j'ignore. Ses mains sont douces et soulagent le début de crampe de mon mollet droit. Je le regarde faire en me posant des tonnes de questions.
Soudain, je réalise ce qu'il voulait dire quand il parlait d'amour contre nature et je rougis. Je n'ai pas pensé une seule seconde pouvoir attirer un mâle et encore moins qu'il puisse vouloir d'une fillette. Heureusement, ce n'est pas le cas de celui à mes pieds. J'ai encore tellement de choses à apprendre.
Nous finissons par nous remettre en route avec nos gros sacs et quand nous rentrons enfin, il me fait une bise sur le front en souriant. Je réfléchis tout le reste de la journée à ses propos. Ai-je le droit d'avoir un mâle pour ami ? Je sais que cela ne plaira pas à Gwendoline.
Toutefois, Maman laissait le géniteur de Clara jouer avec moi et Célia et s'occuper de nous comme le faisaient les mamans de certaines de nos amies d'école. Maman savait que Célia et moi aimions bien ce mâle et que lui aussi, vu qu'il prenait les coups pour nous. Elle n'a jamais cherché à stopper notre affection, et semblait même soulager qu'il s'occupe de nous. Alors, ce ne doit pas être interdit.
Ma sœur Célia va arriver dans deux mois avec deux autres fillettes Alphas. Il faut veiller à avoir tout l'équipement nécessaire. J'utilise ce prétexte pour prendre des nouvelles de Maman. Entendre sa voix me fait du bien. Maman me donne les consignes pour acheter les lits, bureaux et autres fournitures pour les trois filles sans que Gwendoline ne bronche.
Je comprends soudain que c'est Maman qui décide et Gwendoline exécute. Elle est Suprême, cela devrait être l'inverse. Peu importe. Maman est beaucoup plus précise dans ses indications. J'apprends que les deux femmes sont parties à la campagne, confiant mes deux sœurs aux Zêtas. Le jeune reproducteur a raison. L'amitié entre Maman et Gwendoline est bizarre, je n'avais jamais fait attention.
Durant les deux mois avant l'arrivée des trois fillettes Alphas, Gwendoline est souvent absente. J'apprends à connaître le jeune reproducteur que j'appelle Édouard. Il est très gentil et souvent, il me prend dans ses bras ou sur ses genoux, me faisant des bisous sur le front ou les cheveux. Des gestes que je vois accomplis par des mamans ou des grandes sœurs que nous croisons en ville. Des gestes que j'ai eus parfois pour Célia. J'ai peur de m'attacher à lui, cependant, le manque d'affection que je subis depuis ma naissance me fait doucement chavirer dans ces petits instants de bonheur.
Ma sœur arrive enfin, flanquée d'une fille maigre aux dents proéminentes nommée Katia et d'un petit ange blond qui répond au doux prénom de Sophie. Je suis fascinée par la nouvelle arrivante qui dégage une aura quasi-magique. Elle est incroyablement belle. Mille fois plus que cette idiote de Clara. Je les accueille avec un grand sourire, heureuse de cette divine apparition et surtout de revoir ma petite sœur.
Je montre aux filles leurs chambres. N'ayant pas le droit de partager la mienne avec Célia, je décide de choisir arbitrairement Sophie. Ensuite, les fillettes m'accompagnent et rencontrent Gwendoline. Elles ont droit à un discours d'encensement des Alphas comme j'ai eu mon premier jour. A la pause de midi, Célia me souffle avoir reçu elle aussi une gifle de la part de Tata Gwen. Quand elle a voulu le dire à Maman, Tata a soudain paniqué et demandé pardon à Célia. Quelque chose me dit que Maman ignore que Gwen est aussi méchante avec moi.
Dans l'après-midi, au lieu du cours de dressage de Zêtas et reproducteurs, je vois apparaître Maman à ma plus grande joie. Bien qu'elle n'ait aucun geste de tendresse envers moi ou Célia, je suis heureuse de la voir et je ne peux m'empêcher de sourire de toutes mes dents. Je vois alors le regard de panique de la Suprême Gwendoline sur mon visage et je me rappelle que j'ai un œil au beurre noir.
Avant son cours, Maman vient me voir et me demande comment je me suis fait cela. Devant mon bafouillement et la panique de Gwendoline, Maman prend un regard noir et fait pâlir la Suprême. Je l'entends murmurer que si cela arrive encore une fois, il y aura de graves conséquences. Pour la première fois de ma vie, Maman caresse mon visage et pose ses lèvres sur mon front, en foudroyant Gwendoline du regard.
Le cours de Maman est captivant. Elle nous explique avec des mots simples des choses très compliquées et même les mots savants, on les comprends assez bien. Elle nous raconte la guerre silencieuse des amazones puis la folie des hommes quand elles ont révélée leurs plans au yeux du monde et ont commencé la guerre ouverte. Certains dirigeants mâles totalement fous voulurent en finir rapidement. Se pensant à la tête d'un pays à la suprématie incontestable, et croyant que les femmes sont de faibles créatures qui seront vite apeurées, ils ordonnérent des offensives insensées.
L'envoi de bombes nucléaires type Hiroshima ou le bombardement de centrales nucléaires, provoquant de nouveaux Tchernobyl, ravagent les terres des amazones, mais également celles des hommes. La surface du globe est irradiée plus ou moins fortement selon les zones. Certains pays deviennent inhabitables pour plus d'un siècle en raisons des radiations. La poussière d'oxyde d'uranium et de cobalt se répand sur toute la planète.
En raison des bombardements d'usines, de fortes quantités de produits chimiques se sont déversées dans la nature ou ont brûlées, répandant des nuages toxiques et des poussières nocives sur l'intégralité de la planète. Les survivants subissent des cancers à grande échelle et une mortalité précoce. Entre radiations et substances nuisibles, de nombreuses fausses-couches se produisent, réduisant la natalité. Les enfants du grand chamboulement, soumis depuis leurs naissances à ces phénomènes délétères, présentent des mutations d'importance plus ou moins fortes et souvent une stérilité.
Les populations humaines et animales, déjà fortement diminuées, continuent de se réduire en raison d'une espérance de vie raccourcie, d'un faible taux de natalité et de forte mortalité infantile. Les médias s'inquiètent et évoquent une extinction de masse des espèces vivantes.Toutes les mutations génétiques, qu'ont subies les animaux et les humains suite à la radioactivité et à la pollution du Grand Chamboulement, nous sont expliquées avec des mots simples et des images. Photos à l'appui, nous voyons des bébés à deux têtes et des courbes montrant les proportions croissantes et effrayantes de fausses-couches et d'infertilité, qui ont suivi pendant plusieurs siècles.
Devant l'ampleur des mutations génétiques liées à la radioactivité qui s'est répandue sur toute la planète, une classification est établie par les amazones pour sauver l'espèce humaine. Nous avons quasiment éliminé toutes les perturbations chimiques, radioactives ou autres dangers qui font muter notre ADN de la surface de la planète. Seules deux zones sont encore inhabitables, le pôle Sud et une série d'Îles du Pacifique au Sud de l'État 12. C'est l'État de Maman, la plus grosse île polluée était anciennement appelée Australie.
Ces phénomènes, réduisant notre habitat et celui de nos cultures et élevages, faillirent tous nous faire disparaître. Les zones peuplées étaient très petites et isolées les uns des autres, les transports étant encore difficiles. Les micro populations se reproduisaient entre elles, entraînant une forte consanguinité néfaste.
Maman nous explique de façon simplifiée que le faible nombre de mâles entraîne aussi des soucis de consanguinité, des femmes ayant parfois pour reproducteur un cousin. Si le géniteur avait une tare, celle-ci risque fortement de se transmettre à la descendance si une femme et un cousin se reproduisent.
D'après ce que je comprends, en dessous de cinquante humains, l'espèce humaine est vouée à l'extinction. Il faut environ cinq mille humains pour assurer un bon brassage de gènes et entre vingt et vingt-cinq mille pour être certains de la pérennité de l'espèce. Or, dans certains pays, nous sommes descendus en dessous de ce nombre.
Pour éviter cela, il y a eu des échanges de reproducteurs entre pays dès que cela a été possible. Ensuite, notre technologie revenant peu à peu, un système informatique gérant les attributions au mieux et des transferts réguliers de reproducteurs se sont faits pour favoriser la diversité génétique.
Aujourd'hui, nous sommes sortis d'affaire, les transports étant rapides. Toutefois, depuis quelque temps, environ deux cents ans, un phénomène, très inquiétant, est en cours. Le nombre de mâles naissant est en baisse croissante, entraînant une forte disparité de répartition qui pourrait à terme faire revenir en force les mutations.
Nous n'avons qu'un million de mâles pour vingt-neuf millions de femmes, soit un reproducteur pour vingt-neuf femmes. Les Zêtas ne se reproduisant pas, cela monte le chiffre à un mâle pour dix femmes. C'est mieux, mais c'est préoccupant. Les plus grandes scientifiques se penchent sur le sujet sans comprendre.
Elles n'ont pas repéré de mutations mortelles envers les fœtus mâles ou de proportions de spermes codant pour une femme plus importantes. Si une baisse régulière de la qualité du sperme semble prouvée et vérifiée, rien n'explique biologiquement la différence de naissances entre les mâles et les femmes.
Les scientifiques cherchent une solution qui permettrait de se passer des mâles pour la reproduction comme la parthénogenèse de certains insectes. Le clonage présente de nombreux problèmes et pour l'instant, nous n'avons aucune technique pour y arriver, sauf avec des plantes. La science a régressé et perdu énormément de temps avec la stupidité des mâles.
Maman repart avec un geste tendre envers moi et Célia et je monte dans ma chambre, la tête pleine de pensées contradictoires. Je me demande ce qu'il adviendra des mâles si les femmes apprennent à se reproduire sans eux. Je pense qu'ils disparaîtraient. L'idée qu'Édouard n'existe pas me rend un peu triste et me fait pleurer. Sophie, croyant que c'est la séparation avec Maman, vient me consoler et nous nous endormons dans le même lit.
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