2.7 Cassandra Vingt et un ans
État 34, An 3193
Avec vendredi, on a une sorte de pacte depuis trois ans. Il ne me touche pas. Je le traite correctement. Grâce à lui, je fais illusion. Tout le monde, y compris Maman, pense que je m'éclate au pieu avec lui et qu'il fait des trucs extraordinaires. Je n'ai jamais démenti. Vendredi est compréhensif et tolérant.
Je discute beaucoup avec lui, et même s'il voudrait adoucir la société, je sens qu'il a aussi un effet apaisant sur moi. Je suis un peu moins en colère contre le monde entier. Il me fait réfléchir à la situation mondiale. Dans un sens, les mâles sont forcés à l'acte sexuel comme je l'ai été. Eux aussi subissent des viols à répétition. J'ai encore un peu de difficulté à les plaindre, toutefois, les propos de vendredi m'interpellent.
Mes centres d'endoctrinement des Zêtas et de formations des espionnes devraient sortir leurs premières demoiselles l'an prochain ou dans deux ans. Au-delà de dix ans, il était difficile de reprendre l'éducation alors nous avons abandonné avec les fillettes trop âgées pour ne pas perdre de temps.
Maman se réjouit de la nouvelle. Les endoctrinées venant d'autres États donnent de très bons résultats. Très bientôt, nous aurons une troupe armée conséquente, dévouée et prête à mourir pour une Alpha. Prochainement, j'aurais des espionnes à des postes stratégiques dans les autres États. Je pourrais commencer à surveiller le monde en commençant par l'actuelle Suprême et par Déborah qui serait intronisée l'an prochain.
Avec Célia, Sophie et Katia qui ont mis en place les réformes éducatives depuis trois ans et Clara puis Marie qui le font depuis un an, cela commence à faire un sacré paquet de monde en cours d'apprentissage. Rien qu'à nous six, nous devrions avoir assez de troupes d'ici quinze à vingt ans. Je devrais être encore assez jeune pour être Alpha. Je trépigne déjà d'impatience. Je me demande comment ont fait les amazones à l'époque pour se retenir aussi longtemps. Je suppose qu'être persuadée de l'importance de son but rend patient. En tous cas, cela n'est pas mon fort.
Ma méthode de fertilité aussi progresse à grand pas. Nous avions les moyens techniques pour la mettre en place, mais pas le savoir faire. Il y a encore quelques détails à régler avant de commencer les premiers essais. Je suis heureuse. Mis à part Sophie et mon équipe, personne ne sait ce que je suis en train de faire.
Ça va leur faire un choc à toutes ces vieilles biques d'Alphas quand elles verront la natalité de mon État grimper en flèche. Je revendrais mes reproducteurs en surnombre à prix d'or. J'ai hâte de voir la tête de Maman quand je lui réclamerais du fric pour lui envoyer des mâles. Quoique je ne sois pas sûre que ce jour arrive. Maman a déjà trente-huit ans et d'ici quelque temps, elle va entrer en ménopause et perdra sa place d'Alpha.
Ma joie entraîne un certain laxisme de ma part. Mes reproducteurs et Zêtas subissent moins de coups et d'injures. Ils me laissent indifférente pour peu qu'ils fassent attention à ne pas être sur mon passage. Certaines de mes Deltas pensent que je vis un bonheur au pieu avec vendredi et que cela me détend. Il n'est pas totalement étranger à la légèreté dans ma vie, cependant, il n'en est pas la cause principale.
Quelques mois de bonheur suivent toutes ces bonnes nouvelles. Pour un peu, je sourirais presque en me levant le matin. Je n'ai plus envie de mourir et les périodes de blues morbides me semblent tellement loin derrière moi. Je suis animée d'une nouvelle force. Très bientôt, bon nombre de mes soucis s'envoleront et je serais alors libre de faire ce que je veux et d'aimer qui je veux. Peut-être que j'aurais alors enfin le courage de dire mes sentiments à Sophie.
Malheureusement, je me rends compte au bout de quelques mois que j'ai été trop gentille et pas assez vigilante. Alors que je rendrais chez moi très tôt, mon ventre me faisant des misères à cause d'un burrito pas frais, je trouve dans mon jardin une de mes Zêtas en train d'embrasser à pleine bouche mon reproducteur mardi. Je les espionne derrière un arbre. Je les vois se caresser et j'entends des mots d'amour. Quand j'aperçois le mâle effleurer le ventre légèrement bombé et l'embrasser telle la huitième merveille du monde, je vois rouge.
Je me précipite vers eux et hurle en envoyant des décharges à mardi. Le raffut que je fais ameute mes autres reproducteurs. Le seul qui ose s'interposer est vendredi qui doucement me parle et tente de me calmer. Vendredi me retient et m'empêche de donner des coups de pieds à la Zêta au sol. En la voyant se redresser en se tenant le ventre, je réalise qu'elle est enceinte. Cela modifie le problème. Je ne peux pas faire de mal à un bébé potentiel.
Je me calme alors. Je prends ma respiration plusieurs fois pour faire baisser l'adrénaline. J'appelle la jeune fille et l'interroge pour confirmer les soupçons. En pleurs, la jeune femme me révèle ses secrets. Je lui dis doucement que la peine pour trahison de son Alpha est la prison à perpétuité et la mort pour le reproducteur. Je les entends pousser un cri d'effroi. Voir la terreur dans leurs yeux me rend ma joie et me donne envie de faire preuve de clémence. À moins que ce ne soit le sourire lumineux de vendredi à l'instant où la Zêta a confirmé sa maternité avancée de quatre mois.
Je réfléchis à toute vitesse. À ce stade, on peut savoir le sexe de l'enfant. Je décide d'emmener la jeune femme et mardi à mon laboratoire pour une échographie. Si c'est une fille, je pourrai m'approprier le bébé et régler mes soucis. Si c'est un garçon, je leur proposerai un marché pour la survie de leur bébé. Dans les deux cas, je serais gagnante. Vendredi me fait promettre de ne leur faire aucun mal avant de me laisser disparaître avec eux.
Sous couvert d'assurer un suivi médical au bébé, je fais faire une série d'examens à la Zêta et aussi au reproducteur. Heureusement qu'aucun des deux n'a de notion de médecine. L'échographie, qui permet aux futurs parents d'entendre battre le cœur du bébé les fait pleurer et me donne envie de vomir. À mon plus grand regret, c'est un garçon. Je ne pourrais donc pas faire semblant d'être enceinte.
Les tests ont confirmé la bonne fécondité et santé des deux animaux. C'est donc la seconde solution que je leur propose. J'assure les soins médicaux nécessaires à la future mère et leur enfant deviendra un reproducteur dans mon état. En échange, une fois qu'elle aura accouché, les deux futurs parents testeront une nouvelle méthode de fertilité, qui ne leur fera pas de mal. Ils seront mes premiers cobayes pour la tentative de fécondation à partir de sperme congelé.
Les deux andouilles acceptent avec joie, trop heureux de s'en tirer à si bon compte. Je suis tout de même contrariée. Pour me détendre, et aussi pour assurer un maximum d'orphelins, je poste un nouveau décret. Dorénavant, les mères seront séparées de leurs enfants à la naissance et l’État se chargera de l'éducation optimale des bébés. La mesure est rétroactive et concerne tous les enfants de moins de neuf ans. Voilà de quoi agrandir mon cheptel d'endoctrinées et d'espionnes de manière efficace et discrète.
La mesure fait grand bruit dans le monde des Alphas. Certaines approuvent et d'autres crient au scandale. J'utilise des données un peu trafiquées qui indique une tendance à la baisse entre le potentiel à la naissance et celui réellement obtenu lors des tests finaux. J'évoque des pertes liées à un enseignement inadéquat ou à des mères inaptes. Mon baratin est accepté après de nombreuses discussions. Mine de rien, à force d'avoir des secrets, j'ai appris à duper le monde, y compris ma propre mère.
Dans mon État, de nombreuses jeunes génitrices tentent de fuir avec leurs enfants. Mon service d'ordre public ou bien le blocage de leurs comptes bancaires me les ramènent quasiment toutes. Les quelques-unes qui m'échappent ne sont que du menu fretin. La manne des bébés qui arrivent est suffisante pour que je ne perde pas plus de temps pour les derniers.
Vendredi me fait un peu la tête depuis ce décret. Je crois qu'il pense aux deux jumeaux qu'il a eus avec sa précédente propriétaire. Je sais qu'elle lui manque. Vendredi m'a avoué tenir beaucoup à elle. Quelque part, j'en suis jalouse. J'aimerais que quelqu'un pense à moi de la même manière que vendredi songe à elle. Sauf que moi, je voudrais que ce soit une certaine blondinette qui rêve de moi.
Pour me faire pardonner auprès de mon ami, je lui dis qu'elle fait partie des disparues avec ses deux fils et j'ordonne l'arrêt des recherches à son sujet. Je désactive le traçage de son bracelet et de son compte bancaire. Pour vendredi, je laisse la femme s'enfuir sans dommage. Parce qu'il ne me touche pas et me parle avec douceur et bienveillance. Vendredi est mon ami.
Pour lui faire me ré-adresser la parole, je lui montre des photos récentes de la Zêta et de mardi, pour trouver à vendredi que les deux sont en vie et biens portants. Bien qu'il soit encore peu communicatif, mon ami semble me pardonner et accepter mon excuse de pression de la part de Maman. Ma génitrice a bon dos quand il s'agit de prendre des mesures restreignant la liberté.
La Zêta finit par accoucher d'un beau garçon plein de vie. Je lui laisse en profiter trois mois, le temps de l'allaitement puis j'envoie le bébé dans l'orphelinat des mâles. Mon équipe s'assure des soins médicaux. Durant la grossesse de la Zêta, mardi as fourni de la semence pour des tests de manière régulière. Son sperme est de bonne qualité. De grandes quantités sont conservées au froid.
Une fois remise, la Zêta subit des séries d'injections de notre cocktail de fécondité. Elle réagit plutôt bien au traitement. Pendant près d'un an, chaque mois, on lui place du sperme congelé dans l'utérus et on observe ce qui se passe. Elle finit par retomber enceinte. Cette fois, il y a deux bébés qui semblent viables.
Je commence à simuler une grossesse pour avoir la paix avec maman. Pour leur bien-être, je place la Zêta et son mâle dans une petite maison en campagne. La fille de ma chef médecin est auprès d'eux. Les trois premiers mois se passent plutôt bien. Mon faux ventre pointe le bout de son nez et laisse planer le doute. Maman m'appelle pour me tirer les vers du nez et je lui fais croire que je suis en début de grossesse.
Un matin, j'apprends une mauvaise nouvelle. Quelqu'un a attaqué mon laboratoire et un incendie s'est déclaré. Toutes mes machines, tous les documents et tous les employés sont morts. Il ne reste plus rien de mon projet. Les seules données encore en ma possession sont quelques vieux calepins et les souvenirs de la fille du chef médecin. Je dois tout recommencer à zéro.
Quelques jours plus tard, je suis moi-même attaqué. Vendredi tente de s'interposer, mais l'attaquante parvient à le neutraliser très vite et s'enfuit après m'avoir poignardé le ventre à plusieurs reprises. Je suis conduite à l'hôpital. Mon simulacre de grossesse tombe à l'eau lui aussi. J'enrage contre cette femme inconnue.
Le seul point positif de l'histoire est que Maman me lâche un peu les baskets avec la maternité. Officiellement, je viens de perdre mon bébé. Alors les gens font preuve de compassion. Je profite un peu de cette accalmie. Je connais Maman et dans quelques mois, je devrais de nouveau répondre à sa demande de descendance.
J'enrage quand les échographies montrent que les deux bébés sont des filles. J'aurais pu contenter Maman deux fois et sans difficulté. Je me demande bien qui est cette femme qui m'a agressé et pourquoi. Le plus étonnant est sa rapidité au combat. Je n'ai vu une telle chose qu'une seule fois et c'était maman. Je lui ai montré les images, qui s'est étonné elle aussi de voir que quelqu'un connaissait sa méthode de combat.
Deux ans après leur frère, deux petites filles naissent. Malheureusement, alors que je venais récupérer les fillettes et proposer à la Zêta de retenter les expériences avec le peu de moyens récupérés, celle-ci tente de s'enfuir avec mardi. Je les retrouve vite. J'envoie les fillettes dans mon centre pour espionnes, puis je fais abattre les deux infidèles. J'ai toléré la première désobéissance. La seconde mérite la mort.
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