3.7 Résister
Le temps s'écoule sans grand changement. Ambre rentre de son travail en pleurs. Rudolf se demande ce qui s'est passé. Sa propriétaire n'est pas du genre à s'apitoyer. À peine arrivée, elle se précipite vers lui et se blottit dans ses bras pour laisser couler le torrent de larmes. Surpris, le jeune homme lui caresse le dos et essaye de la calmer. Habitué à détecter le mensonge par sa maman, il voit une peine sincère. Il attend qu'elle se calme pour l'interroger.
Entre deux sanglots, le jeune rebelle comprends que la demoiselle s'est disputée avec sa maman. L'un des points communs entre les deux adolescents est l'amour inconditionnel qu'ils portent à leur mère. Amour qui est réciproque dans les deux cas. Essayant de deviner la raison de cette altercation téléphonique, Rudolf perçoit que cela le concerne, lui, les rebelles et Cassandra. Plus précisément, la maman d'Ambre lui reproche de ne pas avoir eu d'enfant encore.
La jeune fille avoue à son reproducteur que Cassandra a l'intention d'utiliser sa progéniture pour blesser Igor et Irène. Elle veut que Rudolf ait un maximum de bébés pour les utiliser contre les chefs rebelles. Or, depuis trois ans qu'il est son prisonnier, Ambre n'est toujours pas parvenue à se faire féconder. Rudolf et elle sont fertiles. La maman d'Ambre est questionnée par l'Alpha sur l'incompétence de sa fille. Ne pouvant répondre à l'Alpha, mère et fille se sont violemment disputées.
— Tu veux un bébé pour plaire à Cassandra alors ? Demande doucement Rudolf qui a cessé de caresser les cheveux d'Ambre.
— Non ! crie t'elle
— Alors pourquoi ? Dit-il toujours avec douceur
— Je veux un enfant de toi, murmure t'elle.
— Pourquoi ? Questionne-t-il d'un ton plus sec.
— Je... Ce sont mes oignons. Fais ton boulot et puis c'est tout ! Réponds rageusement la jeune fille en s'échappant de l'étreinte.
S'enfermant dans la salle de bains, elle pleure pendant plus d'une heure. Rudolf toque à la porte et se fait refouler. Il a faim et prépare à manger, espérant que l'odeur de nourriture fasse sortir la féline demoiselle de son antre. Peine perdue. Il avale seul sa pitance et va se coucher, laissant une assiette à réchauffer sur la table. Lorsqu'il se réveille le lendemain, il a dormi seul et l'assiette est toujours là. Ambre est repartie travailler sans le croiser.
Pendant plusieurs jours, elle boude. Dès qu'il parle ou s'approche, elle lui envoie une petite décharge. Elle a besoin d'être seule et s'enferme dans la salle de bains ou son bureau à écrire dans son journal intime. Rudolf a bien essayé sans succès de dérober les précieux carnets que la demoiselle enferme dans un coffre-fort. Ce qu'elle raconte sur le papier reste le jardin secret d'Ambre.
La maman d'Ambre passe de nombreux appels qui restent sans réponse. Tantôt suppliants, tantôt colériques, les messages restent sans réponse. Ambre est en colère contre le monde entier. Lorsque le répondeur enregistre un appel de Cassandra à propos d'un dossier, la déesse ébène arrache le combiné et le jette contre le mur dans un cri de fureur animal. Éclatant de nouveau en sanglots, elle se précipite et se jette sur son lit.
Rudolf la rejoint. Tant pis s'il se prend une décharge, il a du mal à la voir dans cet état. Sans parler, il lui caresse les cheveux et le dos pendant qu'elle cogne rageusement son oreiller. Il faut plusieurs minutes avant qu'elle ne se calme et se retourne. Le visage ravagé et le mascara coulant lui font une tête de panda. Lentement, elle s'approche de Rudolf et l'embrasse doucement. Il se laisse faire. Ambre se glisse sur ses genoux et se retrouve assise à califourchon, la tête contre le torse de son reproducteur.
Elle s'est blottie contre lui, les bras autour de son cou à l'embrasser. Il la serre contre lui et lui caresse le dos délicatement. Un moment de presque tendresse entre les deux habituels adversaires. Ambre ne va pas bien et Rudolf est un type bien qui ne peut pas profiter d'un moment de faiblesse. Tant qu'elle ne lui demande qu'un peu de réconfort et non un bébé, c'est dans ses cordes. Il se ferait arracher la langue plutôt que d'avouer, mais ce moment sans stress ou pression est très agréable. Une pause bienfaitrice. Le premier cessez-le-feu depuis plus de trois ans.
— Parle-moi de ta mère. Pas les trucs des rebelles. Comment elle est avec toi ?
— Elle est parfaite. La huitième merveille du monde. C'est le minimum requis pour donner naissance à un Dieu vivant !
Ambre sourit et donne une petite tape à Rudolf. Il fanfaronne sans comprendre où elle veut en venir. Elle l'interroge sur ses relations avec sa maman, son frère et ses amis. Sur sa vie d'avant. Elle ne semble pas chercher de détails pour coincer les rebelles, mais mieux comprendre Rudolf et ce qui fait qu'il est lui. Elle lui parle d'elle. Une discussion amicale et douce.
Rudolf est un peu perdu. C'est la première fois qu'Ambre s'intéresse à son passé et aussi à ce qu'il aime. Il apprend qu'elle n'a pas le droit de le faire sortir de son domicile, que c'est un ordre de l'Alpha. Pourtant, elle aimerait aller courir, nager ou danser avec lui. Il réalise qu'elle vit sous un très grand nombre de contraintes. Totalement endoctrinée par Cassandra, Ambre écoute avec attention la vision du monde de Rudolf sans émettre de jugement et en posant des tonnes de questions qui parfois collent le jeune homme.
S'allongeant pour être plus confortables, ils continuent à discuter tranquillement. Peu à peu, alors que Rudolf raconte des bêtises de gamins où son frère et lui s'amusaient à échanger leurs vêtements, pour rendre chèvre les gens autour, Ambre rigole puis s'assoupit doucement. Endormie au creux des bras de son reproducteur, elle cherche son corps pour se réchauffer et passe une nuit paisible.
Le lendemain matin, elle part avec un grand sourire, après avoir pris un solide petit déjeuner et fait une bise sur la joue de Rudolf. La phrase énigmatique qu'elle dit au moment de claquer la porte ne cesse de trotter dans la tête du jeune homme. Il essaye de décrypter chaque mot pour en découvrir la signification.
— Merci. Maintenant, je sais ce que je dois faire.
Qu'est-ce qu'elle va faire ? Rudolf ne comprend pas ce qui a changé ni ce que sa propriétaire a décidé. Va t'elle lui demander encore plus intensément de lui faire un enfant ? A-t-il révélé des secrets envers les rebelles. Le jeune homme analyse la discussion d'hier et les derniers jours sans parvenir à une conclusion. Il se triture l'esprit toute la journée.
Lorsqu'elle rentre du soir, il a beau la questionner, elle élude et rigole. Le couvrant de bisous et de caresses, elle lui montre combien elle a envie de lui. Pour une fois, elle ne le gronde pas quand il se retire. Tout juste elle présente un visage triste. Elle lui fait une fellation jusqu'au bout, jusqu'au plaisir. Puis elle se colle à lui et s'endort un sourire aux lèvres qui inquiète beaucoup Rudolf. Ambre est trop calme. Sa colère est redescendue trop vite. Que prépare-t-elle ?
Plusieurs mois passent depuis cet interlude. Ambre a repris sa vie d'avant, le chauffant sans lui accorder de plaisir. Elle lui a acheté quelques instruments pour faire du sport à domicile et a refait sa pharmacie qui est pleine à ras bord. Elle stocke de grosses sommes d'argent dans son bureau pour un projet futur de l'Alpha dont elle ne veut pas lui parler. Rudolf a vérifié comme il peut. Ambre n'est pas enceinte. Alors que se passe-t-il ?
Sa propriétaire semble avoir mis au point un plan avec l'Alpha et se réjouit de cela. Cela ne semble pas le concerner. Il est plutôt question d'une promotion à venir et d'un poste bien plus lucratif. Ambre a vendu une autre idée pour plaire à Cassandra. Elle doit bientôt déménager pour une autre ville, voire un autre Etat. Loin d'ici et avec lui. Les chances de revoir sa famille s'amenuisent pour Rudolf. Cassandra veut faire disparaître Rudolf dans la nature, sans aucune possibilité de retrouvailles. Le moral du jeune homme est en berne.
Il cherche des indices sur son futur pour pouvoir laisser des informations. Il semblerait qu'Ambre soit entrée en contact avec des personnes divulguant des informations sur d'autres Alphas et envisagent de travailler comme assistante auprès d'une consœur de Cassandra. Cet autre tyran a besoin d'une fidèle assistante, dévouée et croyant en la Suprématie des Alphas.
Ambre fait des cartons et emballe ses affaires. Le déménagement pour un nouvel Etat est de plus en plus proche. La jeune femme trie ses dossiers, vide son bureau et sort des tiroirs fermés à clé quelques documents importants. Elle note bien sur chaque carton le contenu pour pouvoir ranger plus vite une fois dans son nouveau domicile. Elle réquisitionne son reproducteur pour tout stocker dans la seconde chambre, celle à côté du garage.
Ne voulant pas faire les courses là-bas et se méfiant de la nourriture qu'elle y trouvera, elle entasse des boites de conserves et d'autres vivres de longue conservation. Sans savoir la destination finale, Rudolf se doute que le coin doit être loin et culturellement très différent pour cumuler autant de nourriture en prévision. Un endroit glacial au vu du nombre de vêtements chauds pour eux deux et de couvertures neuves qui attendent patiemment dans de grands sacs. Un Etat du Nord sûrement vers l'Est. Rudolf cherche des indices.
Ambre adore dire tout et son contraire. Elle brouille les pistes en riant. Si son reproducteur veut des informations fiables, il n'a qu'à obéir et à la faire monter au septième ciel. Ambre réclame de plus en plus l'acte de procréation. Si le jeune homme lui donne du plaisir, il refuse toujours la fécondation. La déesse ébène harcèle le métis asiatique. Dès qu'elle rentre au domicile, elle se jette sur lui et le titille jusqu'à ce qu'il cède. Tous les deux manquent de sommeil. Rudolf se rattrape un peu la journée.
Le jeune homme s'ennuie dans la maison. Il tourne en rond. Cela va bientôt faire quatre ans qu'il est enfermé entre ses quatre murs. Sans la véranda intérieure, il n'aurait pas vu le soleil. Pour s'occuper, il fait du sport ou bien, il lit chaque ouvrage de la bibliothèque. Sa propriétaire est une grande lectrice. Que ce soit des ouvrages historiques ou des revues scientifiques, elle lit de tout sur tout. Elle a une immense culture générale. Rudolf tente de rattraper son retard et améliore ses connaissances.
Les livres d'Histoire ont une vision biaisée. Les femmes sont glorifiées. Cependant, ils fournissent beaucoup d'informations sur le temps d'avant Renouveau. Des inventions qui existaient autrefois et qui ont disparues. Un fonctionnement politique différent. Des régions du monde qui étaient bien différentes. Même des animaux et des plantes disparues sont évoquées. Même si les raisons du conflit sont sûrement menteuses, l'impact de la guerre qui a eu lieu ressort. Le jeune rebelle comprend mieux l'importance de tout ce processus d'amélioration du génome et les motifs probables qui ont conduit les femmes à se révolter et à réduire les hommes en esclavage.
Même si cela n'excuse pas, au moins le fonctionnement actuel de la société est plus compréhensible pour Rudolf. Il est plus logique que des fillettes bassinées par la haine des reproducteurs depuis tout bébé deviennent des êtres sans pitié et aussi violentes et méprisantes. Des femmes qui ont plus d'affection, d'empathie et de compassion pour des animaux que pour la gent masculine de leur propre espèce.
Irène l'a élevé dans l'amour, le respect des autres, la non-violence et la bienveillance. Elle est totalement opposée à l'éducation normale des enfants. Le jeune homme réalise combien il a eu de la chance d'être un garçon né dans la rébellion. La pression sociétale que subissent les femmes est phénoménale. Certes, il vaut mieux naître femme qu'homme. Toutefois, être une femme n'est pas une sinécure.
Mieux comprendre son ennemi permet de savoir comment il va réagir et donc anticiper. C'est par sa connaissance pointue des élites qui rend sa maman si stratège. En côtoyant l'horreur, on parvient à penser comme lui. Parfois, Rudolf pensait qu'Irène exagérait ou avait l'esprit particulièrement tordu. En lisant, il réalise qu'elle minimise la monstruosité du monde actuel et qu'elle a toujours protégé ses fils de la réalité. Un univers où les mâles n'ont encore moins de valeur qu'un animal destiné à la boucherie. S'ils n'étaient pas indispensables à la reproduction, les femmes les auraient déjà éradiquées de la surface de la Terre.
Tout cela chamboule Rudolf. Cette colère, cette haine qui perdure génération après génération. Aucun changement possible. Tout est fait pour que les enfants apprennent l'Histoire et s'en souviennent. Tout est fait pour cultiver cette haine dès le plus jeune âge. Tout est fait pour que l'amélioration du génome soit une raison de vivre. La rébellion est née à cause de cela. C'est le cumul de cette colère qui a engendré encore plus de colère. Parce qu'à force de vouloir un monde parfait, on fait craquer le moule sous la pression imposée.
Ses lectures perturbent Rudolf. La situation est bien plus dramatique qu'il ne le pensait. Pas étonnant que des folles et des tyrans apparaissent de plus en plus. Le jeune homme pense ses parents trop utopistes. La non-violence n'est pas une solution efficace face aux monstres. Il faut agir bien plus férocement. Changer de fond en comble ce qui est appris depuis toujours. Changer les mentalités de tous. C'est un boulot de titan. Le métis réalise qu'il ne verra sûrement pas le changement et cela le rend encore plus malheureux. Il déprime chaque jour davantage.
Une nuit, il entend du bruit. Un chien du quartier aboie étrangement. Aussitôt, en alerte, il va voir à travers les volets ce qui se passe. Des silhouettes cagoulées s'approchent en silence du domicile. Aux aguets, il s'apprête à réveiller Ambre quand il voit deux grandes ombres musclées suivies d'une plus petite et rondouillette. Pas besoin de lumière pour reconnaître sa maman et son frère. Ils l'ont enfin retrouvé. Tout joyeux et pleurant de joie, il retire avec douceur le bracelet de gestion du poignet d'Ambre et ouvre la porte.
Serrant dans ses bras Irène, qui pleure le plus silencieusement possible, il lui confie le bracelet de gestion pour qu'elle le trafique. Il aide son père et son frère à attacher Ambre au lit. Puis, il retire ses bracelets à l'aide de sa maman. En moins de dix minutes, tout est fait. Rapidement, il indique l'emplacement de toutes les choses utiles et participe à la mise en sacs. En une demi-heure, ils sont prêts à partir. Rudolf va faire un dernier adieu à son ex-propriétaire.
— Alors ma mignonne, on fait moins la maligne ? Je te fais une promesse. Je reviendrais. Je me vengerais de ce que tu m'as fait subir. On se reverra et tu payeras pour tes crimes.
Ambre hurle à travers son baîllon. En souriant et heureux, Rudolf court vers sa maman, vers la liberté et sa vie d'avant, sans un regard vers son ancienne geôle et la femme ligotée à l'intérieur. Il faudra plus d'une heure à la jeune femme pour se détacher et appeler les secours. Les rebelles sont déjà très loin.
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