Mirages

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Il est des jours où rien ne semble aller.
Tout est prétexte à toutes sortes de déconvenues.
En général, ça commence par une petite chose insignifiante. Un verre qu’on casse par maladresse, par exemple. Le signe précurseur de la mauvaise journée, incontestable, celui qui indique sans risque de se tromper qu'elle sera longue.
C’est quand, agenouillé pour ramasser les débris, on trouve moyen de se planter quelque invisible fragment dans la chair, à l’endroit le plus sensible de la paume de la main, pourquoi pas.
Particule infime et transparente qu’on ne localise au départ que par la douleur qu'elle inflige. Impossible de faire comme si ce n’était rien. Il s’agit de la méchante morsure, aigüe et profonde, d’un diable mal réveillé et qui se déleste de son excès de mauvaise humeur sur une pauvre main. Le clou finit bien sûr par se découvrir, là, à la pliure du pouce et de la paume endolorie. Une minutieuse observation ne fait que confirmer qu’on a aussi oublié ses lunettes, que la vie restera floue et indécise tant qu’on n’aura pas grimpé les treize marches qui mènent au chevet du lit, là où dorment encore les précieuses bésicles. Treize marches… Par acquis de conscience, tenir la rampe un peu plus fort que d’habitude. 

L’écharde est trop petite pour être extraite d’un simple revers de l’ongle. Il faut maintenant dénicher une pince à épiler. Il faudra encore du temps et de la patience pour retirer ce minuscule éclat. Ne pas oublier de le jeter sans tarder, et s’assurer de ne pas le semer quelque part où il pourrait encore sévir.

L’heure passe, imperturbable. Inutile de courir, les temps de la furie sont passés depuis longtemps. Assez longtemps pour ne plus être que le vague souvenir d’une activité qui imposait de toujours tout remettre à plus tard, pour ne se consacrer qu’au plus urgent. Plus urgent qui consistait à remplir les volontés, les désirs, les ordres des autres, pour toutes les meilleures raisons du monde.

Le calme revient mais il est trop tard pour la sérénité. Un petit reste de douleur à la main demeure, qui gâche avec conscience le reste de la matinée. Chaque mouvement des doigts se traduit par un petit mais cinglant rappel de ce qui refuse encore de se faire oublier. C’est lancinant, sans importance, sans réelle douleur mais ça s’incruste dans l’esprit avec la ténacité d’une pointe rouillée qui refuserait de quitter la planche dans laquelle elle dort depuis des décennies, considérant cette dernière comme son ultime domicile.

L’impatience émerge au détour d’un énième élancement qui provoque un premier soupir. La douleur a gagné… elle ouvre la voie vers les humeurs noires. Puisque tout devient douleur, il ne reste plus qu’à laisser filer les heures sans plus bouger. Après tout, rien de pressé à faire.  Erreur funeste.

L’inertie mène à la rêverie. La rêverie conduit aux souvenirs, les souvenirs aux regrets, les regrets à l’amertume. L’amertume conduit enfin à la tristesse. Celle qui assombrit les jours, qui rallonge les jours solitaires, amplifie l’écho du silence, têtu et omniprésent.

S’installent les heures neurasthéniques, les pires.

Elles dissimulent dans leur ombre le cortège tonitruant des blessures à jamais ouvertes, celles qui saigneront toujours, qui profiteront de la moindre occasion pour revenir à la surface, malgré des années d’enfouissement laborieux.

C’est comme si le sang ne remontait plus au cœur, que ce dernier n’en pouvait plus de battre à vide, inutile et cognant trop fort pour personne.

Parce qu’un cœur ne bat pas pour celui qui l’héberge. Non, tout cela serait bien trop simple. Un cœur n'insuffle la vie, ne vibre que pour un autre cœur. Il ne peut battre qu’à la condition de le faire au rythme d’un autre, qui lui-même partage la même fréquence, la même vulnérabilité. Souvent, les variations sont infimes qui font croire qu’on a enfin trouvé l’âme sœur, le double manquant, celui qui donne du sens à tout, qui comble tous les vides, qui donne toutes les réponses, calme toutes les douleurs, apaise toutes les angoisses.

Infimes variations… quelques simples dissonances, d'imperceptibles tempos asynchrones qui provoquent un jour tempête et mugissements insupportables, déceptions profondes et mal de vivre. Tout cela demande des années durant lesquelles on pense couler des jours heureux mais, quand arrivent les premières questions sans réponses, remplacées par d’éloquents silences, alors la partition de la symphonie parfaite laisse chuter quelques notes qui s’accrochent comme elles peuvent sur les portées qu’elles croisent dans leur cruelle dégringolade. Alors la cacophonie s’instaure pour ne plus jamais cesser. Au contraire, portée par des vents contraires qui soufflent de plus en plus fort, elle enfle comme un ouragan qui se forme à l’insu de tous, loin des yeux, par-delà des horizons qu’on ne soupçonne pas. Et quand les premiers nuages noirs font sonner le pas lourd et menaçant des haines naissantes, il est trop tard pour comprendre que c’est la fin du dernier acte qui joue déjà. Les conclusions s’imposent alors comme des évidences, crèvent les yeux et les cœurs, frappent avec une hargne qu’on ne pensait pas retrouver un jour. La médaille de l’amour s’est retournée à la suite d’un séisme passé inaperçu, inversant les polarités jusque-là à l’unisson.
Amour et haine ; simples extrémités d’une même droite qu’un infini de petits points séparent. Des points qui ponctuent d'irrémédiables dégâts qui s’inscrivent avec une insolente régularité, imposant aux mains qu’on croyait soudées de se lâcher un jour, un soir, une nuit.
N’importe quand, mais toujours à un moment que personne ne pouvait prévoir. Juste redouter. Des mains qui se séparent pour ne plus jamais se retrouver.

Ne reste plus qu’un trou béant, un vide impossible à combler qui laisse flotter dans l'air les miasmes du désespoir et de la mort. Le cœur qui ne survit déjà plus que dans un désordre retentissant et douloureux cesse petit à petit de vouloir battre. A quoi bon se lancer à la poursuite du cœur qui saurait colmater les brèches grandes ouvertes, qui réduirait au silence les cris atroces et torturés d’une âme en totale souffrance puisqu'il est parti ?

Cette autre partie de soi est morte à l’instant précis où les pulpes des doigts ont perdu le contact de l’autre. C’est passer de l’autre côté du miroir que de perdre son cœur, celui qui faisait fonctionner celui qu’on porte en soi. Et c’est une barrière qu’on ne peut franchir qu’une fois, sans retour possible. L’autre s’est détourné, parti pour de nouvelles chimères qui n’ont plus rien de celles qui précédaient, comme lassé d’un Paradis dont il n'avait jamais voulu autrement que pour s'en jouer. Cruelle vérité qui s'affiche enfin et qui avoue que ce cœur ne rythmait ses jours que pour lui-même, vampirisant l’autre le temps de l’abandonner un beau matin, exsangue et sec comme du bois mort. Ce n'était qu'un jeu mortel, seulement animé par le désir d’assouvir une pulsion qui se parait des couleurs chatoyantes de la passion.
Pulsion, passion… quelques consonances pour tant de différences.
Des abîmes se creusent comme une rivière érode les flans d’une montagne qui comptait bien trop de grains de sable en elle pour résister à la tromperie d’un jeu dont elle ignorait jusqu’aux règles. Sans le savoir, ces grains décomptaient le temps qu’il restait à ces deux cœurs. Une fois épuisée la veine, une fois le compte-à-rebours terminé, la solitude s’installe, lancinante comme la douleur de ce fragment de verre fiché dans la paume d’une main. Tout disparaît, s'efface dans le brouillard pleuré d'un corps trahi, délaissé. Ne subsiste qu’une âme abandonnée en plein centre d’un désert aride et vide, une étincelle de vie qui souffrira à jamais d’une absence subie, imposée, confidente d’un malheur qui ne cessera qu’avec l’ultime battement d’un cœur à l'agonie, transpercé en plein vol alors qu’il culminait sur les monts d’une passion sans égale.
Passion qui ne fera l’objet d’aucune remise de peine, qui ne s’amoindrira jamais en dépit d'océans d’inconsolables larmes sèches.

Il s’en était fallu d’un rien pour toucher définitivement au bonheur.
Lui aussi a rejoint l’horizon pour rester à jamais inaccessible.
Face à soi, l’outrageante brûlure d’un soleil sans feu n’anime plus que les mirages d’un souvenir qui devient de plus en plus flou mais qui ne s'estompera jamais en totalité, laissant les cicatrices purulentes d'un amour brisé par jeu, pour le simple plaisir de faire mal pour faire mal. Le cœur perdu se jettera bientôt sur une prochaine victime qui y laissera jusqu'à sa dernière goutte de sang. 

Heureusement la douleur demeure, dernier vestige d’une passion qui survit dans cet éclat de verre.

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