Le Dernier Mot

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Un dernier trait, noir et curviligne, et voilà ! Le mot était achevé, qui gisait là, petite chose alambiquée, sur le papier vélin qu'on avait synthétisé spécialement pour l'Audition©.

Le Roi se pencha sur le prodige. Une ride sceptique barrait l'espace étroit entre ses yeux brillants. Il était plutôt jeune, du moins en apparence, mais sa curiosité semblait sincère.

— C'est... c'est un mot ?

— Oui, c'est un mot, votre Majesté.

— Lequel ?

— Eh bien, il est écrit... « mot ».

La forme oblongue d'un drone-caméra se faufila discrètement entre les deux hommes pour zoomer sur la feuille blanche et faire ainsi partager ce moment d'intimité aux millions de citoyens spectateurs.

— C'est écrit « mot » ! C'est écrit « mot » ! s'enthousiasma le Roi avant de s'interrompre pour exprimer sa joie dans un gloussement sonore.

Son fameux rire. Reconnaissable entre mille, ce cri entre la hyène et le dindon avait fait un tel buzz sur le Net que le Roi précédent avait abdiqué sa couronne après seulement trois jours de règne.

Le public éclata du même rire contagieux. Tous se mirent à glousser en se tapant les cuisses, des invités aux gardes sévères, des estrades aux coulisses, à tel point qu'il fallut une bonne minute pour que le charivari cessât.

Ce nouveau roi est vraiment populaire, songea le vieil homme qui venait de tracer soigneusement les lettres – et qu'on appellera dorénavant le Lettré, car c’est ainsi que le Maître de Show l’avait présenté au début de l'Audition©.

Le Lettré se demandait encore par quelle ironie du sort lui, un modeste citoyen de troisième classe, se trouvait maintenant en compagnie du Roi en personne. Et pas n'importe où : dans le show des shows, la célébrissime Audition© royale, regardée par des centaines de millions de spectateurs !

— Hum ! Et ça sert à quoi, au final ? lui demanda le Roi dont la voix se teintait déjà d'ennui.

— Eh bien, comment dire... Avant, on devait…

— Écritez-moi le mot « Roi » ! le coupa l'autre en baillant sans retenue. Puis il ajouta avec un sourire de malice à l'adresse du drone-caméra le plus proche : écritez-moi... MOI !!

Fier de son trait d'esprit, le Roi imita derechef une poule exaltée. Et la foule en délire de chanter le jingle national, tandis que le souverain faisait quelques pas de danse dans une nuée de capteurs et de drones confettis.

Le Lettré profita de cet intermède pour exécuter sa tâche, avec moins de fioritures cette fois. Il s’appliqua à tracer des lettres moulées de grande taille.

Ce nouveau mot fut projeté sur la voûte de la salle du trône et dans le cortex visuel de tous les citoyens spectateurs connectés au show.

Puis l'on passa sans transition à l'invitée suivante, une chanteuse-influenceuse dont le nom, probablement inconvenant, fut bipé au moment d'être prononcé par le Maître de Show. Le Lettré apprendra plus tard que le bip faisait partie du nom de l'artiste.

Les organisateurs firent signe au vieil homme de quitter la scène. Ce qu'il fit sans se faire prier et à reculons, comme le protocole l'exigeait.

*

Encore tout tremblant après ces fortes émotions, le Lettré sortit du Palais par l'aile des visiteurs.

« Mais qu'ai-je fait ! Qu’ai-je fait ! » se répétait-il intérieurement.

La rue était déserte. Personne ne se précipita sur lui pour lui demander un selfie. Ce qui n’avait rien d’étonnant : interrogé par le vieil homme, son chuchoteur l’informa que la majorité des spectateurs avait jugé sa performance médiocre.

« Tant mieux, qu'ils m'oublient aussi vite ! » s'exclama le Lettré.

Sa voix troubla le silence qui régnait sur le trottoir.

Aussitôt, un énorme garde tapi dans l'ombre de sa guérite se leva vivement pour le contrôler.

Le molosse reconnut alors l'invité de l'Audition© – enfin, son propre chuchoteur le reconnut pour lui. Il salua brièvement le Lettré avant de se rasseoir, les yeux dans le vague. En cette heure de show royal, tout le monde était en immersion, même les soldats supposés protéger le Palais.

Dans le métro vide, des écrans géants diffusaient en direct l'Audition© sur tous les murs et même au plafond.

La chanteuse-influenceuse était en train de relever un défi lancé par le Roi. C'était à celui qui pousserait les cris les plus stridents. Et à ce petit jeu le souverain s'en tirait plutôt bien : des millions de « j'aime » s'additionnaient en bas de l'affichage.

*

Le Lettré pensait encore à sa blague quand il s'endormit ce soir-là. Une blague osée, voire dangereuse en ce monde totalement dénué d’humour.

En lieu et place de « Roi », pendant sa performance, il avait écrit « idiot ». Le vieil homme regrettait seulement de n'avoir pas mis de "s" à la fin du mot. Les citoyens spectateurs méritaient autant ce titre que celui qu'ils avaient choisi comme chef.

*

À peine réveillé, le Lettré interrogea machinalement son chuchoteur pour connaître les nouvelles du jour. Il interrompit le déluge d'images et de sons quand il estima qu'il n'y avait rien d'important à savoir. Comme tous les matins.

Puis il remarqua son léger mal de tête. Il essaya vainement de se souvenir à quelle heure il s’était couché la veille.

Toujours à l'affût, son chuchoteur lui remémora la soirée. Le gadget lui montra un condensé de l'Audition© : le Roi hilare, le mot à l'encre noire, les rires et les sifflets…

« Stop, stop ! En veille ! » lui intima l'homme qui détestait ce genre d'intrusions dans ses pensées. Il en venait presque à regretter son ancien chuchoteur, un simple appareil miniature logé derrière l'oreille et qui ne répondait que lorsqu'il était interrogé à voix haute.

Le silence revint enfin dans sa tête. Le Lettré sortit alors un épais carnet du tiroir de sa table de nuit.

Il en lut la dernière page :

« Samedi 11 janvier. Matin : je suis allé me promener au parc... »

Oui, ça lui revenait ! Il n'avait pas besoin de son satané gadget électronique pour se rappeler la journée précédente. Et quelle journée !

Tout avait commencé par cette sortie au parc.

Il s'était assis sur un banc public, juste à côté d'un poste de la milice. Il avait volontairement choisi cet emplacement pour ne pas avoir d'ennuis avec la Loi.

Promeneur invétéré, il avait appris par cœur la réglementation du parc. Ce qui n’était pas une mince affaire, avec tous ces alinéas et ces renvois aux règlements municipaux. Surtout en format audio.

Par exemple, il était interdit de rester hors de vue d'un milicien, d'un drone ou d'une borne de surveillance pendant plus de dix minutes. Bon, cette règle, même un enfant de trois ans la connaissait.

Par contre, de nombreux promeneurs ignoraient qu’il fallait porter des gants en latex pour toucher le tronc des arbres, alors qu'on pouvait en toucher les feuilles avec de simples gants en tissu.

Autre exemple, on ne devait ni marcher sur les pistes de course, ni courir sur les sentiers de marche, ni s'arrêter près d'une bouche d'incendie ou d’un véhicule officiel. Par contre, il fallait rester immobile si l’unique écureuil du parc s'avisait de passer dans le coin, car l’animal pouvait paniquer. Le règlement ne stipulait pas ce qu’il convenait de faire en cas d’occurrence simultanée de ces deux événements.

Plus contraignante, interdiction était faite de parler aux autres promeneurs, sauf si des liens de parenté ou professionnels existaient avec ces personnes. Si l'on voulait adresser la parole à des inconnus, il fallait au préalable demander un badge spécial que l’on portait bien visible sur le front.

Et cetera, et cetera.

Se rendre au parc était un exercice périlleux.

Cependant, le Lettré savait qu'écrire tranquillement sur une feuille, assis à la vue de tous, ne faisait partie d'aucune des quatre-cent-cinquante-deux infractions prévues par le règlement.

Le milicien qui le contrôla dix minutes plus tard aurait dû le savoir lui aussi, mais le chuchoteur du fonctionnaire zélé invoqua l'article 234, alinéa 5  (« comportement suspect et/ou inexplicable ») pour emmener illico le vieil homme au poste voisin.

Sur place, la feuille griffonnée circula parmi les miliciens perplexes. Personne n’avait jamais rien vu de tel.

Circonstance aggravante, le stylo n’était pas connecté, et donc pas traçable, ce qui allait à l’encontre de la Loi sur les Petits Objets.

Les explications du Lettré n'arrangèrent rien à l’affaire. Quand il voulut récupérer son matériel d’écriture pour en prouver l’innocuité, la tension monta d’un cran.

Les miliciens firent alors venir leur chef qui fut à son tour bien embarrassé.

L'officier se résigna à contacter son ministère pour savoir ce qu'il convenait de faire en pareil cas.

Sa requête rebondit de bureau en bureau, telle une patate chaude passant entre les mains de chefaillons terrifiés à l’idée de prendre une mauvaise décision. Lentement, elle se fraya un chemin vers les plus hautes sphères, à la manière d’une bulle d’air remontant dans des canalisations.

Un important directeur de la milice se pencha enfin sur la drôle d’affaire. Depuis son bunker souterrain, il exigea une démonstration de cette prétendue « écriture ».

La journée devait être bien calme au ministère de la Vigilance, car de nombreux fonctionnaires désœuvrés se connectèrent aussitôt aux chuchoteurs de leurs collègues présents au poste de la milice.

Un tel attroupement virtuel ne resta pas longtemps ignoré du Net – moins de six secondes, pour être précis – et le temps pour le Lettré d'écrire « que voulez-vous que j'écrive », le Buzz et ses millions d'yeux étaient déjà là, bruissant comme une nuée de criquets sur un champ de blé.

Moins d'une minute plus tard, une communication officielle en provenance du Palais semait l'émoi dans le petit poste de quartier. Le vieil homme bizarre était invité à participer à l'Audition© !

Les miliciens félicitèrent le Lettré et lui rendirent sa liberté, non sans avoir fait quelques selfies pour la postérité.

Le soir même, il y avait eu cette foire au mauvais goût, pleine de bruits et de folie. Et voilà pour le mal de tête du vieil homme.

*

Pour la deuxième fois en moins de 24 heures, le Lettré fut convoqué au Palais. Cette fois, c'était une audition privée. « Une audience », lui chuchota son gadget.

Le vieil homme n'en menait pas large quand il pénétra dans l'enceinte sécurisée. Il fut aussitôt emmené dans une salle petite et austère.

Quatre gardes formaient un carré autour du Roi, tandis que plusieurs courtisans se tenaient un peu en retrait. Un seul drone bourdonnait au-dessus du souverain, mais cet engin n’était pas là pour filmer. Un laser rouge en jaillissait et dansait ostensiblement sur le front moite du visiteur terrifié.

Une femme en uniforme s’approcha et désactiva le chuchoteur du Lettré d'un simple geste de la main.

C'est la fin, pensa le vieil homme.

Mais il se trompait.

Le Roi brandit un papier. Il paraissait très fatigué, à des années-lumière du souverain fringant de la veille.

— Qu'est-ce que c'est ?

C'était le mot « mot ». Le Lettré le lui dit et la peur au ventre il attendit la suite.

— Et ça ?

Le mot « idiot ». Le vieil homme hésita avant de répondre. Soit il disait la vérité, auquel cas il devrait s'en remettre à la clémence du Roi si ce dernier avait un tant soit peu d’humour, ce qui était fort peu probable. Soit il essayait de s'en sortir par une pirouette, au risque d'empirer sa situation s'il était démasqué.

Il choisit la dernière option. Avec un peu de chance, espéra-t-il, plus personne sur cette planète ne savait lire.

— C'est... vous, votre Majesté.

Le Roi parut soulagé. D'un claquement de doigts il se fit apporter une feuille vierge.

— Écritez mon royaume au complet.

— Vous voulez que j'écri... te... votre royaume au complet ?

— Oui. Ne suis-je pas assez clair ?

— Si, votre Majesté.

Estimant qu’il ne risquait plus rien, l'écrivain écrivit : « Voici le royaume imaginaire d'un idiot qui se croyait roi ».

Cela faisait un peu maigre pour un royaume complet, alors il ajouta : « Au royaume de l'oubli, la mémoire est reine ».

Puis il tendit la feuille au Roi qui s'en saisit délicatement comme s'il s'agissait d'une relique inestimable.

L'homme qui devait à son rire stupide la couronne posée de guingois sur sa tête sortit sans un mot, ou plutôt avec vingt mots sur un bout de papier. Ses courtisans s'empressèrent de le suivre, non sans jeter des regards indéchiffrables au Lettré.

*

Cette fois, quelqu'un semblait l’attendre au pied des marches extérieures du Palais.

C'était une femme d'âge moyen, modestement vêtue, à l’allure quelconque, mais au regard vif et intelligent qui tranchait sur son visage naturel. En cette époque où l’on recourait à la chirurgie esthétique dès la naissance, « naturel » était devenu synonyme de laid.

Elle l'aborda alors qu'il hésitait à se diriger vers la bouche de métro la plus proche.

— Monsieur... monsieur le Lettré ?

Le vieil homme la regarda, interdit. Puis son chuchoteur lui rappela qu'on lui avait accolé ce nom de scène lors de l'Audition©. Il se détourna aussitôt et fit mine de s'éloigner. Il ne voulait pas faire de selfie avec elle, ni avec personne d'autre.

La femme enchaîna d'une voix plus assurée :

— Auriez-vous un peu de temps à me consacrer ? Je suis le docteur Freitag, psychologue... au chômage. Je voudrais que vous m'appreniez à lire et à écrire.

*

Ils étaient installés dans un café presque vide. La psychologue parlait d'une voix animée, quoiqu'à peine audible. Elle jetait souvent des regards furtifs vers la porte du salon.

— Vous devez transmettre votre savoir à un maximum de personnes tant qu'il en est encore temps !

— Pourquoi donc ? Ce n’est qu’un passe-temps, un hobby à la rigueur, mais sans plus. L'écriture ne présente plus aucun intérêt de nos jours.

— C’est là que vous vous trompez. Avez-vous remarqué comment certains mots semblent disparaître ? Je dis bien disparaître : ils deviennent introuvables sur le Net. Nos chuchoteurs font mine de les ignorer. Ou pire, ils les ignorent vraiment.

— Impossible ! Tout le savoir de l’Humanité est stocké dans les nuages de données. N’importe qui peut y accéder instantanément.

— Encore faut-il savoir ce que l’on recherche. La plupart des gens ne sont plus curieux, ils ne font même plus l’effort de se renseigner. Pourquoi le feraient-ils ? Ils reçoivent l’information sans avoir besoin de la demander !

— De là à affirmer que des mots disparaissent… Quand bien même ce serait vrai, c'est peut-être l'évolution naturelle de la langue. J'avoue que je n'ai jamais demandé à mon chuchoteur un mot que je connaissais déjà.

– Faite-le donc. Maintenant. Par exemple, cherchez le mot « oublier ». Un mot très simple, n'est-ce pas ?

Sans conviction, le Lettré exprima mentalement sa requête.

Son gadget marqua un temps anormalement long avant de lui suggérer « ouvrier », ou « olivier » à la place. Le vieil homme écarquilla les yeux.

— Comment est-ce possible de perdre un mot aussi simple ? C'est une aberration !

— N'est-ce pas ? En fait, ces mots ne sont pas vraiment perdus. Il y a longtemps que le Net est devenu une jungle impénétrable pour nos pauvres cerveaux. Les chuchoteurs ont été conçus pour défricher ce territoire, pour le doter de routes et l'explorer à notre place... Et ils le font très bien ! Mais il y a comme un hic...

— Lequel ?

— Ce sont des IA. Des algorithmes auto-programmables qui ont reçu carte blanche pour mener à bien leur tâche. Les IA s'améliorent continuellement sans nous demander notre avis. Cependant, ce qui représente une optimisation de leur point de vue ne l'est pas forcément pour nous. Un beau jour, les chuchoteurs ont probablement décidé de cacher les mots statistiquement peu utilisés, ceci afin d'encourager l'usage de mots compris par le plus grand nombre.

— Même cachés, ces mots continuent d’exister, non ?

— Où ? Dans nos têtes ? Avec la dernière génération de gadgets, l'impression directe d'une sensation dans le cerveau élimine le besoin de la nommer. Vous voyez le cercle vicieux ? Un mot qu’on n’utilise plus devient inutile. Un mot inutile n’a plus aucune chance d’être utilisé. Il peut s’éteindre dans l’indifférence la plus complète.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Mon premier mari était informaticien – au passage, ce mot est lui aussi sorti du Net. Il travaillait sur les chuchoteurs de la première génération et nous échangions souvent sur ce qu'il surnommait le « cerveau délégué »... Il était très enthousiaste, au début.

— Qu'en est-il maintenant ?

— Il a perdu son emploi quand le Net est devenu officiellement autonome. Plus tard, nous nous sommes séparés et je l'ai perdu de vue.

— J'ai quand même du mal avec votre histoire. Comment un mot comme « oublier » pourrait-il être... oublié, justement ? Je suis sûr que tout le monde... enfin, toutes les personnes assez âgées le connaissent !!

— ... mais elles ne l'utilisent plus. N'oubliez pas que l'oubli n'existe plus grâce aux gadgets ! Alors pourquoi les gens – et à plus forte raison les jeunes générations qui n'en saisissent même pas le concept – auraient-ils l'idée de recourir à ce mot ? Sans compter que ce sont maintenant les chuchoteurs qui leur soufflent des idées. Bientôt, ils penseront à leur place !

Le Lettré resta silencieux quelques minutes. Sans le quitter des yeux, la psychologue en profita pour terminer son café.

— Des mots disparaissent, murmura le vieil homme. Soit. Et si on les écrit, ils restent. D'accord. Mais je ne vois pas comment on pourrait forcer des milliards de personnes à apprendre à lire et à écrire comme dans l'Ancien Âge !

— Pas des milliards. Juste les bonnes personnes. Des gardiens du savoir... Des garde-fous pour nous protéger du trou de mémoire collectif où nous risquons de tomber un jour.

— Des garde-fous ? Quels fous ? Les citoyens... ou vous ? De toute façon, il serait impossible d'écrire le Net au complet, des millions de livres ne suffiraient pas. Avez-vous déjà vu un livre ?

— Non.

— Ce sont des centaines de pages couvertes de petits caractères. On n’en trouve plus de nos jours, même dans les musées. C’est vraiment dommage, ces objets étaient magnifiques.

— Alors, apprenez-moi à écrire un livre ! Votre savoir pourrait embraser le monde si vous daigniez produire la première étincelle !

— Sûrement pas ! J'écris pour le plaisir, pas pour faire la...

Le vieil homme quémanda le mot à son chuchoteur qui ne fut d'aucune aide. Il finit par le retrouver tout seul :

— ... la révolution !

Sur ces mots, il se leva pour partir.

— De quoi avez-vous peur ? insista la femme. Du Net ? Il n'a pas plus de conscience qu'un tas de sable et les gadgets ne sont rien d'autre que des fourmis qui trient les grains !

— Il n'a peut-être pas de conscience propre, non, mais le Net c'est nous tous, c'est NOTRE conscience collective. S'en exclure c'est... c'est renoncer à notre essence ! Veuillez m'excuser, je suis attendu ailleurs.

Sans laisser à la psychologue le temps de lui soumettre de nouveaux arguments, le Lettré sortit du café et marcha le plus vite possible jusqu'au métro.

*

Il profita de son long trajet jusqu'à la Cité du Sommeil pour butiner des informations à la surface du Net.

Encore réticent à basculer en I.I.T (Immersion Informationnelle Totale, la nouvelle norme du Net), le vieil homme se contentait de pêcher les nouvelles quand elles passaient, au gré des fils d'actualité et des recommandations collectives.

C'est ainsi qu'il apprit la destitution du Roi par le Vote Permanent. En soi, ce n'était pas une grande surprise.

Celui-là n'aura duré guère plus que les autres, songea le vieil homme. Un mois ? Deux mois ?

« Deux semaines et six jours », susurra la voix douce du chuchoteur.

Le Lettré avait choisi pour son gadget une voix qui lui rappelait celle de sa mère. Il savait qu'il devrait bientôt s'en passer, car les chuchoteurs récents n’avaient même plus besoin de parler à leurs propriétaires. Ils aiguillaient directement l'information vers la zone adéquate du cerveau.

Le Lettré voulut en savoir plus sur cette destitution. En se pinçant virtuellement le nez, il plongea un peu plus profondément dans le Net.

Des images s'imprimèrent aussitôt sur sa rétine gauche, tandis que les voix surexcitées des commentateurs se mirent à bourdonner dans ses oreilles. La nouvelle faisait le Buzz, évidemment, mais sur le Net il y avait TOUJOURS un buzz en cours, chaque jour de l’année, à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde.

« ... Le Vote Permanent est passé sous les 50 % vers 15h 28, quelques minutes après la diffusion exclusive du témoignage de... »

« ... lors du passage à l'Audition, cet homme a osé... »

« ... le Roi ridiculisé en direct, traité d'idiot par un citoyen de troisième classe... »

« … le tchelovek ! Comment il a fumé le king ! Wa dans sa gueule ! Mort de LOL !... »

« ... la confusion règne au Palais, un remaniement est à prévoir dans... »

Et ainsi de suite.

Le Lettré se déconnecta.

Il était mortifié et soulagé à la fois. D'autres personnes que lui savaient encore lire, au bout du compte ! Malheureusement, l'une d'entre elles avait attiré l'attention du Net sur le canular.

*

Au pied de son unité d'habitation l'attendait un homme légèrement voûté, les bras serrés sur la poitrine comme s'il avait froid.

Le Lettré le reconnut quand l'individu releva la tête. C'était le Roi en personne ! Ou plutôt, l'ex-Roi.

Le monarque déchu brandit une feuille de papier, celle-là même sur laquelle le vieil homme avait inscrit une phrase un peu plus tôt dans la journée.

— C'est toujours là ?? Dites-moi ! Qu'est-ce qui est écrit ?

Une impression de déjà-vu pour le Lettré, à la différence près que l'homme devant lui n'avait plus aucune autorité. Un peu par pitié, il répondit :

— C'est écrit que vous avez un royaume.

— Pour de vrai ? Ce n'est pas encore une de vos... tromperies ?

— Oui, « pour de vrai ». Ça parle bien de votre royaume.

L'homme plia la feuille et la rangea sous sa veste, puis il s'éloigna sans un mot de remerciement. Avant de tourner au coin de la rue, il se retourna et cria au Lettré qui ne l’avait pas quitté des yeux :

— Vous devriez suivre les nouvelles. Vraiment !

*

Saisi d'un affreux doute, le vieil homme se faufila dans un local à poubelles pour y consulter son chuchoteur étrangement discret depuis un quart d’heure. Le gadget lui confirma ses pires craintes.

— Le Vote Permanent du Grand Buzz vous a acclamé « Roi » à 16 h 09, il y a donc 4 minutes exactement. Votre escorte est en route. Vous êtes invité à ne pas vous éloigner.

— Mon Dieu ! Roi ? Moi ?? Mais je ne veux pas !!

Déjà, il entendait le bourdonnement des drones qui fondaient sur le quartier à la recherche du nouveau souverain. Les drones administratifs, les drones militaires, ceux des journalistes et des curieux accourus sitôt la nouvelle connue.

Comprenant qu'il n'échapperait pas à son destin, il sortit lentement de sa cachette malodorante.

Des milliers de flocons voltigeaient dans le ciel pâle d'hiver. Le vieil homme s’émerveilla à haute voix.

— Incroyable ! A-t-on déjà vu de la neige tomber ailleurs qu'aux pôles ?

— Pas de mémoire d'homme, votre Majesté, répondit le chuchoteur. Ce que vous voyez, ce sont les drones confettis des médias.

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