Les engrenages de la mort

10 minutes de lecture

Une usine sans ouvriers, c’est purement et simplement un tombeau

Une usine sans engrenages n’en est plus une.

Alors, quel est donc ce lieu ?



  L’horlogesque camp égrène sa course effrénée. Bien graissés par le sang, ses rouages tournent minutieusement. Ses aiguilles trottent, fauchent pour la Faucheuse. Le cliquetis des pas dans la bourbe rythme nos nuits, nos journées. Nos vies. Mécanique précise, finement étudiée. Captifs de cette toile inextirpable, incapable de s’en défaire, nous survivons, condamnés.

  Comme chaque soir, la baraque obscure nous rassemble, les planches moisies menacent de céder à chaque instant. La brise s’engouffre sous la porte, secoue les murs, soulève le toit.

  Comme chaque soir, la filandreuse peine à étaler sa lueur ; les ténèbres environnantes en dévorent les moindres rayons. Vacillante, agonisante, elle manque de succomber… Et s’éteint.

  Comme chaque soir, le claquement des bottes dans la boue terrifie.

Flic.

   Flac.

Flic.

   Flac.

Une sirène.      Des aboiements.      Une rafale.

Le silence.

Flic.

   Flac.

Flic.

   Flac.

       Messes basses.

Rires étouffés.      

  Le battant du cabanon putride s’ouvre, ses gonds rouillés grincent dans la pénombre. Trois brodequins y pénètrent, le plancher usé martelé par leurs talons de cuir ne cesse de craquer. La sueur et le musc serpentent entre les lits. Leurs parfums âcres m’asphyxient, leurs souffles rauques me pétrifient. Le terrifiant défilé s’interrompt. Sans même les voir, je les devine, immobiles, devant la paillasse d’une jeune fille. La pauvre en y est arrachée.

On lutte.

On hurle.

On frappe.

  Son corps frêle traîne dans le sillage des bottes. Dans l’écho du silence, un gémissement se perd. La porte se referme, la peur ronge de nouveau les esprits. Mais… Qui sera le prochain ?

  Un jour nouveau se hisse sur l’horloge à morts. La lumière morne du soleil ne peut percer les volutes de fumée noire qui s’échappent des cheminées. Une neige de cendre fige le sol gelé. Le froid saisit, mord, transit mes extrémités bleuies. La Nuit emporte des vies ; elle n’en a pris que deux cette fois-ci.

  Comme chaque matin, on nous rassemble devant notre bâtiment. Nos haillons sales et déchirés ne nous protègent ni de la bruine ni du vent. Une casquette fait halte face à nous, hurle ses ordres et repart.

  Comme chaque matin, nous faisons la queue pour notre unique festin quotidien : une jatte de soupe insipide mille fois diluée, un quignon de pain rance, une lamelle de viande presque avariée. Il nous faut les avaler rapidement, les bottes s’impatientent et punissent les traînards.

  Comme chaque matin, nous attrapons nos outils et sous le regard d’acier du fusil, nous agrandissons les fosses. Pataugeant parmi nos défunts camarades, à coup de pelles et de pioches, nous arrachons la terre gelée.

  L’odeur est insupportable. Combien de personnes gisent ici ?

Je l’ignore.

Je ne peux pas le savoir.

Je ne veux pas le savoir.

  Dérangée en plein repas, la fange grouillante se glisse sous nos chausses usées. Les chitineux escaladent nos jambes étiques ; les gluants se libèrent du poids de nos carcasses affamées.

  Au loin résonne le vrombissement des moteurs. Passent bas au-dessus du camp deux ailes grises au nez jaune. Les yeux vitreux de mes compagnons se lèvent vers l’éther, priant muettement pour voir la voûte céleste. Les casquettes saluent les oiseaux de fers, les casques applaudissent la manœuvre.

Et le ciel se dérobe, interdit.

  Des uniformes sortent de leur bâtisse de pierre. L’un d’eux tire par le bras la victime d’hier. Ses guenilles sont souillées, déchirées ; une couverture miteuse cache avec peine sa peau dénudée. Prise au piège entre les serres de ces aigles aptères, la gamine est bahutée, bousculée, culbutée. Ils en rient. Ses jambes éreintées ne supportent plus le poids de ces atrocités. Le visage aux traits creusés s’effondre dans la boue. Saisie par les cheveux, elle est relevée de force, acclamée par un tourbillon d’injures. La jeune femme est abandonnée là, devant notre bande d’inhumains.

  Et les bottes s’éloignent dans leur mélodie habituelle.

Flic.

   Flac.

Flic.

   Flac.

  À genoux dans le limon noir, son regard vide passe sur nous sans même nous voir. De ces prunelles embrumées n’échappent aucun éclat de vie. Son esprit de verre n’est que poussière. Aurait-elle préférée trépasser ? Une femme s’approche tendrement, lui enserre les épaules et l’aide à marcher. Ses jambes tremblent, prises de spasmes. Son corps régurgite les liqueurs séminales et le sang. Puis viennent les larmes. Ma petite flamme de combattant se ravive, animée par l’orage de ma colère. Mais l’espoir m’a quitté, mon feu s’est consumé. Alors la bête de somme que je suis devenu enfonce sa pelle dans le permafrost.

Et recommence.

Encore.

Encore.

Encore…

  Un homme s’effondre à côté de moi. La face dans la mélasse, il halète. Les joues creusées, les yeux cernés, le squelette aux prunelles décolorées agonise. Le fusil porte son attention sur lui ; mon camarade se redresse, titube, trébuche. À genoux, il murmure…

Une prière.

            Un ordre.

Le clic d’une culasse.             

Un coup de feu.

  Ce qui autrefois était mon partenaire tombe à la renverse, ajoute une couche à la pile de macchabées de la fosse.

Qui l’a tué ?

Le fusil ?

Le froid ?

La faim ?

Aucune importance, légion est la Mort. Elle erre parmi nous dans cet horlogesque corridor de l’extinction, amassant pléthore d’âmes. Je regarde ce corps que la vie a depuis longtemps quitté. Le carmin s’écoule de son torse déchiré, se mêle à cette infâme bouillie grouillante. Mais je ne ressens rien.

Ni compassion.

Ni haine.

Ni pitié.

Juste le néant…

  Les casques s’agitent, un train entre dans le camp. Les wagons de bois s’ouvrent ; une foule fourmillante en est extirpée de force. Le bétail est rassemblé puis dirigé vers le grand hangar jouxtant la voie ferrée : le comité de bienvenue. Ils seront dépossédés, déshabillés, déshumanisés. Les vieux et les malades rempliront la fosse nouvellement creusée. Les bottes les plus lubriques choisissent déjà de jeunes proies, viande fraîche sur l’étal du boucher.

  Mon groupe est envoyé nettoyer les wagons pour le préparer à son prochain voyage. Pénétrant la voiture ferroviaire, une âcre odeur d’excréments m’agresse. Les quelques cadavres baignent dans une mer de selles et d’urine. Mon regard balaye avec dépit l’ensemble des corps, mais l’un retient mon attention.

Floc.

   Floc.

  Mes chausses collent à la mélasse humaine répandue sur le plancher. Une petite fille git là, au milieu de cet enfer méphitique. Une gosse ! Elle doit avoir à peine huit ans... Ses lèvres bleuies entrouvertes semblent figées à jamais dans un ultime soupir. Le gel dévore son visage de porcelaine. Sa peau, plus blanche que la neige de mon pays, est dure comme la pierre. Je ne peux la traîner dehors.

Pas elle.

Alors je me penche et l’enlace. Son corps déjà raide me peine. Je ne peux la jeter sur la pile mortuaire qui s’agrandit à mesure que les wagons rutilent.

Pas elle.

Au creux de mes bras, je porte cette poupée de chair. Je rêve au fond de moi que le peu de chaleur qu’il me reste lui permette de revivre. Espoirs miragineux. L’engrenage de vie a cassé. Ma petite étincelle ne peut réparer le cœur glacé. Je la dépose délicatement à côté des autres voyageurs. Elle ne devait pas partir.

Pas elle.

Aucun enfant ne le devrait.

  Les bétaillères maintenant débarrassées des traces de leurs passagers, le train s’en retourne vers de nouveaux horizons. Toujours à l’heure, il reviendra chargé d’inhumains, les vomira et s’en ira.

  Résonnent au loin les sirènes de la ville. Les baleines volantes au ventre lourd de bombes font pleuvoir ces engins d’extinction depuis les cieux. Assourdissant comme le tonnerre d’un mauvais orage, l’écho d’explosions me parvient. En réponse, les canons bariolent l’azur de mitraille et de plomb. Les zincs craquent, fument et tombent ; funeste spectacle… Cette guerre n’en finira-t-elle donc jamais ?

  Comme chaque soir, la baraque obscure nous rassemble, les planches moisies menacent de céder à chaque instant. La brise s’engouffre sous la porte, secoue les murs, soulève le toit. Qui sera pris ce soir ?

  Les bottes entrent, plus nombreuses que d’habitude. Elles ne cherchent pas, elles avancent. Entre les lits de bois, leurs souffles rauques éventent leurs haleines de tabac caféiné. Elles s’arrêtent près du mien et murmurent des mots étranges. Quelques instants suffisent pour qu’on m’arrache à ma paillasse et me traîne au-dehors. Je n’ai même pas lutté. En ai-je la force ?

  Le pantin de chair que je suis lève les yeux. Il se dévoile enfin… L’océan gris des fumées cheminesques s’est effacé, laisse place à ce bleu ténébreux moucheté d’étoiles. Au cœur de cette mer lisse, la sélène rayonne. Le frimas dévore mes extrémités. Malgré mon agonie, je souris.

Je l’ai vu.

J’ai vu le ciel.

  Une porte s’ouvre, je devine un interminable escalier s’enfoncer dans les entrailles de la Terre. On me jette ; je vole, je dégringole ; je m’écrase contre le béton de la cave. Endolori je ne réponds plus. On me ramasse, on m’attache à une chaise. La pièce est ridiculement étriquée. Dans un recoin, un bureau usé fait face à une table d’outils souillés. À mes pieds, une grille métallique sert sans doute à évacuer mes fluides. Une filandreuse s’allume, m’éblouit, m’aveugle.

  Une casquette entre et s’assoit derrière le secrétaire vermoulu. Ses petites lunettes rondes me percent. Son anormale impassibilité me toise. Dans ma langue natale, il s’adresse à moi :

  • Dites-moi tout sur « Gunnerside ».
  • Je… Je ne sais rien…

Soupir.

Geste de la main.

Griffonnages.

  Deux casques s’avancent. L’un après l’autre, ils cognent le mannequin de chair.

Ma lèvre éclate.    Ma paupière gonfle.    Mon arcade se fend.

Le nectar ferrugineux emplit ma bouche.

  L’ignoble uniforme gris se lève et me rejoint. La douleur irradie mon visage, chauffe mes joues et mes tempes. Un mince filet empourpre ma figure.

  • Je vous espère plus coopératif à présent. Je repose donc ma question : qu’est-ce que l’opération « Gunnerside » ?
  • Je l’ignore, je le jure ! Pitié…
  • Vous le savez sûrement, mais vous n’êtes pas le premier à être assis à cette place. Et jusqu’à présent, j’ai toujours eu ce que je voulais.

  La casquette à lorgnette se penche vers son outillage, contemple avec admiration une fine pince.

  • Je déteste les effusions de sang inutiles… Cependant, je reste débordant d’ingénierie. Nous avons les moyens de vous faire parler, autant ne pas vous y forcer.

  Libidineux, mon tortionnaire me terrifie. Sa malsaine fascination pour ses instruments m’épouvante. La panique court dans mes veines comme la fange dans la charogne. Soudain, je me surprends à pleurer. Mes perles salines glissent en cascade le long de mes joues sales, leur parfum agrémente le fer du sang. Les lunettes m’observent, me sourient.

  Ses sous-fifres m’appliquent un chiffon sur le visage, de l’eau y est versée.

Je halète.

       Je m’essouffle.

                Je m’étrangle.

        Je suffoque.

J’étouffe.         

Je me noie.

  Le liquide s’infiltre dans mon nez, ma bouche ; emplit mes poumons, mon estomac. Le monde devient noir, je tourne de l’œil. Est-ce la fin ?

  On m’ôte mon bâillon détrempé, la lumière m’éblouit de nouveau. À deux doigts de vomir, je me penche en avant et tousse l’onde claire. Suis-je en enfer ? Est-ce le diable qui me confronte ?

  Je n’ai même pas le temps de reprendre mes esprits que l’on recommence ce traitement aqueux. Chaque immersion semble durer une éternité, alors je fantasme. Je fantasme de ma forêt de sapins enneigés, de mes montagnes glacées. Je fantasme de mon petit bateau de pêche et de ses relents marins. Je fantasme de ma femme, de mon fils, de ma fille.

Je ne suis plus là, plus lucide.

  Comme tous les soirs, le sadique uniforme s’est bien amusé. Le pantin de viande est détaché. Les casques me traînent et m’entraînent dans cette chorégraphie mille fois répétée, millimétrée, chronométrée. Je me retrouve projeté contre la porte de mon abri. Exténué, brisé, je rampe jusqu’à ce qui me sert de lit.

  Ce soir, je prie pour que la Faucheuse m’embrasse et m’emmène.

  Un jour nouveau se lève. Le ciel de cendre est obscurci par les fumées de la ville. Verglaçante, la pluie gèle les os. La Nuit emporte des vies ; elle n’a pas pris la mienne cette fois-ci. Mon corps mutilé porte les stigmates de mon interrogatoire, la douleur m’insupporte.

  Comme chaque matin, la casquette beugle ses ordres et s’en repart. Ce sera les fourneaux aujourd’hui. Alors ma petite équipe se traîne vers les hautes cheminées et leurs bouches enflammées. Le groupe que nous relevons se montre, couvert de suie. Apeurés par la lumière grise du soleil, les inhumains s’avancent.

Et nous pénétrons l’enfer.

  À l’intérieur des crache-fumées, la chaleur étouffe. Mes yeux brûlent, sèchent, flétrissent. La peau se racornit ; la sueur bout sur nos fronts lorsque les gueules ardentes s’ouvrent. Le soufre est omniprésent ; il ronge tout.

Les murs.

La chair.

Les entrailles.

  Les fours avalent de nombreuses dépouilles, mais pas assez. Les bottes s’impatientent ; les brouettes de cendres ne se vident plus. Les cadavres s’amoncellent, les coups pleuvent par torrents.

  Deux masques anti-gaz approchent. Leurs mirettes de verre nous fixent, leurs souffles mécaniques retentissent entre le crissement des portes des incinérateurs. Devant eux, un chariot grinçant porte une carnassière noire.

  • Brûlez ça.

  Les deux respirateurs jettent la poche sombre sur le sol de suie et s’en vont sans même se retourner. Les crématoires pleins, un farfouilleur se risque à ouvrir le sac mortuaire. Un rejet de vapeur s’en échappe. La chose à l’intérieur n’a rien d’humain ni d’inhumain ; assemblage de chairs rongées, purulentes. Curieux, le fusil scrute notre air ahuri.

  Le fouineur soudain se fige.

Il tremble.

Il salive.

Il étouffe.

  À pas lents, le crache-plomb s’approche. Il dépose délicatement le fer de son arme sur la tempe de l’agonisant. Nonchalamment, il presse la détente. Au bout du compte, sa délivrance survient dans la calamine. Le tireur désigne de la tête le macchabée, puis la fournaise.

Un ordre muet.

Alors nous nous exécutons.

Ouvrir la porte.

Charger la charogne.

Fermer la porte.

Incinérer.

Ouvrir la porte.

Chasser les cendres.

Recommencer.

  Dans le ventre de l’usine, nous sommes ouvriers et combustibles. Nous, pauvres inhumains égarés, avançons dans les ténèbres obscures de ses entrailles. Quel but avons-nous, si ce n’est de survivre ou de mourir ? Que faire pour cesser de graisser de notre sang les engrenages de cette machinerie ?

Je rêve d’un petit plomb pour me faire sauter le caisson.

Une simple pression sur la détente.

Et la liberté.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Scribopolis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0