Écoute-moi.
Tu n’as pas pu t’en empêcher hein ? C’était plus fort que toi, n’est-ce pas ?
Alors tu te retrouves perdu dans le noir. Tes ongles griffent les murs de métal qui se referment sur toi. Ils t'obsèdent, te terrifient, te protègent. Eux au moins ils sont là.
Tu ne cries plus, enfin as-tu compris que c’était inutile. Juste un fracas rauque, une fresque offerte aux aveugles, un froc pour cul-de-jatte. Tu essayes simplement d’avancer à tâtons, de quitter ces corridors hors du temps. Mais c’est trop tard, tu le sens en toi depuis des heures.
Il n’y a rien ici. Rien pour les gens comme toi, rien pour personne. Nous sommes abandonnés de tous, des regards du monde, des yeux des enfants, du cœur du bon peuple. Il n’y a rien d’autre que toi et ces corridors hors du temps que tu tentes vainement de fuir.
Tu tombes à genoux, maintenant. Et tu as mal car le sol est plus dur que cette réalité qui te frappe. Une nouvelle fois, tes mains scrutent les parois comme les racines d’un arbre dans un pot trop petit. Et enfin tu trouves une brèche. Une vague de chaleur part de ton sternum et envahit ton corps jusqu’à l'extrémité des doigts. C'est touchant. Ce regain d’espoir circule dans tes veines, pareil à un junkie prenant sa dernière dose.
Oh, tu es debout, à nouveau. Un pas en appelle un autre et tu passes la porte.
S’il y avait un autre côté au pas de la porte, il te déçoit. Pas plus de lumière, pas plus de relief. Toujours cette odeur de fer. Tu ne sais même plus si cette odeur est celle des lieux où de ta propre terreur. En fait, c’est probablement l’absence totale de remugle.
Le silence de ta solitude aveugle t’accompagne tandis que même le sol sous tes pieds te parait éthéré. Tu passes une langue sèche sur tes lèvres crevassées espérant un repère quelconque, hélas tu n’as plus le goût à rien.
Pourquoi as-tu quitté ces murs ? Désormais tu n’as plus rien auquel te raccrocher ! La pulpe de tes doigts décharnés ne rencontre que le vide abyssal qui t’enveloppe. Plus de murs de métal, seulement les abîmes.
Te rappelles-tu ? Te rappelles-tu cette vague de chaleur ? Bien entendu que tu t’en souviens, c’était il y a quelques instants. Pourtant avec quelle célérité celle-ci a-t-elle été absorbée ! C’est fantastique. La flammèche s’est éteinte aussi vite qu’elle s’était rallumée.
Un pas en appelle un autre. Puis un autre. Tu n’as plus aucune idée du nombre de foulées qu’il t’as fallu pour en arriver là, mais enfin ton genoux heurte un obstacle. Oh bien-sûr que c’est douloureux, mais au moins tu ressens quelque chose. Quelque chose d’autre que la terreur glacée qui t'étreint. Qu’est-ce ?
Accroupis dans la poussière, tes mains courent sur l'objet fantasmagorique. c’est rond, c’est froid, ça bouge.
C’est sans doute une mauvaise idée de toucher à quoi que ce soit dans un endroit comme celui-ci, mais après-tout… Pourquoi pas ?
Une valve. C’est une valve.
Vague de chaleur.
Vent tourbillonnant.
Vite, tourne-la, cette maudite valve !
C’est un peu comme si elle se défendait, non ? Ce bruit strident, insupportable qu’elle gémit lorsqu’enfin, elle daigne pivoter. Un tour, deux tours… combien de tours ?
Puis la butée.
Quelque chose, quelque part, sur ta gauche, tremble. Une réponse monstrueuse à ton action désespérée. Le tremblement court au plafond, glisse sur les hypothétiques murs, fond au sol. Ça se rapproche.
Tu as encore les mains crispées sur cette valve, et elle aussi tu la sens frémir. De plus en plus. De plus en plus. DE PLUS EN PLUS !
Ça se rapproche !
Ha, voilà ! Nous y sommes ! Le bouquet ! Le summum ! Le pinacle ! Le paroxysme ! Le climax !
Du tout-de-noir, nous passons ensemble au tout-de-blanc. Le vent s’engouffre entre les murs et hurle dans tes oreilles qu’un hymen avait recouvert. Projeté par la soudaineté de l’assaut, tu es tombé à la renverse, l’arrière du crâne heurtant violemment les carreaux de céramique blanc. Cette flaveur de fer remplit ton palais et tes sinus. et un reflet rouge voile brièvement ta cornée. Tu as mal. Terriblement mal. Tu souffres mais tu te sens vivant. Vivant pour la première fois depuis…
Tes yeux s’habituent aux photons et les accueillent avec la délectation malsaine de ceux qui se goinfrent après un jeun.
Je t’entends même rire comme un dément !
L’immense pièce autour de toi se dévoile petit à petit et tu te demandes comment tu as pu errer si longtemps loin de tout.
Des machines s'accrochent aux murs comme du lichen et leurs tuyaux, leurs boyaux sinusoïdes tapissent sol et plafond.
Du fer blanc au laiton cuivré, savamment saupoudré d’une poussière centenaire délicatement déposée par l’entropie.
Tes yeux grands ouverts se délectent de chaque détail, chaque boulon, chaque vis, chaque valve.
Il y en a des dizaines, et c’est pourtant la bonne sur laquelle tu es tombée. Tu remercies même ta rotule en sang.
Et puis *cling*. Quelque chose tombe. *Clang* une autre…
Haha, non, ça ne peut pas…
Extatique, as-tu seulement remarqué que la machinerie est toujours en branle ? À ton avis, que se passe-t-il quand des tuyaux rouillés se secouent après des temps immémoriaux dans l’oublie ?
Ha tu veux courir maintenant ? Mais vers où ? La seule embrasure est celle d’où tu viens, là où tu étais prisonnier il n’y a pas si longtemps. La cellule aux murs de métal. Non voyons, si on pouvait s’échapper, tout le monde le ferait.
Mais tu veux quand même essayer tandis que le plâtre se décroche du plafond. Tu retournes sur tes pas, rebrousse ce chemin si douloureux.
Las, tu laisses échapper un nouveau râle lorsque tes yeux se posent sur trois pans de murs vierges.
Je te l’ai dit, mais tu ne m’écoutes pas.
Tu ne t'échapperas pas.
Une nouvelle fois, tu fais demi-tour. Dans la grande salle, les tuyaux pendent maintenant comme des lianes d’où s'échappe une sève de vapeur.
— Tout est vain, n’est-ce pas ? me demandes-tu.
Évidemment. Je ne cesse de te le répéter.
Un boyaux cède et t’écrase sous son poids. Essayes-tu seulement de sortir de là-dessous ? Non. Bien sûr que non. Tu as enfin accepté ton destin.
Aux lumières, tu préféreras les ténèbres enveloppantes.
Aux décombres qui t’écrases, tu préféreras le vide abyssal.
Aux vacarme assourdissant, tu préféreras le silence de l’oubli.
Aux flaveurs ensanglantés, tu préféreras le néant.
Aux espoirs vains, tu préféreras la résilience du cauchemar.
Car personne… Non, personne ne vainc l’usine du cauchemar.
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