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De nos jours.
Un dernier virage. J’arrivai. Le long sentier de castine qu’un trait d’herbes folles coupait en deux se dévoila. Un chemin perdu entre ciel et terre, entre collines et terres cultivées. J’y engageai mon auto. De part et d’autre s’épanouissaient les champs de blé si chers à mon grand-père, quelques coquelicots ponctuaient les abords des plantations, touche de couleur sur jaune dominant. L’océan de grains ondulait au rythme du vent chaud venu du sud, le vent des fous, comme il disait. Certains, à s’y exposer trop longtemps, en perdaient la raison, il aimait cependant les longues ballades quand l’Autan soufflait. Là était sa dose de folie. Ces paysages me ramenaient vingt ans en arrière lors de ma dernière visite, je ne pensai pas que ce coin du Gers me manquerait à ce point. Je stoppai, puis m’enfonçai au milieu des tiges dressées vers le soleil. Mes mains caressaient les têtes d’épis, j’en ressentis la force et la densité. Les récoltes seraient abondantes. Papy Paul ne les verrait pas. Dix jours plus tôt, on l’incinérait.
C’était à moi de répandre ses cendres. Un devoir envers ma parole, puisque mon père, en froid depuis longtemps avec le sien, ne voulait pas en entendre parler. S’il avait fait acte de présence à la cérémonie, son chauffeur l’attendait à la sortie de l’église de Cézan, afin de le reconduire à ses stratosphères parisiennes. Diriger la centaine d’entreprises de son groupe et les milliers d’employés qui y travaillaient, prenait tout son temps, rien d’autre ne comptait. Chez lui la famille se composait du « je », les autres pronoms personnels n’existaient pas. Un homme sec, directif, orgueilleux jusqu’au bout des ongles. Ma mère, lasse de son comportement, l’avait quitté. Depuis, elle se battait contre une armée d’avocats pour récupérer quelque argent de son dû. Souvent je l’appelais ou passais la voir. Moi, je travaille avec lui. Mon bureau, contigu au sien, me classe comme l’héritier légitime, le seul capable de lui succéder. « Ce groupe restera dans la famille, l’important n’est pas ce que l’on est mais ce que l’on a », me répète-t-il sans arrêt avant d’ajouter « ne pense pas comme le fretin, pense haut et grand. » En bon fils, je me plie à son diktat, sauf hier, lorsque je lui ai dit que je partais m’occuper de grand-père. La bouche déformée, l’œil mauvais il m’a craché au visage : « Fais ce que bon te semble, mais sois là après-demain, le travail n’attend pas. »
« Le travail n’attend pas. » Tout petit déjà, ces mots sonnaient à mes oreilles. Façonné à l’image de mon père, je n’avais eu qu’une enfance partielle et une adolescence murée par une horde de professeurs. Apprendre était mon leitmotiv, les copains, les amis, les conquêtes, étaient bannies du vocabulaire. Ne comptait que la réussite. Je ne m’échappais de cette tenaille que trois ou quatre jours par an, lorsque j'accompagnais mes parents dans le Gers. Le temps n’avait pas de prise à ces moments-là. Je passais mes heures avec Papy et Mamy, mais sentais une chape de non-dit au-dessus de ma tête. Un secret entourait ce lieu et ses habitants. Malgré mes suppliques et l’envie d’explications que je lisais dans les yeux de mon grand-père, jamais je n’avais su lequel. Nous partions toujours sur un coup de gueule entre Paul et son fils. Ces deux-là ne se comprenaient plus. En avait-il été autrement un jour ? Rentré, je reprenais mes études à m’en abrutir. Un schéma, toujours le même, je n’en étais sorti que pour intégrer une tour de la Défense. Depuis, je me conformais aux exigences du groupe, à celles de mon père. Formaté. Voilà le bon mot, je suis formaté. Et le pire, je me complaisais à ce seul avenir.
J’aperçus d’abord les tuiles moussues de la grange, puis les murs de pierres qui la composaient. Des stries noires, stygmates de l’âge, rayaient les moellons de calcaire, alors qu’une façade se battait en vain contre le lierre. La plante, maître du lieu, étendait déjà son empire jusqu’au faîtage, nul doute que d’ici peu, le combat gagnerait toute la bâtisse. Venait ensuite la demeure devant laquelle trônait un puits. Sa profondeur semblait sans fin, son eau claire et fraîche. On pouvait en boire. Petit, je me penchais par-delà la margelle, une grille empêchait toute chute, puis m’égosillais face au trou. Ne me revenait alors qu’une voix sombre et humide. Papy me disait que l’âme du puits me répondait. Je le croyais, tout ici possédait une vie.
Je garai la voiture et attendis avant d’en sortir. Je ne saurais dire combien de minutes. J’eus l’impression que les éléments se figeaient, comme si leurs molécules, pendues à mon bon vouloir, s’impatientaient de mes mouvements. Quelle drôle de sensation ! Je m’érigeais en pourfendeur, les heures ne s’écoulaient pas. Le Sud de Nino Ferrer vint à mon esprit, je récitai les paroles : Le temps dure longtemps, et la vie sûrement, plus d’un million d’années. Il avait raison.
Je saisis l’urne funéraire posée sur le siège passager et me décidai enfin à bouger. Regarder la maison me fut difficile, m’en approcher aussi. Je ne me l’expliquai pas. Peut-être le fait que je tenais son dernier habitant entre mes mains. Je perçus, d’un coup, une étrange vibration provenant des murs puis un son bref et strident. La demeure espérait Paul, c’est la sensation que je perçus. Une ligne de frisson me parcourut l’échine, je compris que le moment d’avancer était venu. Clé à la main, je gravis les trois marches du perron puis engageai le sésame dans la serrure du lourd battant de bois. Un bruit sourd accompagna son pivotement, je poussai la porte.
Le noir m’accueillit, j’avançai à tâtons jusqu’à la cuisine. L’urne posée sur la table, j’ouvris fenêtres et volets. La lumière pénétra, de nouveau, le son se fit entendre. J’entrebâillai à la hâte les vantaux des autres pièces, l’obscurité m’oppressait, tout autant que ce bruit. D’où provenait cette note semblable à un coup de sifflet ? De l’étage je pensai, ou alors du grenier. Avant de monter à sa recherche, je basculai le bouton du compteur d’électricité, une lueur inonda la maison. L’escalier se perdait en quart de tour, je l’avais maintes fois emprunté, ma chambre se trouvant au premier. Jeune, l’ouvrage servait de partenaire de jeu. Je montais à reculons, à quatre pattes, puis descendais en glissant sur les fesses, hoquetant à chaque échelon. À l’époque, le bois sombre renvoyait mes rires et mes cris, là, les marches craquaient sous mes pieds. J’eus un doute quant à leur solidité et me vis englouti vers je ne sais quel cauchemar d’enfant. Je n’osai saisir la rambarde par peur qu’elle ne se brise, c’est tremblant que j’atteignis le palier.
La porte de ma chambre, ouverte, amplifia mon stress. Je devinai le grand lit de plume, mais une silhouette assise sur une chaise se tenait à ses côtés. L’envie de m’enfuir se mêlait à celle d’avancer, je risquai un pas. Seuil franchis, ma main chercha l’interrupteur, un doigt l’enfonça. Je poussai un ouf de soulagement, le contour sur la chaise se composait d’une couverture et d’un oreiller. Quel idiot ! Je souris à mes peurs, lorsque, pour la troisième fois, le son se fit entendre. La note émanait du grenier. J’y grimpai, irrésistiblement attiré par la découverte.
Je n’étais monté qu’une fois ou deux avec papy, j’avais pour consigne de ne pas entrer sans lui. Je m’y tenais malgré ma curiosité. Souvent je lui demandais la raison pour laquelle je ne pouvais y aller seul, il répondait : « tu le sauras un jour. » J’imaginais, caché dans des coffres, des cartes aux trésors et les butins fabuleux qu’il avait ramenés de lointains voyages. Lui, capitaine corsaire écumant les mers, pillant galions et goélettes, toujours poursuivi, jamais arrêté. Cependant, mon grand-père restait une énigme pour moi, jamais il ne parlait de son passé. Le secret.
Je tournai la poignée. À mon étonnement la porte s’ouvrit. Un fenestron dispensait un rai de lumière suffisant à ma vue, j’entrai dans le sanctuaire. Mon imagination d’enfant voyait pléthore de caisses pleines à craquer d’or, de costumes et d’ustensiles en tout genre, la pièce ne contenait en fait qu'une petite malle en osier posée à même le sol. Rien de plus. Si le son provenait d’ici, je ne vis aucun instrument capable de le produire. Je pensai avoir rêvé. Après tout, revenir là remuait mes souvenirs, je croyais peut-être renouer avec mes phantasmes de gamin et trouver l’explication au mutisme de papy. Mais non, cette vieille bâtisse ne m’apprendrait rien. Si secret il y avait, la révélation ne viendrait pas du grenier. Je fus déçu par mon pragmatisme, je m’avouai néanmoins que le réalisme de la situation l’emportait. Comme toujours.
Je fis demi-tour et m’apprêtai à sortir lorsque un courant d’air claqua la porte. Je me précipitai à la poignée et l’actionnai. En vain, le levier tourna dans le vide. Tirer dessus fut sans résultat, la gâche ne céda pas, ni le bois à mes coups d’épaules. Je me retrouvai prisonnier. Un instant la panique me saisit, je fis front en réfléchissant. La situation n’était pas critique, je disposais de mon téléphone et pouvais appeler à tout moment les gendarmes. Je serais libéré en peu de temps. Puis, ma réflexion se porta sur plusieurs faits. Comment un courant d’air pouvait passer dans le grenier ? Aucune ouverture ne pouvait le provoquer. Et pourquoi cette fine porte résistait-elle à mes assauts ? La défoncer devrait être facile. J’attrapai mon smartphone, la batterie était déchargée. Cette fois, mon pragmatisme en prit un coup, rien de logique ne se déroulait dans cette pièce. Je me rendis à l’évidence. Non, je n’étais pas prisonnier, quelque chose m’avait attiré ici dans le grenier. Moi, je l’avais regardé sans la voir, l’objet m’empêchait maintenant de sortir. Je me retournai. Le son, plus faible, résonna. Je compris que ce fameux jour dont me parlait grand-père, était arrivé.
Je m’assis en tailleur à côté de la malle en osier puis l’ouvris. Au fond, se trouvait un manuscrit, je l’attrapai. Aussitôt, une douce chaleur m’enveloppa. Je tournai la première page et lus le titre. « L’Âme du fond. »
Plus bas, alors que le papier était vierge, s’écrivit sous mes yeux éberlués : Pour toi, Jean.
Mon prénom.
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