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Paul jeta l’ancre au fond d’une crique aux eaux limpides. Si le paradis existe nous y étions. Seuls. Un arc-de-cercle de sable blanc délimitait la plage, un côté bordait la forêt tropicale, l’autre les à-pics d’une falaise. Une image épurée, une carte postale avec ses palmiers arqués vers l’océan et ses multiples endroits où cacher deux corps amoureux. Sans savoir où j’étais, j’imaginai quelques îles des Caraïbes, une vie perdue sur l’aigue-marine et l’outremer. Inaccessible de ma tour de verre, ce voyage me réservait des surprises, j’espérai ne jamais rentrer.
Pendant que Paul saisissait une glacière dans un coffre, les filles se jetèrent à l’eau. Une rejoignit la plage, l’autre attendit mon grand-père et son chargement. Je les regardai s’éloigner, ne sachant pas si je pouvais me risquer à leur suite. Qu’adviendrait-il de moi si je traversais l’eau et n’arrivais pas à nager ? La mer m’engloutirait-elle à jamais ? Sous la coque, la profondeur dépassait ma taille, mais je discernai le fond sablonneux. À défaut de me noyer, je marcherais jusqu’à avoir pied, à condition de retenir ma respiration. Cependant, je trempai les doigts, le liquide résista aux mouvements circulaires de mes mains. La preuve que je flotterai. Sans réfléchir plus, je plongeai.
À terre, des traces de pas menaient à l’ombre d’un palmier. J’y découvris la glacière ouverte. Du champagne et des flûtes se disputaient le froid d’un bloc de glace, mais ceux à qui le breuvage se destinait avaient disparus. Pas loin. Des rires s’échappaient de derrière un rocher, je n’approchai pas et souris. Une facette inconnue de mon grand-père se dévoilait, un morceau de son existence trépidante. Tout l’opposait à la mienne. En cela, je l’enviai, même si je ne comprenais pas encore la raison de ma présence.
J’entrepris la découverte de mon environnement et filai en direction de la falaise. À l’endroit où mer et roche se joignaient dans la violence d’un ressac, je vis un flacon de verre porté par une vague. La fiole, opaque, vint cogner la pierre plusieurs fois sans se briser. Intrigué, je me penchai afin de l’attraper. Lorsque mes doigts la serrèrent, je ne pus réfréner une envie de courir, entraîné malgré moi vers le palmier et son ombre. Par deux fois je trébuchai, me ramassant sur le sable, mais jamais je ne lâchai l’objet. Je n’aurais pu, tant la bouteille semblait collée à ma main et guidait ma course folle. Arrivé, je la déposai, à sa volonté, dans la glacière. Surgirent, à ce moment-là, Paul et les filles.
Cathy et Laura étaient insatiables. Je profitais de leurs corps autant qu’elles jouissaient du mien. Nos joutes se répétaient, quel que soit le lieu ou le moment de la journée. On se dévorait. Je les avais levées, la semaine dernière, sur le port de Gustavia, alors que je passais quelques jours de vacances dans la maison de mon pote José. Du coup, j’avais prolongé mon séjour, quitte à m’attirer les foudres des personnes que j’employais à Paris. Ces deux garces savaient me retenir, je supposais que le fric que je dépensais sans compter n’y était pas étranger. Nuits en palace, restos, boites de nuit, alcool, drogue, nous abusions de tous les attraits de l’île. Aux lendemains difficiles, nous n’avions qu’un objectif, recommencer. Dépravé, ce mot résumait à lui seul l’état dans lequel je me trouvais, et ma foi, je m’en accommodais.
Je n’imaginai pas rentrer au bercail avant plusieurs jours, le temps de repousser encore la solitude murée de mon existence parisienne, et d’assouvir mon besoin de déchéance. Ici, les fruits défendus poussaient à coup d’argent, je n’avais qu’à sortir mon portefeuille pour les cueillir. Certes, tout cela était disponible en métropole, mais là-bas, je prenais mon pied autrement. Je puisais dans le cynisme, l’insolence et le pouvoir, pour disposer de ce que je voulais. Rien ne me résistait, mon entreprise touchait son firmament, à vingt-cinq ans, j’employais plusieurs centaines de personnes. Un sale type, arrogant, retord, voilà ce que j’étais devenu, et je m’en foutais.
Ce matin, je louai un bateau afin de rallier l’île Fourchue. Là, je savais trouver une crique abritée et sa plage de sable blanc. Nous y serions seuls, enfin c’est ce que je pensais, quoique je ne m’explique pas ce que j’ai vu.
Nous venions de sortir du port, les filles se prélassaient à l’arrière du hors-bord, le bruit des moteurs couvraient leurs paroles. Au large, j’avais accéléré et m’étais concentré sur mon pilotage. Cinq minutes plus tard, une forme floue s’était dessinée à mes côtés. Sans nul doute, il s’agissait d’une silhouette humaine, sa taille avoisinait la mienne. Je ne sais dire si c’était une femme ou un homme, cependant, cette chose se trouvait là. J’avais cru avoir la berlue, après tout, la ligne blanche que j’avais sniffée deux heures auparavant pouvait justifier d’illusions. Dans le doute, j’avais souri avant que le spectre ne disparaisse. À terre, Laura et Cathy m’avaient fait oublier cette vision.
Mais, de nouveau je la vis, alors que nous sortions de l’abri d’un rocher. Là, toute proche de la glacière. Je stoppai, et demandai aux filles si elles aussi distinguaient cette forme se mouvoir sous le palmier. À leurs réponses négatives, je pensai à la nécessité d’arrêter mes excès, ceux-ci me jouaient des tours et augmentaient ma fébrilité. Cependant, je ressentis une impression étrange. Pas de peur ni d’angoisse, mais plutôt une sorte d’apaisement, comme si ce fantôme n’était qu’un messager, un éclaireur. Une foule de questions déboula, toutes se contredisaient, aucune n’était rationnelle. Je n’avais pas d’explications à y apporter, si ce n’était que je perdais la tête.
Pourtant, en regardant la glacière, je sus que je ne divaguais pas. Je sus que les réponses à mes interrogations se trouvaient là, dans cette bouteille sombre au bouchon scellé de cire bleu, et sur laquelle apparaissait mon prénom : Paul.
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