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La semaine suivante, la présidente nous communiqua une bonne nouvelle : nous jouerions dans un vrai théâtre, celui de Vidy au bord du lac où je m’arrêtais tous les samedis matin avec Florian. Notre mécène paierait les frais supplémentaires. C’était prévu depuis longtemps mais seules quelques personnes étaient au courant jusqu’à la signature définitive du contrat. Un bus navette serait même organisé pour assurer le retour des gens du village qui ne pouvaient pas se déplacer par leurs propres moyens.
Ce ne serait pas dans la plus grande salle, mais dans le Pavillon qui avait tout de même une jauge de 250 fauteuils, soit 50 de plus qu’à Froideville. Les places étaient en gradin, avec une meilleure visibilité, et le plateau était plus grand. Cela ne poserait pas de problème pour le décor car celui-ci était modulable, il avait déjà été prévu pour le festival au théâtre de Béziers. La partie la plus importante était la silhouette d’un château fort au fond de la scène, il suffirait d’ajouter quelques éléments pour l’agrandir.
Nous eûmes les premiers essayages des costumes. Comme nous n’avions pas de vestiaire, nous nous déshabillâmes dans la salle de répétition. Je matai discrètement Florian et je fus étonné de voir qu’il avait mis un slip blanc avec ouverture, plutôt rétro. Était-ce son sous-vêtement habituel ou avait-il convenu de le porter pour la scène où il serait presque nu ?
Je n’eus la réponse que deux semaines plus tard. C’était le premier filage, c’est-à-dire la répétition de tout le spectacle sans interruption, avec les costumes. Nous avions fait beaucoup de coupes et n’avions gardé que les moments essentiels ; la pièce dans son intégralité dure cinq heures, nous voulions rester au-dessous de deux, sans entracte. Un rideau serait tiré sur le devant du plateau entre les scènes et une projection vidéo de textes donnerait des indications aux spectateurs afin de faciliter la compréhension de l’histoire, cela permettrait également d’amener ou d’enlever des éléments de décor.
Je découvris donc pour la première fois la tirade de Florian qu’il avait répétée à part, il n’était pas entièrement nu, il avait gardé son slip blanc. Je fus très touché par son interprétation, il avait vraiment l’étoffe d’un grand comédien, ou c’était moi qui n’étais pas un critique objectif, mes sentiments pour lui prenant le dessus.
Olivier avait pris de nombreuses notes, il nous indiqua à la fin qu’il en reparlerait la semaine suivante, il demanda aux autres personnes de l’équipe artistique de donner leur avis. La costumière, Laurence, dit :
— Je vais faire quelques retouches aux habits, vous pourrez aussi me dire si vous vous êtes sentis mal à l’aise. J’aurais une remarque à faire à Florian : tu as choisi un slip blanc assez érotique, on voit, comment dire… un peu trop les formes de ton zizi. Tu vas troubler les spectatrices et elles vont regarder ton entrejambe au lieu de t’écouter. Je te propose de mettre un boxer noir à la place.
— Je n’en ai pas, répondit Florian en riant, mais je vais en acheter un, ou plusieurs.
— Un seul suffira, je pourrai le faire laver au théâtre entre les représentations, comme tous vos habits en contact avec le corps, chemises, chaussettes et autres.
— L’éclairage sera discret à ce moment-là, quand même concentré sur Florian, ajouta Tiago, on n’aurait pas pu tout deviner, mais je pense qu’un boxer noir est préférable, ou rien du tout.
Quelques sourires après cette remarque, mais personne ne la commenta. Elle ne m’étonna pas après la conversation que j’avais eue avec Olivier et lui à Annemasse. Qu’aurait-on pu deviner ? Que Florian ne semblait pas avoir un membre d’une taille exceptionnelle ? Qu’il pouvait être circoncis ?
Je vais aussi faire des coupes pour ne pas écrire un roman-fleuve et passer directement à la générale. Nous étions début mai, un mercredi en fin d’après-midi. Nous avions investi notre salle à Vidy deux jours avant, beaucoup de travail technique pour tout mettre en place, surtout les décors et les éclairages. Il n’avait pas été possible de louer le Pavillon plus longtemps, nous aurions encore le jeudi pour peaufiner les détails avant la première du vendredi soir. Nous jouerions ensuite une seconde fois le dimanche après-midi.
La générale était publique, Florian et Anaïs avaient distribué des billets gratuits à leurs camarades de gymnase, avec l’appui des professeurs, et nous eûmes la surprise d’apprendre qu’une bonne partie des sièges de la salle seraient occupés.
Nous avions des loges et je partageai celle de Florian. Je vis qu’il avait effectivement mis un boxer noir. Comme nous restions pendant toute la durée de la représentation assis au bord de la scène et que j’avais plusieurs rôles — Laërte, un comédien, ainsi qu’un personnage secondaire —, j’avais moi aussi mis un boxer noir car je devais me changer, en espérant que ces déshabillages passeraient inaperçus, les spectatrices étant concentrées sur l’action.
— J’ai suivi les conseils, me dit Florian, on ne voit plus les contours de mon zizi. Je préfère, car mes parents assisteront à la première et ma sœur est là ce soir, elle étudie aussi au gymnase.
— Tiago t’a donné un autre conseil.
— De ne rien mettre du tout ?
— Oui.
— Je le comprends, il est gay et il aime déshabiller ses acteurs.
— Ophélie/Anaïs doit aussi aimer ça pour la suite de la scène, elle est habillée et toi nu.
— Du CFNM, ça pourrait m’exciter, fit Florian en riant, je pourrais bander si elle me frôlait.
— Je ne crois pas, tu dois être trop stressé.
— Exact, je plaisantais pour me détendre.
Un appel au haut-parleur nous interrompit, nous devions descendre sur la scène. Nous nous réunîmes au centre, Olivier nous donna les derniers conseils puis nous échangeâmes le traditionnel « Merde ! » et nous nous assîmes sur les chaises. Le public entra, caché par le rideau.
Une ancienne tradition de notre troupe « Au théâtre ce soir » était de précéder la représentation des trois coups frappés sur le sol par un bâton, je m’acquittai de cette tâche. Le rideau s’ouvrit et les gymnasiens enthousiastes applaudirent et sifflèrent pour nous encourager, ce qui ne se fait plus.
Le spectacle débuta avec l’apparition du spectre du père d’Hamlet. Les scènes se succédèrent, avec parfois une petite hésitation ou quelques mots inversés, la souffleuse intervint deux ou trois fois pour rectifier le tir, mais, dans l’ensemble, nous nous en sortions très bien pour des amateurs. Puis vint le début de l’acte III, avec la fameuse tirade d’Hamlet/Florian. Il se leva et marcha jusqu’au milieu du plateau, un seul projecteur braqué sur lui.
Être ou n’être pas ! C’est la question…
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