FunkyTown

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Sa question aurait dû me mettre la puce à l'oreille, mais, lorsque vous vous retrouvez à court de carburant un vendredi soir en pleine campagne et qu'au détour d'une route déserte, vous apercevez une station-service resplendissante, votre soulagement vous empêche de faire la difficile : vous poussez votre voiture vers la pompe la plus proche et n'êtes même pas étonnée lorsque surgit de nulle part un pompiste affable et souriant, étrangement vêtu d'une salopette moulante en lamé violet brillant.

— Madame prendra du gasoil, du super 98 ou notre cocktail Hot Nite Special 43° ?

J’ai la prétention d’avoir moi-même un peu d’humour, alors, tout en tentant de déceler chez mon interlocuteur un signe de connivence, je lui réponds avec le plus grand sérieux que je suis d’humeur, ce soir, à commander leur célèbre cocktail, dont la renommée a largement dépassé les frontières du comté.

Son sourire — très artificiel en réalité — n'en fut nullement affecté, et c’est avec un impeccable professionnalisme qu’il introduisit le pistolet jaune dans l’orifice dédié, pour remplir à ras bord le réservoir de mon véhicule assoiffé ; puis, sa tâche terminée, sans attendre que je présente un quelconque moyen de paiement, il se dirigea rapidement vers la boutique, me lançant d'un air enjoué ce slogan présent en lettres lumineuses sur la devanture de l’établissement : FunkyTown vous remercie pour votre confiance et vous souhaite bonne route !

Je suis une femme honnête et j’allais manifester mon désir de régler ma dette, cependant, je changeai d’avis : j’avais accumulé un retard énorme avec cette pitoyable histoire de panne d’essence et n’avais pas envie de consacrer plus de temps à tenter de payer quelques litres d'un carburant certainement frelaté.

Je regagnai l’habitacle, insérai ma clé pour démarrer le véhicule… rien, pas un seul bruit mécanique ni de vibrations annonciatrices d'un prochain ronronnement du moteur gavé d'un mélange détonant, juste un silence mortel. Quand soudain, l'autoradio se mit en route à plein volume, crachant le réjouissant programme Don’t Stop ’til You Get Enough.

Les tympans en sang, je bondis hors de la voiture puis me dirigeai, hagarde, vers le pompiste qui se rapprochait nonchalamment.

— Madame, j'en suis désolé et vous voudrez bien excuser ma méprise, mais je viens de réaliser que, l'analyse des données fournies par votre plaque minéralogique me l'a tristement confirmé, votre voiture a moins de quatre ans et n'est donc pas majeure, ce qui, vous ne l'ignorez pas, la dispense certes d'un contrôle technique, mais aussi lui interdit toute consommation d'alcool.

Je tombai des nues en jetant un regard à l'innocente victime : ma fidèle caisse tanguait désormais sur ses pneus dégonflés tout en lançant des appels de phares aléatoires, des flaques de liquides indéterminés s'élargissaient sous son châssis et la musique saturée projetée par son haut-parleur semblait fausse, comme atonale et désaccordée.

— Notre politique sécuritaire est stricte, reprit-il, et je suis dans l'obligation d'immobiliser un véhicule potentiellement dangereux ; mais, en vertu des excellentes relations commerciales que la maison FunkyTown entretient avec vous, j'ai le plaisir de vous annoncer que, pendant le temps nécessaire au dégrisement total du quatre cylindres, nous vous offrons la possibilité de vous reposer dans une des chambres du motel attenant à la station-service, TV et room service compris.

Tout en disant cela, il me fourra dans la main le programme de remise en forme proposé en option : bains à remous, sauna, massage turc et sexe tantrique ; ainsi qu'une clé qu'il déposa avec autorité dans mon sac à main, sésame accroché à un généreux porte-clé plaqué or gravé du numéro 117 (Dieu soit loué, j'étais au rez-de-chaussée).

Je perdis connaissance à cet instant même, je pense, n'ayant plus de souvenirs de la suite des événements jusqu'à mon réveil, le lendemain matin.

J'émergeai douloureusement d'un sommeil de plomb, le dos cassé par l'inconfort des sièges de ma voiture. Je passai ma main poisseuse sur le pare-brise embué et découvris bien entendu un parking désert au bitume défoncé, qui entourait les ruines d'une station désaffectée depuis au moins un quart de siècle. Assurément, j'avais tout rêvé et dû pousser mon véhicule jusqu'ici avant de m'écrouler de fatigue.

Dans l'aube naissante, je continuai la route à pied dans l'espoir de trouver de l'aide ; mon sauveur se matérialisa une centaine de mètres plus loin sous la forme d'un sympathique agriculteur qui remit à plus tard la traite de ses vaches pour venir remplir mon réservoir de gasoil de qualité agricole : c'est cadeau ma p'tite dame !

Je riais nerveusement de cette grotesque aventure une fois seule et en route vers mon domicile, j'imaginais, un sourire hébété vissé à mes lèvres, avec quels effets narratifs je pourrais raconter cette nuit à mon compagnon pour déclencher quelques fous rires au petit déjeuner.

Une fois ma voiture mise au chaud dans son box, devant la porte blindée de mon appartement, j'ouvris mon sac : l'éclat du porte-clé doré siglé FunkyTown 117 effaça tout sourire de ma face déconfite.


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