Le mauvais pas

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Je travaille dans une petite entreprise de l’agroalimentaire depuis dix ans. Fabrication de pâte et de pépites de chocolat pour les entreprises, avec des pics d’activités saisonnières en fonction des fêtes, surtout Noël et Pâques, bien sûr.

Mon père y est resté jusqu’à sa retraite. Je connaissais bien les anciens, Lydie, l’assistante du patron, Joëlle, ma marraine, et la bande des commerciaux, des gars joyeux et motivés, qui ne comptaient ni leurs heures ni leurs efforts pour satisfaire le patron et développer l’affaire. De la bonne humeur tous les jours !

Et puis l’agglomération a créé une zone d’activités et il a fallu déménager. Certains n’ont pas suivi, le patron a passé la main et en quelques mois les plus anciens ont pris leur retraite.

La zone s’est développée, d’autres entreprises sont arrivées, plus grosses, plus riches, agressives et arrogantes. Elles ont obtenu des aménagements, une ligne de bus, des commerces…

Ma vie privée a épongé mes aigreurs, mes irritations, et finalement ma rage. Plus j’étais malheureux au boulot, plus j’étais désagréable en famille. J’ai encaissé un blâme et un divorce. Ma femme et mon collègue m’ont dit le même jour « Tu l’as bien cherché quand même ». Je crois que je cherchais le bonheur et que j’ai trouvé l’horreur, mais je n’avais personne à qui faire des reproches, personne à qui me confier, rien pour évacuer cette haine qui enflait dans mon coeur et dans mes tripes de semaine en semaine.

« Des heures sup’ pour la Saint-Valentin ». J’ai été désigné volontaire, malgré mes insomnies et mes humeurs à marée basse, malgré le verglas et les alertes météo. Les heures sup c’est arriver avant le premier bus et rentrer après le dernier, même quand on habite loin, comme moi.

Je suis sorti dans l’après-midi pour fumer une cigarette. Je voudrais arrêter mais quand les journées sont longues, je m’en autorise une au boulot. Emmitouflé dans ma parka, mon bonnet, mon écharpe, une main dans la poche et l’autre à tenir la clope, je marchais devant l’entreprise à petits pas pressés pour chasser le froid. C’est là que j’ai aperçu un jeune mec avec ses lunettes de soleil, son gros gilet rouge vif sur un jean noir, un verre à whisky à la main, qui balayait sa chevelure brune et épaisse en cherchant les rayons du soleil. Il a allumé une cigarette. Il était sur une petite terrasse aménagée le long du trottoir. Tables et fauteuils d’extérieur, plantes fleuries, sculptures de marbre fuselées. Son téléphone l’a appelé par une musique latino sensuelle et lui a arraché un large sourire. Il parlait, il souriait, il écoutait, il riait. Il a lancé son mégot sur la chaussée, et joué de sa main libre avec la neige qui s’était accumulée sur le bord des fenêtres. Ensuite il a rangé son téléphone mais il est encore resté sur la terrasse. Il semblait serein, détendu ; j’étais sûr qu’il avait planifié un rendez-vous amoureux, sa joie de vivre se lisait dans chacun de ses gestes. Je me sentais de plus en plus minable. Il a confectionné deux boules de neige, l’une plus grosse que l’autre, et les a disposées l’une sur l’autre. Il a ramassé deux graviers dans un espace arboré et les a fichés sur la boule du haut. C’est là que j’ai compris qu’il avait réalisé un bonhomme de neige. Une jeune femme est sortie avec un verre de jus de fruits et une paille. Il l’a attrapée et l’a enfoncée dans la tête du bonhomme. « Sans doute le nez » me suis-je dit. La fille a fait mine de l’étrangler pour lui avoir volé sa paille, et puis ils ont éclaté de rire ensemble.

Je me suis senti vieux. Pourquoi réaliser un bonhomme de neige au travail, et tout rudimentaire en plus ? Comment réussir à s’en amuser et à charmer une fille avec ? Certains ont trop, et d’autres pas assez. Il est jeune, amoureux, beau gosse, rieur, friqué. Moi, j’ai un boulot de merde, je suis exploité, une maison vide et des soucis à la pelle. Je suis rentré pour finir mes heures.

Quand je suis sorti, il faisait nuit noire, un froid de gueux. J’avais envie de chialer mais je me l’interdis. « T’es pas une mauviette ! » me disait mon père, l’insulte suprême pour un garçon en construction. J’ai serré les dents et mon écharpe. J’ai pris une longue inspiration de brume neigeuse et j’ai accéléré le pas. Au bout de la rue, j’ai fait demi tour. Mon instinct guidait mes pas. J’ai franchi le rebord fleuri et quelques secondes plus tard, ma botte a bousculé le bonhomme de neige, l’a aplati, l’a écrasé, l’a remplacé par son empreinte. Je venais d’oser me révolter. Je venais d’accéder au pouvoir, celui de détruire.

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