Savoir !
On dirait qu’Arnaud s’est endormi dans la voiture, il s’est réfugié derrière ses paupières closes, dans le silence qu’offre le sommeil… Le choc a été trop sévère, il ne veut surtout pas en parler. Trop de questions surgissent, sans explication. Des suppositions, des supputations, des théories, des soupçons, des hypothèses, mais pas un commencement de réponse.
Sous les lumières de la ville, il ouvre un œil, déclare s’être assoupi, envisage de consulter son médecin, félicite Agnès pour la gestion de l’incident, regrette cette soirée inachevée, attend les bienfaits de la nuit… Il évite de laisser Agnès prendre la parole, l’entraîner dans un questionnement stérile, dans un passage étroit, une impasse au-devant de l’angoissant mystère.
— Agnès, allez d’abord chez vous, je prendrai le volant pour rentrer chez moi. Ne vous inquiétez pas, ça ira. Je vous remercie beaucoup.
Quelques instants plus tard, Arnaud ne dort pas. Il est couché sur le dos, le regard vers le plafond, propice à la réflexion. Il ne peut pas demeurer dans l’incertitude après la découverte d’un indice fragile ce soir. Il se souvient de la période avec Clara. Le coup de foudre, les années de rire et de connivence, puis la descente aux enfers. Cet enfant au prénom énigmatique, « Pol-Arno », un cadeau d’adieu, un pont entre deux hommes, un espoir impossible, une monnaie de chantage ? Une issue confuse, rien de simple, d’heureux, de réussi… Un enfant mentalement touché, interné, secret, caché, inconnu, ignoré… détesté ? Est-il père, géniteur par accident, ou simple souvenir ?
Des bribes reviennent à la surface de sa conscience. Ces matins de maux de ventre, de nausées… un intérêt pour un livre des prénoms… un rendez-vous casé en urgence chez la gynéco… Chaque petit bout de vérité dessine un puzzle qui prend forme. Elle était donc enceinte… Il aura redouté l’évidence, et sera parvenu à l’éluder. Ce n’était pas le bon moment. Pas d’épouse, pas d’enfant, pas de famille. Prolonger l’adolescence et l’insouciance. Ambition, amour-propre, insolence, liberté… il se souvient de ses valeurs de l’époque, éloignées d’une réalité plausible, incongrue, dérangeante qu’il devait fuir et effacer. Il n’y avait pas sa place.
Maintenant, il veut savoir et décider. Des certitudes, des décisions assumées. S’il a été une marionnette, il saura son rôle mais ne signera pas pour autant une reconnaissance de paternité. Juste ne pas affronter chaque matin les fantômes du passé, un passé imposé. Savoir aussi pour Pol-Henri.
Après une courte et mauvaise nuit, il reprend sa semaine de travail et retournera aux Papillons blancs, à la rencontre de Pol-Arno et du mystère de sa naissance.
C’est le lundi suivant, en début d’après-midi, qu’il se présente au centre.
— Bonjour madame, pourrais-je voir Virginie Desforges, je vous prie ?
— Bonjour monsieur, madame Desforges est dans son bureau. Qui dois-je annoncer ?
— Je suis Arnaud Brun-Lévêque, j’étais invité au vernissage mais j’ai eu un malaise et je suis parti précipitamment. Je voulais m’excuser… Ne la dérangez pas pour le moment, j’aimerais retourner voir les peintures des enfants, et peut-être les rencontrer…
— Bien sûr ! Vous connaissez le chemin… Les enfants sont justement en atelier peinture dans la salle où sont exposées leurs oeuvres. Je préviens l’animatrice pour qu’elle ne soit pas surprise.
— Merci, c’est très gentil. Je verrai madame Desforges après.
— Oui, pas de souci. Revenez me voir, je l’appellerai…
Arnaud se souvient de la porte en bois patinée par le temps, par les coups de pied, par les petites mains qui l’ont tant de fois poussée. Sa gorge est douloureuse, sollicitée par des montées de salive qu’il évacue avec peine. Ses mains sont moites, nerveuses, repliées dans ses poches. Après quelques secondes d’hésitation devant la porte, il frappe fermement trois coups sonores.
Une jeune femme au sourire mélancolique lui ouvre. Ses yeux pâles le dévisagent, il remarque son teint blanc, et accepte une poignée de mains qui se dérobe sans énergie.
— Vous pouvez admirer les peintures, nous terminons l’atelier.
Le contact est un peu froid, réserve et timidité l’expliquent. À moins qu’un soupçon d’hostilité trahisse la jeune animatrice… Arnaud se demande s’il n’est pas victime de paranoïa… Il s’attarde devant les gouttes brunes de Pol-Arno Enrique Borreda. Avant que les enfants filent vers d’autres activités, il intervient.
— Tous les auteurs de ces peintures sont ici ?
— La plupart, oui. J’anime l’atelier peinture. Ils participent au moins depuis la rentrée. Quelques anciens étaient déjà là l’an dernier.
— Merci. Les plus jeunes, les nouveaux, justement, semblent moins à l’aise… Comme cette peinture… très sobre… maladroite… un manque d’entraînement ou…
— C’est celle d’un enfant très jeune, en effet. Des difficultés de motricité fine… une humeur triste… de la crainte… chaque enfant s’exprime sur le papier… C’est normal que la joie ne soit pas l’émotion la plus intense…
— Oui, c’est évident. Il est là le jeune artiste ?
— Je suis désolée, monsieur, je ne peux vous donner aucune information personnelle.
Ainsi se termine la séquence du jour. Arnaud retourne donc à l’accueil.
— Je suis ravi d’avoir pu participer à la fin de l’atelier. Les peintures dévoilent tant ! C’est très intéressant… L’animatrice m’a conseillé de m’adresser à vous pour envisager de rencontrer certains enfants… En tant qu’architecte d’intérieur, je suis sensible aux effets que la couleur et le trait engendrent… Je sais que vous attendez des propositions du monde de l’entreprise, et avant de présenter mes projets, j’aimerais en savoir plus sur certains enfants…
Ne laissant pas l’hôtesse d’accueil l’interrompre, il poursuit :
— Par exemple, le jeune Pol-Arno Enrique Borreda… Un nouveau si j’ai bien compris… il a quel âge ?
— Pour obtenir des réponses justes et autorisées, il vaudrait mieux poser vos questions à madame Desforges… je l’ai appelée, elle va descendre dans cinq minutes… Ce que je peux vous dire, c’est que madame Enrique Borreda est venue récupérer son fils samedi. Elle est retournée dans son pays. Mais voilà madame Desforges… Je vous souhaite une bonne fin d’après-midi, monsieur Brun-Lévêque. Au plaisir de vous revoir aux Papillons blancs !
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