L'Astrée, les petites poupées
C'est un long, long, long roman que j'ai peiné à lire en quelques semaines et qui m'a d'abord poussée à lever les yeux au ciel et à m'indigner de son existence. Toutefois, comme tout livre de programme, On a dû me le faire lire pour une bonne raison. Alors j'ai cherché et je me suis peu à peu laissée gagner par l'atmosphère du Forez et les voix de tous ces personnages et je crois que je commence à effleurer le mystère de la réception exceptionnelle qu'a connu L'Astrée au XVIIe et au XVIIIe siècles. Car moi aussi, j'ai été prise au jeu.
La première partie de L'Astrée, roman écrit au début du XVIIe siècle par Honoré d'Urfé, commence par la description d'un locus amoenus :
« Auprès de l’ancienne ville de Lyon, du côté du soleil couchant, il y a un pays nommé Forez, qui en sa petitesse contient ce qu’il y a de plus rare au reste des Gaules... Plusieurs ruisseaux en divers lieux vont baignant la plaine de leurs claires ondes, mais l’un des plus beaux est Lignon, qui vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par cette plaine depuis les hautes montagnes de Cervières et de Chalmazel jusqu'à Feurs où Loire le recevant, et lui faisant perdre son nom propre, l’emporte pour tribut à l’Océan.»
En somme, c'est un long « il était une fois » qui situe l'espace de la pastorale mythique dans une petite région d'une France en devenir au réseau hydrographique remarquable. Soleil couchant, adjectifs antéposés (« claires ondes ») superlatifs inutiles (« l'un des plus beaux est Lignon ») et personnifications de fleuves... si vous avez envie de bailler, c'est peut-être que vous n'avez pas remarqué le doute qui s'immisce dans toute cette prose qui exhale au premier abord le parfum des précieuses ridicules. Le Lignon serpente, vagabond, « douteux en sa source », au milieu de ce faux espace de Cocagne qui n'a même plus l'attrait du mythe.
Quand j'ai lu L'Astrée pour la première fois, j'ai tourné les pages de soupir en soupir, d'impression de ridicule en impression de ridicule. Les intrigues amoureuses sont assez répétitives : un berger aime une bergère, la séduit à grands renforts de compliments et d'auto-dépréciation, la bergère l'enjoint à faire semblant d'en aimer une autre pour protéger son apparence de vertu, la bergère devient jalouse, les amants se fâchent et sont censés se réconcilier par mille tours de passe-passe. On se déguise en femme pour pouvoir bénéficier des caresses féminines de celles qui ne se méfient plus, on se déguise en homme pour sauver son amant en duel ou pour échapper à « la servitude à laquelle [les femmes sont] soumis[es] », on feint d'aimer, de ne pas aimer, on fait tout et n'importe quoi pour parvenir au triomphe d'aimer et d'être aimé-e en retour malgré les obstacles.
Qui sont les personnages ? Des bergers, des nymphes, des chevaliers (tout un beau monde), parfois menacé par un Maure qui se promène pour ramener à sa maîtresse la tête du premier possesseur de houlette pointue qui osera affirmer que son amante est plus belle que la sienne. Le roman commence sur la tentative de suicide de Céladon qui saute dans le Lignon parce qu'Astrée, son amante, l'accuse de l'avoir trompée (en vérité, il n'a fait qu'obéir à ses ordres : feindre d'en aimer une autre pour protéger la réputation de la belle orgueilleuse, sans compter sur la jalousie de Sémire qui aiguise les soupçons d'Astrée). Pas d'inquiétude : Céladon survit, sauvé par trois nymphes (Galathée, Léonide et Sylvie) qui attendaient sur les berges de voir la (fausse) prophétie du trompeur Climanthe se réaliser. Et voilà Céladon séquestré dans le château des belles nymphes, retenu prisonnier par l'amour naissant de Galathée, qui croit son bonheur dépendre de sa liaison avec lui. Et dans le Forez en vase clos (car ceint de montagnes), Astrée et Céladon, séparés par le fleuve, sont bien obligés de continuer à être civils, à écouter les histoires que bergers et nymphes leur racontent et à faire récit de la leur. On rencontre donc l'inconstant Hylas, qui tombe amoureux en moins de temps qu'il n'en faut pour prononcer son prénom, le parfait Sylvandre, la douce Diane, l'espiègle Phillis qui pardonne si facilement les fautes de Lycidas, la courageuse Mellandre qui n'hésite pas à se faire passer pour chevalier afin de libérer celui qu'elle aime, l'inconsolé Tyrcis qui ne vit que pour pleurer la mort de sa Cléon... On nous raconte les mésaventures des soupirants (soupirant beaucoup) de l'infidèle Galathée et de l'insensible Sylvie, les folles jeunesses des parents désormais irascibles, les malédictions et les guerres qui agitent le Forez qui n'est pas le locus amoenus qu'il prétend être à première vue...
Parmi toutes ces péripéties, le seul mot qui importe est sans doute ce verbe : raconter (corollaire : pour être aimé). Ces bergers qui vivent dans une région tempérée et fertile n'ont pas grand-chose d'autre à faire que de discuter pour se séduire (même par jeu) et s'assurer l'amour de l'auditoire, à défaut d'une auditrice ou d'un auditeur particulier. Un des premiers éléments qui m'a véritablement touchée dans L'Astrée, c'est cet impératif du récit.
Car « n'être jamais muet » (Hylas, I, 8) ne signifie pas dire vrai, dire avec succès, dire librement, dire facilement. C'est aussi mentir, inventer, chanter, pleurer, raconter sous la contrainte. Céladon vient de tenter de se suicider. L'estomac encore rempli d'eau, il est forcé par la présence des nymphes au statut social supérieur au sien à raconter l'histoire de ses parents, qui ne peut que lui rappeler la sienne qui vient, croit-il, de s'achever. De même, Astrée cède aux demandes de Diane et de Léonide qui veulent connaître les détails de son histoire, même si ce récit l'attriste au point de s'évanouir de désespoir. Les personnages de L'Astrée sont ainsi bien souvent condamnés à la parole par d'autres personnages qui se font le relais curieux, inquisiteur du lecteur. La diversité des formes langagières (poèmes, lettres, discussions, monologues...) et l'impératif de jovialité, tous deux destinés à plaire à l'auditoire, mettent en valeur la violence même de ce récit que rien ne peut interrompre. Si les mensonges fondent le moteur de l'intrigue en provoquant la multiplication des péripéties, le bavardage témoigne de l'empêchement de l'émergence d'une parole vraie, à même d'élucider les contradictions des discours. Bavardages qui n'excluent pas la violence la plus crue : comment qualifier le mépris de Léonide pour les bergers, certes plus ou moins feint (elle peint Céladon comme « un homme né du peuple, un rustique, un homme de rien ») ? Comment décrire la cruauté de Galathée qui demande si, en mourant, Ligdamon a parlé d'elle, ou le rire d'Astrée face à la tragédie d'Olympe, trompée par Lycidas, forcée d'accoucher en secret, ostracisée et méprisée par toute la communauté des bergers ? La conversation interpersonnelle n'est bien souvent qu'un labyrinthe à l'image du roman où discours vrais s'enchâssent dans discours mensongers : ainsi Climanthe d'avouer très honnêtement son désir pour Léonide qu'il a jugé la plus belle, au milieu de son échafaudage savant de mensonges.
Alors les personnages se forcent les uns et les autres à parler : « racontez, racontez ! », comme un lecteur ou un spectateur impatient. Quand vient leur tour de jouer les conteurs, la posture d'énonciateur peut à la fois être amusée et triomphante, comme celle de Climanthe qui raconte les effets de sa ruse, ou pleine d'autodérision et d'humour comme dans le récit qu'Hylas fait de sa vie, ou encore mélancolique, voire tragique, comme c'est souvent le cas pour les amants.
On raconte, on raconte, et nous lisons et en parlons encore, des siècles plus tard. Car lire L'Astrée avec la plus grande attention, c'est aussi faire l'expérience de la sociabilité de la lecture à la manière des honnêtes gens du XVIIe siècle : à notre tour, lecteurs et lectrices, on se surprend à discuter des problèmes rencontrés par les personnages, à critiquer les conduites scandaleuses et à comparer nos réponses aux questions rencontrées. Qu'est-ce qu'aimer ? Comment vivre avec l'autre apparemment si différent de moi ? Comment être femme dans un monde dominé par les hommes ? Que faire face à ceux qui gouvernent sans réfléchir aux conséquences de leurs décisions sur les individus ? L'Astrée est un terrain de jeu amusant pour parler de féminisme et de politique tout en se déguisant en bergers. Et en riant des répliques savoureuses de certains personnages, en admirant les faits et gestes de tel autre, en soulignant le ridicule de telle intrigue ou l'émotion contenue dans quelque épisode, le lecteur d'aujourd'hui n'est pas si différent du lecteur contemporain à la publication du roman. La permanence de l'amour humain pour le récit, même pour le récit qu'on peut d'abord juger suranné, trouve dans L'Astrée un exemple remarquable.
Dans cette réception amusée s'exprime donc l'amour du récit, et par conséquent l'amour du jeu (dans la fiction, ne joue-t-on pas toujours ?). En effet, tout ce roman n'est qu'une pièce de théâtre (on nous en avertit dès le prologue), un vaste jeu de rôle : les courtisans déguisés en nymphes et en bergers se moquent bien de leurs brebis, à moins de se perdre en retrouvant celles qui se perdent, comme Celion signe sa perte en rapportant à la belle Bellinde son agneau égaré, tombant irrémédiablement amoureux. « Un vaste jeu » car, dans ce roman, les femmes sont hommes et les hommes sont femmes, les bergers chevaliers et les chevaliers des clowns (qui ne rit pas en voyant le cruel Lypandas perdre un duel que Mellandre n'a pas fait exprès de gagner?) et le lecteur du XXIe siècle peut bien trouver « sous habits de berger » un prétexte pour apprendre de soi et de ses amis, en discutant de l'amour et du gouvernement et en grimaçant de la vanité des rubans comme de la guerre.
Dans L'Astrée, il y a des personnages marionnettes, comme Céladon que l'on jette de rivière en grottes et que l'on déguise à sa guise comme une poupée (et quel plaisir ne ressentent pas les personnages qui l'habillent en fille et le nomment Lucinde puis Alexis selon les besoins du jeu !). Il y a aussi des marionnettistes, comme Climanthe, qui, pour aider son ami Polémas, imagine tout un stratagème qu'il met en place pendant des mois. Se faisant passer pour un druide, il prédit à Galathée qu'elle trouvera sur les berges du Lignon le berger qu'elle devra épouser pour atteindre à la félicité (comptant bien faire attendre Polémas en cet endroit précis pour convaincre la nymphe d'accepter les avances de ce dernier...). Et devant ces personnages que l'on déguise et qui déguisent la réalité, le lecteur se prend au plaisir d'agiter à son tour ces créatures de papier pour réfléchir sur les problèmes posés par leurs péripéties. Lire L'Astrée et en parler, c'est jouer à la poupée entre amis, avec tout le potentiel ludique et formateur que cela implique. Le récit joue et inspire le jeu dans lequel les lecteurs sont invités à se plaire ensemble. Est-ce à dire qu'il faut considérer L'Astrée comme un roman de divertissement, qui distraie du réel et permet à ses lecteurs de s'échapper dans un monde autre où s'imaginer berger ou chevalier ? Cette vision est bien naïve et le jeu peu être une chose très sérieuse, qui nous force à regarder la mort en face et à explorer les aspects les plus brutaux et cruels de l'existence, avec un filet de secours. Jouer, c'est faire des acrobaties en toute sécurité, se promener au-dessus du gouffre avec un harnais, constater l'inquiétude sans y sombrer tout à fait : une autre forme de « la branloire pérenne ». (1)
Car derrière les discours néoplatoniciens plus ou moins hypocrites ou naïfs qu'Urfé fait prononcer à ses poupées pour les éprouver, derrière les poèmes et les disputes, les mensonges et les bavardages, tous les personnages ou presque n'incarnent qu'un cri déchirant : « aime-moi, aimez-moi ! ». Ce cri, par ailleurs, est à peine dissimulé : la parole des personnages court de menaces de suicide en cas de non réciprocité, en tentatives de séduction, en passant par les stratagèmes complexes qui finissent toujours par se révéler... Après tout, « l'Amant ne désire rien davantage que d'être aimé, pour être aimé il faut qu'il se rende aimable et ce qui rend aimable est cela même qui rend honnête homme », explique Sylvie à Galathée (I, 2). Cette injonction à l'honnêteté conçue comme un idéal de civilité fondé sur la maîtrise de soi, l'humilité (affichée), la courtoisie et l'art de converser en s'adaptant à son entourage, semble devoir fonder une société qui s'appuie sur la nécessité pour les êtres de se faire aimer de l'autre.
Quel pari difficile, pourtant, d'aimer et de se faire aimer en retour ! Car tout change, rien ne s'arrête pour nous, même l'amour le plus parfait, et tous les superlatifs du XVIIe siècle n'y changeront rien. L'Astrée est un long roman qui tente de retenir l'éphémère de l'amour et de montrer le caractère tragique de ce changement perpétuel : c'est un locus amoenus en décomposition, menacé de toutes parts, si fragile, si instable, comme les reflets de l'eau de la rivière que Diane regarde passer en songeant... citons le passage entier :
« Ô que celui-là était bien véritable, qui disait que jamais une même personne ne passa deux fois une même rivière ! Puisque non seulement depuis que je suis sur ce rivage, l’eau que je vois couler n’est pas la même qui coulait quand j’y suis arrivée, mais, hélas ! ni moi-même, je ne suis pas la même Diane que j’étais, quand je suis venue ici ! Le temps, par une puissance à laquelle personne ne peut résister, va poussant et chassant toutes choses devant lui ; et le soleil même, qui est celui qui mesure le temps, suivant le branle universel de tout ce qui est en l’univers, est chassé par le temps, et n’est plus au même point auquel il était quand j’ai commencé de parler. Et qu’est-ce donc, ô Diane, continuait-elle, en relevant un peu la voix, qu’est-ce donc, puisque tout change et rechange, qui te semble tant extraordinaire en une chose tant ordinaire ? Si c’est une loi générale en tout ce que la nature a produit, n’es-tu pas injuste de la trouver mauvaise en une personne particulière ? Tu es bien déraisonnable de l’observer toi-même, et ne vouloir qu’un autre en fasse autant ! Et à ce mot, demeurant quelque temps sans parler, elle reprenait après de cette sorte : dis-tu pas que ce n’est pas toi qui changes, mais que ce sont toutes les autres choses qui changent envers toi, et que tu es la même que jadis tu soulais être ? Ah ! Flatteuse de toi-même, ressouviens-toi quelle tu étais, devant que le pauvre Filandre t’eût vue, quelle tu devins par sa recherche, et quelle tu vécus après sa déplorable perte ! Considère ton humeur, quand Silvandre, ou plutôt quand ce trompeur commença si malheureusement à te regarder, quelle tu t’es rendue par sa dissimulée affection, et quelle tu te trouves maintenant par la connaissance de sa trahison ! Et avoue par force que si les autres, comme on dit, changent d’humeur et de complexion de sept en sept ans, les années en toi sont changées, non seulement en des mois, mais en des heures, voire même en des moments. » Ce fut bien cette pensée qui la toucha vivement, car n’ayant jamais eu cette opinion, et connaissant toutefois qu’elle était très véritable, elle demeura ravie de tant d’étonnement, qu’elle ne put de longtemps proférer une seule parole. Enfin, comme sortant d’un profond sommeil, elle reprit de cette sorte : « Que tu n’es pas changée ! Disait-elle, comme par admiration. Ah ! Diane, tu l’es de telle sorte, que presque, quand je te considère de près, je ne te reconnais plus, ne trouvant rien en toi de cette première Diane, que tu soulais être, que le seul nom de Diane. » (IV, 1)
Alors on peut danser comme Hylas sur le fil de l'inconstance et se réjouir de la mutabilité des êtres et des choses, ou craindre comme Diane et Céladon la course de tout vers l'oubli ; tenter, comme Alcippe, d'écouter le bon démon qui murmure sur notre épaule : « plante un clou de diamant à la roue de cette fortune que tu as si souvent trouvée si muable, reviens au lieu de ta naissance, laisse-là cette pourpre et la change en tes premiers habits » (I, 2). Mais la roue de la fortune ne s'arrête pas aux frontières du Forez et L'Astrée illustre longuement l'erreur de ce démon. Céladon, contrairement à son père, Alcippe, réalise son erreur et l'impossibilité de retrouver l'état des choses passées et s'adresse ces reproches : « tu te trompes Céladon, ce n'est plus la saison où ces chiffres te furent permis : autant que tu es constant, autant à ton désavantage toute chose est changée. Efface, efface, misérable, ce trop heureux témoin de ton bonheur passé ». (I, XII)
Pourtant, malgré les passages mortifères, la violence, les trahisons, la fugacité de l'expérience humaine et des amours, ce qui compte dans L'Astrée, jusqu'à la fin imaginée par Baro, c'est peut-être l'amour des vivants, ici et maintenant, le plaisir d'être ensemble et de discuter, même de ce qui fait le plus peur : la solitude et la fuite du temps. Et Laonice, amoureuse, évidemment, presse Tyrcis, fidèle à une morte, de revenir parmi les vivants : « Regarde Tyrcis, regarde Idolâtre des morts, et ennemi des vivants, quelle est la perfection de mon amitié, et apprends quelquefois, apprends à aimer les personnes qui vivent ».
Alors on sourit et on imagine Urfé sous sa tente militaire agiter ses personnages et griffonner cette réplique amusante de Sylvandre : « en toute sorte d'art il y a des personnes qui les font bien et d'autres mal. [...] L'Amour est de même, car on peut bien aimer, comme moi, et mal aimer, comme vous, et ainsi on me pourra nommer maître, et vous brouillon d'Amour » (I. 8). Urfé joue, prenant plaisir aux sophistications de l'honnête conversation, autant qu'à la description d'un duel maladroit où deux faux chevaliers (l'un sans valeur, l'autre sans vit) se blessent en trébuchant, qu'à celle d'une houlette « plantée entre les deux yeux » de l'envahisseur, d'un champ de bataille sans merci, des tableaux qui ornent le château d'Isoure ou les grottes du parc.
Rire d'histoires de bergères fouettées amoureusement dans les buissons ou de la sentimentalité dégoulinante de Tyrcis qui tombe à genoux en remerciant la destinée d'avoir laissé Sylvandre le saluer, s'émerveiller devant les ekphrasis magnifiques d'Adamas, s'épouvanter devant le bras tranché de Filidas ou le cercle de cadavres que trace le chevalier Ligdamon autour de lui, c'est peut-être tout simplement céder au charme d'un récit que le XIXe siècle (et moi, il y a quelques mois encore) a en grande partie jugé affligeant de préciosité et de longueur. Je crois enfin que L'Astrée m'a fait comprendre (plus profondément que je ne le faisais auparavant) que par le récit qu'on écrit et qu'on lit, on ne fait qu'agiter des poupées pour faire l'expérience imaginaire (2) de la vie dans toute sa variété, ses douceurs et ses violences, et surtout dans toute son incertitude. Jovialité et mélancolie, douceur et violence de l'honnête conversation, diversité des formes narratives, style doux et dispute, injonction constante au récit et absence d'écoute, forment dans L'Astrée l'image contrastée de « gracieux dédales », dans lesquels « les chemins, par leurs divers détours, se perd[ent] confusément l'un dans l'autre » sans laisser « pour leurs ombrages, d'être fort agréables » (I, 2). Le déploiement des discours, plus ou moins contradictoires, libres et agonistiques, constitue alors un labyrinthe duquel il s'agit de déduire des possibilités de résolution aux problèmes posés par l'amour, et plus largement par la coexistence avec l'autre. Après tout, le plus grand danger qu'explore L'Astrée, dans le jeu qui s'y déploie, c'est la solitude que le passage du temps risque à chaque instant de nous infliger.
Pour un roman inachevé, à l'image d'une séance de jeu laissé en suspens, petites poupées abandonnées sur le tapis, c'est presque un comble.
Quelques pistes pour les curieux qui n'en ont pas eu assez :
- « Un serpent dans la bergerie », Figures, Genette.
- https://astree.hypotheses.org/
(1) A-t-on un jour fait autre chose que de jouer à la poupée ?
(2) Les expériences imaginaires ont pour moi autant de force que les expériences réelles. Elles me semblent tout autant marquer l'identité que les événements réels et c'est peut-être aussi ce qui fait la force des histoires et leur pouvoir de transformation du réel.
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