5.5
Maintenant que le prophète a annoncé le programme, le public s'attend à du faramineux. Parce qu'ils le suivent depuis des mois, certains depuis des années, ils savent qu'ils vont se remplir la panse. Certes, la question des boissons n'a pas été évoquée, mais avec Jésus, tout se termine toujours par un petit gâteau sec et un coup de rouge.
Un long murmure court dans l'air, comme un lointain orage qui menacerait d'éclater. Ce sont les premiers signes d'impatience des affamés. Après une longue journée de marche, faut les comprendre. Pourtant, Jésus ne semble pas inquiet. Coutumier des miracles comme personne, sauf son respectable dabe, il s'irrite de la lenteur de la foule.
Comme tout gosse de riche, il n'aime pas qu'on lui résiste plus d'une seconde.
- Tu vois tous ces pauvres bougres ? fait-il, les mains sur les hanches. Ils n'ont jamais rien fait pour se sortir de la merde, mais ils exigent tout de celui qui peut leur arranger les bidons. C'est fatiguant, parfois.
- Dites-donc, faudrait pas oublier que la merde dans laquelle ils baignent, c'est un peu de votre faute, non ? rétorque Raymond sans réfléchir.
- Tu te fous de moi ? s'insurge Jésus. Qui qu'a bouffé la pomme ? C'est moi, peut-être ?
- Quelle idée saugrenue, aussi, de mettre un objet interdit sous les yeux d'une gonzesse ! A mon avis, votre Papounet avait pipé les dés. Il aurait dû se douter qu'un être pensant, fait à l'image de son créateur ne pourrait avoir la force, ou la faiblesse, de respecter un ordre aussi puéril.
- Te moques pas de mon vieux, toi...menace soudain Jésus, le doigt pointé sous le nez de Raymond.
- Je me moque pas. J'te dis simplement que le résultat était couru d'avance. En fait, il voulait rester tout seul à faire sa loi, là-haut dans son Paradis.
- Et il a raison !
- Ok ! Te fous pas la rate au court-bouillon, mon Jésus...
Le sauveur du monde est un peu en pétard. Heureusement, des années passées à se faire chier à expliquer à des caves que la mort est la meilleure des choses à attendre de ce monde lui ont appris à vite se ressaisir.
- Tu as raison, mon fils, reprend-il d'un ton plus serein. Et si on leur donnait à bouffer, maintenant ?
- Mon cul !
- Quoi, ton cul ?
- Mon cul, que j'te dis. Tu leur donnes à bouffer, si tu veux. Perso, m'en bats l'oeil de tes traînes-savates. Personnellement, je me sens pas une âme de sauveteur, tu vois ? S'ils ont faim, ils n'ont qu'à se bouger le fion pour trouver de quoi se faire un frichti !
- T'es vraiment pas cool dans ton genre, tu sais ? Tu n'es pas prêt de monter au Paradis, mon fils... fait Jésus, dépité par la réponse du vieux. M'enfin, faut de tout pour faire un monde.
- Et seulement d'une élite pour faire un Paradis, on sait... fait Raymond avec défi.
Le fils de Dieu préfère ne pas répondre à l'attaque, puis se tourne vers la foule, les bras grand ouverts.
- Ho ! Les blairauds ! Z'êtes prêts ? Z'avez sortis vos cuillers en bois ? Ok !
Il se retourne un bref instant vers Raymond :
- Et toi ? Tu mangeras quoi ? Un boeuf en daube, je suppose ?
- Mouais, bonne idée. Et oublie pas le pinard.
- In vino veritas... répond Jésus en souriant.
- Oublie pas mes potes, non plus. Tu seras sympa.
- Tu fais des progrès, Raymond.
- Parce que je pense à mes aminches ?
- Non, parce que tu me tutoies, maintenant.
La discussion est terminée. Jésus se présente à ses ouailles, après s'être rapidement recoiffé avec une branche ramassée par terre, puis ferme les yeux.
A suivre...
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