5.7
C'est une grande table, toute droite, toute simple. Dans le genre minimaliste, on pourrait dire. Agathe aurait bien aimé une ambiance plus sophistiquée, avec service en porcelaines rares, argenterie signée et cristal de bohême, mais faudra qu'elle repasse. Des écuelles et des gobelets de bois remplaceront les fastes impériaux habituels.
Pour ce soir, parce que le soir à bien fini par tomber, elle se contentera de ces longues planches assemblées, couvertes d'un voile à la blancheur douteuse.
Jésus sifflotte un petit air joyeux et se frotte les mains à l'idée de bouffer avec des potes.
Rendant à Jésus ce qui lui appartient, il prend place au centre de la table sans attendre les autres. Les trois vieux hésitent, se consultent du regard : quelle place pour eux ?
- Pas difficile, les mecs ! Raymond à ma droite, René à ma gauche. Agathe, tu prendras la place que tu voudras : quelle que soit celle que je pourrais te proposer, y aura toujours un gougnafier pour dire que je suis sexiste, ok ?
- Sympa, Jéjé ! dit Raymond. Moi à ta droite, qui aurait pu le croire, hein ?
- Euh...Jéjé ? répond Jésus, plutôt incrédule de se voir affublé d'un tel diminutif. Tu crois pas que...
- Que j'exagère ? A peine, mon pote. A peine ! Et puis, j'trouve que ça t'va bien. C'est vrai, avec ta p'tite barbiche, tes joues creuses qu'on dirait un crevard paumé sur les grands boulevards, tes fringues usées jusqu'à la trame, mais impeccables, tu me rappelles la joie de ces p'tits moineaux qui chantent le matin dans mon jardin d'Eden à moi. Et, surtout, c'est un signe d'affection... conclue Raymond d'un clin d'oeil appuyé.
- Et venant de sa part, c'est un compliment ! ajoute René. A part ça, qu'est-ce qu'on bouffe ?
Terre à terre, comme à son habitude, le vieux complice de Raymond aime bien mettre les pieds dans le plat. Ce qui est vraiment de circonstance, non ?
- Tout d'abord, mon ami René... commence Jésus avec un drôle d'accent nord-américain peu pratiqué dans les contrées orientales, nous allons inviter à notre table quelques personnes dignes de confiance. Ou pas...
- Fais vite, Jéjé : j'ai la dalle, maintenant ! Qu'ils viennent et qu'on tape dans le vif !
Jésus sourit puis convoque les convives évoqués. Pour cela, pas une parole, pas un geste. Si la télépathie existe, c'est sûrement ce jour-là qu'on l'a inventée... Toujours est-il que plusieurs personnes approchent, mains jointes et tout sourire.
- Alors, les trois mages, Machin, Truc et Bidule, vous vous mettez à côté de mes deux nouveaux amis. Allez, pas de chichis ! Tiens, Machin et Truc,à ma droite, au hasard, n'est-ce pas... Et Bidule, à gauche, avec Pierre, mon premier apôtre. Il s'appelle Simon, mais je l'appelle Pierre. Juste pour l'emmerder, héhéhé...
Les trois mages s'installent sans dire un mot, mais avec force courbettes. L'obséquiosité ne les a jamais étouffés, alors quelques signes de contrition supplémentaires ne font pas de mal.
L'ami Pierre, pas encore saint, pose son popotin fatigué sans dire un mot. On sent que ce mec réfléchit beaucoup. Du genre à tourner sa langue des millions de fois avant de parler, celui-là.
Un instant plus tard, Paul et Jacques, autres apôtres de Jésus, s'asseyent. Ce sont probablement les meillleurs représentants de commerce du prophète. Baratineurs rompus à toutes les astuces oratoires, il n'y a pas meilleurs prosélytes dans toute la contrée en ce moment. A tel point que Jésus envisage de leur signer un contrat international. Ce sont deux jeunes hommes, bien bâtis, au regard qui fleure bon l'intelligence et la passion. Ce qui explique sûrement qu'Agathe se jette presque sur la place qui est encore libre à leur côté et entame immédiatement la conversartion avec Paul, qui, en plus d'être un beau parleur, est aussi un bel homme.
Arrive aussi, à la surprise générale, un être que personne n'aurait pensé voir à cette table. Encore meurtri dans son honneur, mais le visage portant aussi les stigmates de la vengeance récente de (je ne sais plus quel roi mage... à rajouter), c'est Rhâgoudhmoutôn qui pointe sa frime malingre. Mais, pile au moment où il allait taper l'incruste à table, Jésus l'arrête d'un signe de la main, index et majeur serrés l'un contre l'autre...
- Non. Toi, tu vas faire le service... Dégage !
- Bien Maître. C'est un honneur !
- Je sais... Commence par nous amener les amuse-gueule, tu veux bien ? J'ai tout fait livrer derrière le buisson, là-bas.
- Euh... Je ne le vois pas, Maître, bafouille le cuistot.
- Tu m'étonnes... Avec les coquards que tu te traînes, c'est à se demander comment tu fais pour mettre un pied devant l'autre sans te vautrer. Tiens, je vais y foutre le feu, au buisson. Tu le vois maintenant ? C'est parfait. Et pourquoi ces coquards, au fait ?
- Ce n'est rien, mon Maître. Une mauvaise chute, cet après-midi, rien de plus.
- Ah oui ? Pourtant, j'ai entendu parler d'un méchoui, un peu raté par manque de mets...On m'a dit que tu as subi la vindicte de quelque personnage rendu fou pour une vulgaire saucisse. M'aurait-on abusé ?
- Je vous assure que ce n'est rien, Maître, proteste faiblement le cuisinier. Je le méritais, de toute façon.
- Sache que personne ne mérite un tel traitement ! s'emporte soudain Jésus en frappant du poing sur la table. D'ailleurs, je ferai mon enquête, et l'enfoiré qui t'a tabassé ne l'emportera pas au Paradis...
Et il tourne la tête en direction du mage incriminé qui baisse la tête et admire ses babouches pour se faire oublier.
- En attendant, fais-nous la démonstration de ton art. Et que ça saute...dans les casserolles !
Et Jésus se marre comme une baleine, pendant que tous les autres le regardent avecun mélange savant de curiosité et de crainte. Quand le prophète se reprend, soudain conscient des regards gênés qui pèsent sur lui, il prend un air dégagé et relance la conversation.
- Nous attendons encore deux personnes, je crois ?
Tout le monde regarde autour de soi, mais personne ne vient.
- Normal, ces deux-là font toujours leur princesse. Ils aiment se faire attendre. Mais ils viendront, n'en doutez pas. En attendant qu'ils veuillent bien nous honorer de leur présence, mangeons !
- Et buvons ! s'exclame René qui n'en peut plus d'attendre.
Jésus ouvre le bal dès que le cuisinier apporte les premiers plats. Bon, c'est pas le repas gastronomique qu'on serait en droit d'espérer, mais il va avec le reste de la table. Au menu, des montagnes de poulets rôtis, tout fumant, mais aussi des morceaux de boeuf grillés, le tout accompagné de légumes frais du jour.
- Je suis allé les cueillir moi-même ce matin, commente Jésus pour répondre à vos éventuelles questions.
Un qui fait un peu la tronche, c'est le père René. Faut dire qu'il a l'estomac fragile, et les kilos-tonnes de piments qui flottent dans tous les plats lui retournent le ventre.
- Z'avez pas encore inventé le fast-foude, hein... fait-il d'un air désolé.
- Le quoi ? demande Balthazar qui tente un retour discret sur la Cène.
- Laisse tomber, mon gars. Le temps que je t'explique, ils auront tout bouffé, voire tout picolé !
Les appétits s'assouvissent, les conversations commencent, ponctuées par les bruits de mastication de tout ce petit monde. Tout le monde rit, certains chantent, même. Agathe fait des progrès avec Paul, qui rosit comme un enfant quand elle lui glisse à l'oreille qu'elle aimerait tout découvrir de lui, surtout en ce qui concerne ce qui exite sous sa ceinture. Raymond bavarde de tout et de rien avec Jésus, critique sans détour les religions. Le cuisinier passe et repasse sans cesse, s'inquiétant des papilles des convives, remplit les gobelets et les assiettes aussi vite qu'il peut, faisant toutefois quelques détours pour ne pas croiser un certain mage.
Soudain, une clameur dans la nuit ! C'est René, encore lui, qui se rappelle qu'il manque encore deux personnes. Non pas qu'elles présentent une quelconque importance à ses yeux, mais il lorgne avec insistance sur deux assiettes vides...
- Dis-donc, mon Jéjé ! Ils arrivent quand, tes invités mystère ?
- C'est vrai, ça, ajoute Raymond qui profite de l'occasion pour ne plus entendre les gérémiades de Pierre, qui passe définitivement tout son temps à tout renier, même ce qu'il vénère le plus.
- Bah... Je sais pas ! concède Jésus en vidant un verre de plus.
- Hé ! Tu vas encore nous sortir un de tes miracles à deux balles ? persifle aimablement René.
- En fait, le miracle serait qu'ils ne viennent pas... répond Jésus, un peu pensif.
- Tu déconnes ?
- Non. Mais je peux te rassurer sur un point, René : une fois venus, tu ne risques pas de les oublier de sitôt...
A suivre...
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