• Allons, viens donc t'asseoir près de moi, fait Satan d'un sourire. Si ça peut te faire plaisir, on va aussi demander à notre cher Jésus de se placer entre nous. D'accord ?

Raymond se méfie, mais Jésus prend l'initiative, s'intalle à côté du méchant et invite le vieux à poser son cul près du sien. Alors, se rappelant les rassurantes paroles du jeune homme barbu, il consent à s'approcher. En plus, il crève de faim.

• Râgoudhmouthon, presse-toi un peu : tu as des invités de marque ! fait Satan en riant.

Ignorant tout de la réelle nature de ses invités, mais s'en foutant comme de sa première chiasse, le cuisinier se pointe les bras chargés de victuailles qu'il pensait servir au petit matin, en guise de brunch avant la lettre.

• Messieurs les rois du désert, j'ai pour vous toute une palanquée de plats qui vous rempliront le corps jusqu'aux dents de sagesse ! Et pour commencer, je vous propose de débuter avec ces quelques amuse-gueules sans prétention.

Et il pose sur la table un grand plat. Raymond n'a plus faim, soudain. Satan renifle le truc, pas convaincu. Seul Jésus semble prêt pour l'aventure. D'ailleurs, il plonge ses longs doigts tout fins sans hésiter, en retire ce qui ressemble à du poireaux trop cuit, dégoulinant de sauce brunâtre et odorante. Il ouvre grand la bouche et avale le tout d'une traite. Les deux autres se contentent de le dévorer... des yeux.

• Alors ? fait Raymond, impatient de connaître le verdict.
• Ben, répond Jésus en se léchant les doigts, je dirais que c'est à mi-chemin entre le parfaitement dégueulasse et le définitivement immangeable. Mais c'est original, faut admettre ! Voilà un homme qui ne recule devant aucun sacrifice pour faire bouger les traditions culinaires. Bravo !
• Bon, alors on passe au plat principal ?
• Non, on va se contenter du plat parfait qui a ravi mes papilles ! rétorque Satan qui réalise qu'il a eu un sacré coup de bol.

Le cuistot, heureux à l'idée de garder de quoi manger pour demain, s'exécute sans rien dire. Et il amène les restes du plat. Il doit vraiment être bon parce que les autres ont presque tout pillé. De toute manière, Raymond a maintenant trop faim et il se jette sur un joli morceau de bidoche qui n'attendait que lui.
Les deux divinités le regardent faire, plein de miséricorde pour l'un, un joli sourire sarcastique pour l'autre. Ils ne toucheront rien de plus, à l'évidence. Sûrement parce que ce n'est pas du nectar. Pas un truc assez noble pour eux, en quelque sorte.

• Mon cher Raymond, que viens-tu faire dans cette contrée perdue ? lance soudain Satan.
• J'sais pas encore, répond le vieux en s'essuyant les lèvres d'un revers de la manche. C'est important ?
• Pour venir te perdre ici, ça doit l'être, non ?
• Sais pas, j'te dis ! Tu veux tout savoir ?
• Oh, oui ! fait le diable. Pour une fois que je ne sais pas tout, je meurs d'envie de savoir, ment-il avec effronterie.
• Alors, voilà : on était chez moi. Petite soirée tranquille entre potes, tu vois le genre ? On revenait d'une petite virée en soucoupe volante, puis cette vieille guenon est arrivée pile poil à la maison avec une cargaison de boutanches à liquider rapidos. On était à sec, alors on s'est pas fait prier. Le hasard fait bien les choses, hein ?
• Le hasard ? Oui, bien sûr... répond Satan en regardant ailleurs. Et ensuite ?
• On a torpillé quelques échantillons pour se mettre la gargane à l'heure, puis on s'est cogné la dernière chopine. Et là... va savoir comment, on se réveille en pleine pampa, à crever sous ce soleil de merde qui nous a cuit la couenne le temps de le dire !
• Je vois... murmure Satan. Et vous avez voyagé à dos de chameaux ?
• A vous, je peux bien le dire, fait Raymond en soupirant, on arrive de loin. De très loin, si tu vois ce que je veux dire...
• Explique-moi, plutôt. Je ne comprends pas. Tu veux dire qu'en l'espace d'une nuit, vous auriez couvert une grande distance ?
• Pire que ça ! On a traversé les âges... Je sais, pas facile à croire, mais c'est comme ça !

Satan le regarde avec insistance, et Raymond sent fondre son calbut. Le diable ne semble pas du tout surpris. A croire qu'il sait ce qu'est une soucoupe volante, et tout le reste.

• Je t'assure que c'est pas des berlues ! Demande à mon pote René, il te confirmera.
• Déjà fait ! s'exclame l'autre en se relevant d'un coup. Et il dit tout comme toi. Tu viens donc du...futur ?
• Ouais !
• Ce qui te rendrait quasi invincible, ici, pense le démon à voix haute. Te rends-tu compte de l'opportunité qui s'offre à toi ?
• Et comment ? Ils ont pas encore inventé le Loto, le Tiercé ni le foot. Au moins, avec ça, j'aurais pu me faire un pognon de malade en pariant à coup sûr.
• Sais-tu exactement quel jour nous sommes ? demande Satan.
• Non, et je m'en bats les roupettes. Moi, ce que je veux, c'est retourner chez moi !
• C'est vrai que la date importe peu pour le moment, mais quand même... As-tu les moyens de rentrer ?
• Si ça marche dans un sens, ça doit marcher dans un autre, tu crois pas ? rétorque Raymond entre deux bouchées.
• Ce qui signifie que tu disposes encore de ce mystérieux breuvage ?

Raymond arrête de mastiquer brusquement.

• Merde... T'as raison, par Belzébuth ! bave-t-il après un long moment de réflexion. Tu crois qu'on va devoir rester là, Jésus ?

Mais Jésus ne répond pas, comme d'habitude.
En fait, il dort. Et il fait probablement de jolis rêves parce que son visage est tout en sourire.

• Perds pas ton temps avec Lui, fait Satan d'un ton suffisant. Il promet toujours sans tenir ses promesses. En plus, c'est toujours soumis à plein de conditions à la con.
• Pas faux, admet le vieillard. Mais j'ai que Lui pour me sauver.
• Mais non, mon ami ! Tu peux choisir qui tu veux. Moi, par exemple...

Raymond lève la tête, considère Satan d'un oeil un peu méfiant, puis retourne à son ragoût.

• Pas confiance... dit-il peu après. Avec toi, c'est jamais clean, tout le monde le sait bien.
• Voyons, voyons... fait le diable en s'approchant tout près du vieux. Moi, je peux t'aider, et pas dans mille ou deux mille ans. Il te suffit de savoir ce que tu veux.
• Ce que je veux ?
• Oui, ce que tu désires le plus. Sais-tu ce que tu désires vraiment ?

Raymond, en vieux renard habitué aux arnaques, sent venir le piège. Il cogite quelques instants avant de répondre.

• Ouais, je sais ce que je désire le plus pour le moment... fait-il avec assurance.
• Parfait ! se réjouit Satan. Alors, pour te prouver que je ne suis pas comme l'Autre, je te propose de réaliser ce voeu sans tarder. Tout de suite ! Et il est gratuit, celui-là...
• Parce que les autres seraient payants ? Tu vois bien, rien de clair avec toi, je te l'avais bien dit.
• Je peux faire de toi le plus heureux des hommes, le plus riche, le plus puissant. Je peux même te rendre ta jeunesse enfuie... Il te suffit de me dire ce que tu veux. Fais ton voeu, dans ta tête, ne dis rien à voix haute, comme ça tu pourras juger de mes pouvoirs. Formule ton voeu, et il se réalisera dans la seconde. Je peux pas te proposer mieux !
• Je pense un truc, et il se réalise de suite, c'est sûr ? dit Raymond en plissant les yeux.
• Promis, craché, juré ! Tu penses, et je bosse pour toi !

Le vieillard s'accorde encore un temps de réflexion, pendant que Satan trépigne d'impatience. Finalement :

• Ok, c'est bon pour moi... commence Raymond.
• Tu fais le bon choix, tu ne seras pas déçu, je t'assure, renchérit Satan. Fais ton choix, je le réalise. Ensuite, si tu es convaincu, on pourra passer à autre chose, tu es d'accord ?
• Je t'ai dit que j'étais partant, commence pas à me faire tarter ! riposte Raymond.

L'instant est grave, le vieux le sait bien. S'il se trompe, il sait que le diable ne manquera pas de lui faire des misères. Dans l'air, on n'entend que les ronflements ravis de Jésus qui dort à poings fermés. René fait semblant de l'imiter mais il garde un oeil entrouvert pour surveiller son pote, prêt à se jeter sur le démon en cas de coup dur. Agathe est là, elle aussi. Elle s'est approchée sans bruit, comme à son habitude. Mais elle tremble d'effroi en les observant. Elle voudrait prévenir le vieux qu'il est sur le point de faire une énorme connerie, mais elle sent soudain une poigne de fer lui serrer la gorge, comme si une main invisible venait de la saisir. Incapable d'avancer et de parler, elle hurle intérieurement à son ami de fuir à toutes jambes. En vain : les mots ne sortent pas de sa bouche !
Trop tard, de toute façon...

• Alors, voici mon voeu, fait Raymond en fermant les yeux.

Satan fait de même. Il se concentre, à l'écoute de la pensée du retraité. Il fronce les sourcils, comme s'il avait du mal à entendre. Sûrement un problème de réseau... Puis, il sourit. Sûr que la liaison est devenue meilleure. Il distingue un peu mieux, semble-t-il. Il sourit bientôt à belles dents, sûr de son fait.
Puis, en un éclair, il ouvre les yeux, soudain fou de rage...
Il a encore le temps d'apercevoir Raymond qui le regarde, tout sourire et majeurs bien dressés, avant de disparaître, renvoyé d'où il vient par le souhait muet de l'ancêtre .
Oui, Satan disparaît dans la seconde !
Raymond, prudent en toute circontance, a fait le voeu de le renvoyer en Enfer...

• Raymond : un. Satan : dans le cul ! conclue-t-il en souriant.

René et Agathe admirent la jugeotte du mec, et se rassurent avec force accolades, pleurant presque de joie. Et tout le monde sort enfin de l'étrange torpeur qui régnait encore, il y a une seconde. A croire que Satan les avait tous endormis. Il n'y a que le cuisinier qui fait la gueule. Il se traîne une tronche de dix pieds de long, et il toise Raymond avec mépris, au point que ce dernier s'en étonne.

• Bah, quoi ? T'es déçu du repas ?
• Non. Mais moi, j'aurais bien été d'accord pour le choisir... fait-il, dépité.
• Tu aurais eu une éternité entière pour le regretter, fait soudain Jésus, revenu de ses songes. Crois-moi, la compagnie de celui qui se prend pour le Prince de ce monde n'a rien de bien. Allons, retourne à tes fourneaux, plutôt !

Penaud, le maître queue (basse à cette heure) s'en va. Jésus se retourne vers Raymond, le regard plein de fierté, ce qui n'est pas dans ses habitudes.

• Tu as bien travaillé, fils.
• Je sais pas. Faudra quand même que je change de fute. Je crois que j'ai pas tout bien contrôlé...
• Tu avais un rude adversaire en face de toi. Tu t'en es bien sorti.
• Tu m'avais dit que j'avais les pleins pouvoirs, non ?
• En attendant, je suis bien content de voir que tu sauras me remplacer efficacement.
• Ouaip ! Tu peux compter sur moi.
• Alors, il est temps de te mettre au travail, mon fils.

A suivre...