6.7
Raymond attend.
René aussi.
Et Agathe fait semblant de réfléchir.
Ce qui met les deux vieux dans un état proche de la cataplexie. Les voilà tout mous, amorphes à force de patienter. Faut dire que mémé fait sa star des années 30. Elle se passe la main dans ce qu'il lui reste de cheveux gris sale, pose l'autre sur la hanche, pendant qu'elle couine de douleur quand elle tente de plier le genou pour se rendre aguichante. C'est pas qu'elle manque de sex-appeal, mais les deux vieux croumirs s'en tamponnent royalement.
Eux, ils rêvent déjà d'être à pied d'oeuvre dans la grande ville du coin pour y commettre leurs premières conneries. Ils ont les yeux qui brillent d'envie, seule preuve de vie pour le moment. Mais rien ne pourra forcer la vieille à stopper ses âneries. Elle sait qu'elle va donner la clé du problème à ses deux nouveaux associés.
Pas question pour elle de rater ce premier coup de maître, même si le plus débile des invertébrés de la population locale lui damerait le pion en deux secondes. Si le problème est insoluble pour les deux vieux, il n'a pourtant rien de sorcier, et je suis persuadé que vous tous, lecteurs, avez déjà trouvé la solution à l'énigme de Jésus. Pourtant, autant par compassion que par ironie, vous attendrez encore quelques lignes avant de dénouer tout ça.
Donc, Agathe fait la belle, pendant que les deux autres rêvent de se la faire. (Pas la vieille, hein...) jusqu'au moment où elle constate qu'ils ne bronchent pas d'un poil. Elle a beau soulever légèrement les pans moisis de ses jupons antiques, découvrant une magnifique collection de veines bleues, prêtes à péter au premier choc, les deux autres sont aux abonnés absents.
Alors, se résignant à enfiler son costume de femme savante, elle s'approche de Raymond, puis le regardant bien droit dans les yeux, lui dit comme ça :
- Dieu a dit, au commencement du monde : que la lumière soit, et la lumière fut... Donc ?
- Donc ?
- Pas donc ! Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Donc ? demande le vieux qui n'est pas sûr de comprendre.
- Mais non, bougre de vieux con ! La lumière fut ! s'emporte Agathe. Que la lumière soit, et la lumière fut, ça veut dire quoi ?
- Ben... il venait d'inventer l'interrupteur ?
- La première centrale atomique, hasarde René, l'air un peu perdu.
- Mais ce que vous êtes... soupire Agathe, dépassée par leur inculture.
- On est là, à attendre que tu te décides ! rétorque Raymond. On va y passer la journée, ou on peut compter sur toi pour passer à la case suivante ?
Elle considère les deux retraités d'un oeil sévère, puis, se disant soudain qu'elle pourrait à l'occasion profiter de leur bétise pour agir en toute liberté, elle consent à leur ouvrir les portes de son savoir.
- La lumière fut... parce que Dieu l'a voulue, voilà !
- Ouais... Et il a inventé l'omnibus du sable, aussi ?
- Pfff... Pour obtenir ce que veut un dieu, il suffit qu'il en donne l'ordre ! C'est pourtant pas difficile à comprendre, merde !
- Et alors ? demande paisiblement René.
- Alors, il suffit que Raymond décide d'aller immédiatement quelque part pour s'y retrouver en moins de deux !
- Mais ce serait un vrai miracle ! s'esclaffe René.Tu crois vraiment que c'est aussi simple ?
- Rien de simple : c'est divin !
- Tu m'étonnes !
- Bon, vous savez quoi ? Vous me cassez ce que j'ai pas ! On est associés, hein ? Ce qui signifie, si je pige bien, qu'on possède tous les trois les mêmes droits et obligations ?
- Pour sûr ! dit Raymond. Et je confirme que tu es notre égale, même si le Dieu que tu parles a oublié de te greffer des roupettes entre les cannes !
- Bien, répond Agathe qui fait d'immenses efforts pour garder son calme. Alors, puisque vous ne pigez rien à rien, voilà ce qu'on va faire...
Elle recule de quelques pas, pose ses mains sur ses tempes, ferme les yeux et se concentre intensément.
- Si vous voulez continuer de vous emmerder dans ce désert, moi, je me casse ! Et je vous attendrai dans un troquet, ailleurs. Si vous voulez me rejoindre, vous savez ce que vous devez faire.
Puis, une seconde plus tard, Agathe s'évapore dans l'espace !
Raymond et René n'en croient pas leurs yeux...
- Elle s'est barrée où, cette vieille carne ? bêle René en fouillant tout autour de lui.
- Bah... fait Raymond d'une voix incertaine. On dirait qu'elle est partie.
- Je vois bien, triple buse ! Mais où ?
Raymond réfléchit à toute allure, ce qui ne lui arrive pas souvent. Et il finit par se dire qu'Agathe parle de manière aussi absconse que Jésus. Au moins, s'il arrive un jour à comprendre la première, il saura aussi saisir les propos du second, se dit-il étourdiment.
A force de ne rien comprendre, il a déjà envie de renoncer. Il lève les yeux au ciel, histoire de se donner une contenance. Puis, il aperçoit un point lumineux dans le ciel. Etonné de cette apparition dans un ciel d'un bleu insoutenable, il garde les yeux rivés sur la chose. Et, sans s'en rendre compte, il tourne petit à petit la tête, pendant que l'objet volant non identifié pique vers l'Est. Un instant plus tard, il a disparu, happé par l'horizon.
Et la lumière fut, dans l'esprit de Raymond !
- Elle est partie par là, murmure-t-il en pointant l'horizon du doigt, là où l'objet vient de disparaître.
- T'es sûr ? demande René qui veut seulement une réponse à son problème.
- Persuadé, confirme son pote.
- Bon, et c'est où ?
- Sais pas...
- Dis, quand tu redescendras du ciel, tu me feras signe, hein ? s'impatiente René. En attendant, si t'es sûr que c'est par là, je vais demander à un mec ce qu'il y a au bout de ton doigt !
Et il part à la pêche aux informations, le vieux René. Il palabre avec ses mains, tape du pied par terre quand les réponses lui restent obscures, puis, enfin tombé sur un lascar moins con que la moyenne, il change presque de couleur...
Il revient vers Raymond, pensif tout plein.
- Bon, je crois que t'as raison, commence-t-il. Agathe serait bien partie dans ce sens là.
- J'arrête pas de te le dire, confirme Raymond. Et tu sais où qu'elle va ?
- Ben, si j'en crois ce que l'autre poireau m'a dit, la vioque serait en route pour Jérusalem.
Raymond, quasi extatique, sourit à pleines dents. Il vient de comprendre...
- Donne-moi la main, René.
- Tu me prends pour une tapette, ou quoi ? proteste l'intéressé.
- Fais pas chier, pas le temps de t'expliquer. Donne-moi la main ; on va la rejoindre tout de suite.
René hésite une seconde, puis tend la main. Raymond ferme les yeux, pète un coup, et ils s'évanouissent dans l'air aussi, sous les regards ébahis de la foule qui hurle au miracle, bien entendu. Les gueux s'agenouillent et prient comme des malades, scandant leur foi avec force, certains allant jusqu'à se gratter les noix pour mieux se convaincre de ce qu'ils viennent de voir.
L'affaire aurait pu en rester là pour eux, mais dans le ciel éclate soudain la voix de Raymond, comme un gigantesque coup de tonnerre.
- Hé, les locdus ! Rendez-vous à Jérusalem, et que ça saute ! M'excuserez, j'avais pas assez de place dans mon sapin pour vous embarquer avec moi !
A suivre...
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