Enfin, un bruit rompt la monotonie de la nuit ouvrière. C'est le chuintement fatigué du sas : les mécanismes jouent doucement, pendant qu'une vive lumière inonde soudain le jardin. Puis une ombre se dessine... Ce doit être Raymond. Je pense que c'est lui parce qu'en général il est toujours le premier pour les conneries. D'ailleurs, il se prend les pieds dans le tapis, si je peux dire, et roule jusque dans les orties en grognant comme un ours coincé entre deux branches.

Voici Raymond Lendoffé : vieux célibataire endurci, grand et maigre, avec un long visage creusé de rides profondes commes les pensées d'un philosophe devant le cul d'une poule (à vous de déterminer la vraie nature de la poule...) sourcils fournis, tignasse poivre et sel. Et il ne manque pas de prestance. Son regard noir et mobile est à l'image de son caractère impulsif, signe d'une grande vitalité qui ne se dément pas malgré le grand âge du personnage. Apprenez qu'il frise les cent ans. Personne ne sait exactement, lui-même n'en est plus très sûr, mais il conserve une forme étonnante, et qui ne manquera pas de vous étonner, d'ailleurs.
Fils unique d'une famille unique en son genre et dont les racines se perdent dans la brume poussiéreuse des archives locales, il est la terreur du quartier. Son caractère irascible, les mauvais coups qu'il réserve à tous ceux qui l'importunent et sa réputation du plus grand ivrogne du canton y sont fatalement pour beaucoup, mais c'est surtout parce qu'il enterre tout le monde, imprimant dans l'esprit de ses contemporains qu'il doit être immortel. Malgré tout, ce qu'on dit de lui le plus plus souvent, c'est qu'il est le diable sur Terre, rien de moins. Et, franchement, certains jours, on pourrait vraiment y croire...