Ils ont marché, les pauvres vieux. Oh oui ! Des jours et des jours, des nuits et des nuits. Ils ont bravé tous les dangers, franchis tous les obstacles, manqué se noyer dans le Jourdain, tomber dans le vide en traversant bien des monts hostiles. Agathe a même dû se bricoler une nouvelle jambe de bois, c'est dire. Et trouver du bois assez solide pour supporter ce tas de viande faisandée, c'est pas de la petite bière dans ces déserts de pierres et de sable.
René traîne aussi la patte, épuisé par les longues journées sous un soleil en fusion. Il ne parle presque plus, se contente d'avancer sans se demander où il va. Son corps est sec comme une branche d'olivier multicentenaire, ses muscles sont noueux comme leurs racines, mais sa volonté reste intacte, comme indifférente aux douleurs. Il s'est couvert le crâne d'un chiffon trop fin pour arrêter les dards brûlants du soleil, mais il refuse encore de s'avouer vaincu. Tradition militaire de la Grande Muette qui souffre en silence, qui résiste malgré l'adversité et qui jamais ne faiblit. Pour un peu, il bomberait encore le torse pour mettre en avant les médailles que les trouillards en cravate lui ont accordées après tous les combats auxquels il a participé !

Il n'y a que Raymond qui pète encore la forme. Sans verser dans le mysticisme, il se trouve curieux de savoir qui est vraiment celui qu'il vont rencontrer. De lui, il ne sait guère que ce que sa mémoire veut bien lui dire, c'est à dire pas grand chose. Il ne lui aura pas fallu longtemps pour se rapprocher de Balthazar, seul des trois mages qu'il sente à peu près correct, selon ses critères de vieux misanthrope. Refusant ostensiblement le contact avec Melchior et Gaspard, il a trouvé le moyen de s'attacher au troisième larron. Faisant d'abord mine de s'intéresser à son cas, il a vite trouvé la méthode pour ne plus parler que de ce fils de charpentier qui se prélasse sur les rives d'un lac, à l'autre extrémité de cette contrée de merde.

• Dis-donc, mon pote, fait-il en découpant un beau morceau de pastèque avec son couteau de poche, tu saurais me dire à quoi qu'i' r'ssemb', ton lascar ?
• Eh bien, je ne sais pas exactement. Tu imagines bien qu'avec le retard que nous annonçons, je pourrais difficilement t'en faire un portrait exact.
• M'en doute bien, camarade. Mais raconte-moi ce que tu en sais quand même. Et plus, la route nous paraîtra moins longue, comme ça.
• Pourquoi pas ? Après tout, nous pourrons juger sur place, le moment venu. Et si je me trompe, alors tu feras l'effort, j'espère, de me pardonner.
• Pas de problème, mec ! Tiens, on passe un accord tout de suite-maintenant, si tu veux. Je t'écoute sans rien dire, et le moment où qu'on va le rencontrer, je comparerai sans commenter à voix haute. Dis-moi c'que tu penses de ça !
• C'est parfait pour moi, mon ami !
• Alors, raconte puisque tu es d'accord !

Le mage se concentre, baisse un peu la tête en fermant les yeux. Si ce n'est pas un as de la course d'orientation, Balthazar est quand même une tête bien faite. Sa grande intelligence, son esprit de déduction et son immense mémoire l'aident en toutes circonstances. Aussi puise-t-il dans ses souvenirs pour décrire le Maître, ainsi qu'ils l'appellent tous dans la région.

• Tout ce que je vais te dire est le fruit de mes réflexions, et puis des informations que j'ai pu recueillir tout au long de notre périple. Tout a commencé pour moi une nuit. C'était un hiver rude et froid, comme rarement nous en avions connus jusque là. Les pierres se fendaient et les animaux mouraient par centaines. Il a même neigé. Tu sais ce que c'est que la neige ? C'est une multitude de petits grains blancs, légers comme le vent, mais froid comme la Mort. Elle recouvre tout et transforme tout ce qu'elle touche en glace. Et...
• Je connais la neige, pépère. Abrège !
• Pardon... Je venais de remplir mon devoir conjugal auprès de mes sixième, onzième et quarantième épouses, et j'allais fumer une petite pipe sur ma terrasse pour me reposer un peu. Hé ! C'est que mes femmes ont de l'appétit, si tu vois ce que je veux dire !
• Si tu veux, tu m'en prêteras une ou deux pour que je vois mieux ! propose Raymond en souriant.
• Sacrilège !
• T'affole pas : je déconne !
• Admettons... Bref, je tirai sur ma pipe tranquillement sur ma terrasse quand un signe venu du ciel est apparu. C'était une étoile filante, une chose tellement rare dans nos contrées qu'on sait immédiatement que quelque chose d'extraordinaire vient de se produire quand on en voit une.
• Pas un satellite, plutôt ?
• Un quoi ? Non, mon ami Raymond, c'était un signe de Dieu ! Il m'appelait pour une mission spéciale.
• Comme on convoque les gars du GIGN pour matraquer quelques tondus dans une campagne perdue ?
• J'ignore qui sont ces gens, et arrête de m'interrompre sans arrêt, veux-tu ?
• Ok, roule...
• Dieu venait de m'adresser un message, à moi le mage de merde perdu dans sa cambrousse à la con. T'imagines ?
• Un peu.
• Alors, je file directement dans le salon, je préviens mes mémènes que je me barre pour une virée vers le Nord, là que l'étoile filante avait laissé sa trace et je me fais préparer mon sac, mon chameau seize soupapes à injection directe, puis, direct, je file dans le brouillard.
• Du brouillard en plein désert ?
• C'est une expression locale, t'inquiète pas. En fait, il faisait nuit noire, mais ça m'a pas empêché de partir. Un bon châle en cashmir sur le dos, je les fais venir du lointain Orient, et rien ne m'arrête quand Dieu lui même prend la peine de me parler !
• Et il te disait quoi, Dieu ?
• Il me disait qu'un enfant allait bientôt naître, qu'il serait le plus important de tous les enfants jamais nés sur cette Terre. Il me disait aussi que je devais me grouiller de lui apporter quelques sucreries, un peu de barbaque et quelques fringues, parce qu'il aurait froid et faim.
• Comment retrouver un enfant dont tu ne sais rien ?
• Dieu m'avait envoyé une information supplémentaire, disant comme ça que c'était mon pote Joseph, un ami d'enfance, qui venait de décrocher la timbale. Au départ, je devais aller le retrouver dans son village, mais sa femme Marie, un sacré petit bout de femme, au passage, avait décidé qu'elle accoucherait à Jérusalem. Va savoir pourquoi ? Avec ces donzelles, on n'est jamais sûr de rien. En attendant, alors que je n'étais plus qu'à quelques heures de marche de mon ami Jojo, voilà qu'un mec que je croise et à qui je demande mon chemin m'annonce la nouvelle.
• Héhé...
• Et il ajoute qu'ils sont partis depuis plusieurs jours. Bon, je me dis que je vais juste devoir faire marche arrière avec mon chameau bi-turbo, et que je ne perdrais finalement qu'un jour ou deux pour le rejoindre à Jéru.
• Jéru ?
• Salem... Jéru-salem, c'est comme ça qu'on dit quand on est dans le milieu des affaires. Donc, je fais demi-tour. Ou je continue tout droit ? Je ne sais plus, en fait. Je n'ai jamais été très doué pour m'orienter, je dois bien l'avouer.
• On s'en fout !
• C'est vrai. Donc, je recharge mes cabas, en profite pour m'acheter quelques bibelots dont je sais qu'ils seront du meilleur effet sur mes étagères, puis je repars.
• Et ?
• Et c'est en chemin que je croise Melchior. Lui, il venait tout droit d'Afrique, avec une floppée de larbins. Son équpage à lui se composait de pas moins de dix-huit véhicules quadrupèdes, tous types confondus, et il devait bien avoir une trentaine d'esclaves à sa suite ! Bon, ça lui a pas servi à grand chose parce que, une nuit, une énorme tempête de sable s'est levée et tout le monde s'est paumé. Nous ne sommes restés ensemble, lui et moi, que parce que les rênes de mon chameau s'étaient emmêlés dans ceux du sien. Coup de bol, hein ?
• Tu m'étonnes !
• Au petit matin de cette nuit de merde, on s'est retrouvés tous les deux comme deux couillons, sans plus savoir où nous étions. Heureusement, on a repéré à l'horizon la silhouette d'un autre voyageur. Au départ, on avait espéré retrouver quelques membres de sa caravane, mais en fait, il s'agissait de Gaspard. Lui aussi avait reçu un message de Dieu. Je te confesse, mon ami, que j'en ai conçu quelque jalousie sur le moment, parce que je commençais à me dire que Dieu avait organisé un colloque... Je n'avias plus l'exclusivité, en quelque sorte.
• A trois, vous êtes plus sûrs d'arriver, normalement.
• Mouais... Sauf qu'à nous trois, on n'est pas foutus de savoir où se trouve la direction à suivre. Finalement, et aussi parce qu'on en avait un peu marre de se cramer la couenne sous le soleil, on a décidé de ne plus voyager que la nuit, parce que j'avais remarqué qu'une seule étoile brillait plus fort que les autres et qu'elle ne changeait jamais de position dans le ciel.
• Tu m'en diras tant !
• Pour nous, c'était clair : Dieu nous guidait, charitable tout plein.
• Ou alors mort de rire de vous voir vous perdre à chaque coin de dune !
• Sa miséricorde est sans limite, si tu savais ! A trois, nous avons donc poursuivi notre route. Les informations que nous recevions, et nous en avons reçu des quantités industrielles en trente ans d'errance dans les sables et les pierres, nous disaient de presser le pas parce que quelque chose de terrible risque de se passer très bientôt.
• Et vous auriez les moyens d'empêcher ça ?
• Pas du tout, mais nous devons absolument remettre nos présents à ce fils de charpentier, faute de quoi nous ne serions pas indemnisés ni remboursés !
• Je vois, fait Raymond qui n'en croit pas ses oreillles.
• Puis, nous avons rencontré une bande de joyeux paysans, ceux qui ont attaqué le camp romain où vous étiez enfermés.
• Des joyeux paysans ! s'étrangle le vieux.
• Oui, bon, ils sont un peu turbulents, mais c'est normal dans cette région de la Méditerrannée. Ils aiment bien se frotter l'épiderme et couper quelques têtes, c'est comme ça. D'abord, ils coupent ; ensuite, ils discutent et protestent. Mais il y aussi plein d'autres pays où c'est pareil, rassure-toi !
• On a eu du bol, alors ?
• Pas du tout ! Dieu venait de nous prévenir que trois inconnus étaient arrivés, et que Satan les avaient mis dans un terrible danger. Alors, sans hésiter, nous sommes arrivés pour vous sauver !
• Parce que vous saviez que nous serions là ?
• Bien sûr ! On ignorait quelle tête tu aurais, mais on se faisait fort de vous trouver, sachant que Dieu aurait fait le nécessaire pour vous rendre visibles entre tous ! La voix de Dieu et de ses Anges savent se faire entendre, tu sais ?
• Les voix du Seigneur sont impénétrables, tu veux dire, fait Raymond, de plus en plus persuadé que Balthazat est complètement dingue.
• Ceux qui veulent entendre n'ont qu'à se laver les oreilles, hein ?
• Bon, ok ! Vous êtes partis en virée sans vos meufs, vous nous avez trouvés, tout ça, tout bien. Mais, en attendant, je sais toujours pas à quoi qu'il ressemble, ton fils de charpentier.
• Ben...attends que je me rappelle un peu ce qu'on m'en a dit...

A suivre...