L'émir marche vite. C'est vrai qu'il n'a pas l'âge canonique des trois vieillards et il est si pressé de s'emporter ailleurs qu'il aurait vite fait de les oublier si Raymond, mécontent, ne le rappelait à l'ordre.

• Oh, la questche, ça te fera mal de ralentir un peu ? Sont loin derrière, tes militaires en balade !
• C'est truffé de mecs pas racontables, ici. Alors, plutôt que vous plaindre, vous seriez gentils de me suivre sans moufter, grommelle Abel dans sa barbe pointue.
• Mais où qu'on va ? insiste René qui ne sent plus ses pieds (ce qui est rare, notez bien)
• On file au sud de la ville, ce n'est plus très loin.
• On cavale depuis vingt minutes, déjà ! ahanne Agathe.
• On va passer par une petite porte que les soldats n'aiment pas. Comme ça, on pourra entrer peinards, je vous assure, répond le hiérosolymitain.
• Et c'est quoi, un passage secret ? demande Raymond.
• Non, même pas ! pouffe l'émir, amusé par la question.
• Un trou dans le mur ?
• Toute porte constitue un trou dans un mur, en quelque sorte, remarque René d'un air pénétré.
• Ou un piège... murmure Agathe qui se méfie de plus en plus.

L'émir Abel préfère se taire. Il comprend l'inquiétude de ses compagnons, pourtant il ne veut pas ralentir son pas, de peur d'une mauvaise rencontre. Alors, il rentre la tête entre les épaules et ignore leurs commentaires. De toute façon, il est maintenant déterminé à ne plus les entendre, et s'ils devaient le menacer de s'asseoir ne serait-ce qu'une seconde, il les abandonnerait sans remords.

Le rempart de la ville tourne doucement vers l'Est, et Raymond commence à croire qu'ils reprennent le chemin du désert. Mais cette crainte ne dure qu'une seconde : la gigantesque muraille de pierres se prolonge, ne se dévoilant qu'à chaque nouveau pas qu'ils font.
Puis, s'arrêtant brusquement pour les attendre, l'Emir Abel se retourne et leur sourit à belles dents.

• Nous y voilà ! Nous allons entrer par cette porte, vous voyez ?

Il désigne un passage où ne passent que quelques charriots un peu déglingués.

• Tu nous fais passer par les égouts ? s'insurge Agathe qui se pince le nez.
• Les quoi ?
• Ben, les tuyaux où qu'on fait passer les eaux usées, tu vois ce que c'est ? intervient René qui se sent, décidément, l'âme d'un pédagogue.
• Tu crois vraiment qu'on s'amuserait à gaspiller la flotte, ici ? s'étonnne Abel qui ne voit pas du tout de quoi il peut être question.
• Mais c'est quoi, cette odeur de merde ? explose Raymond.
• Du fumier, rien de plus, répond l'émir sans s'émouvoir. Ici, c'est la Porte du Fumier, voilà tout.
• Y avait pas plus pourrie comme porte ? demande Agathe qui soulève les pans de sa robe mitée pour ne pas la laisser traîner dans les immondices.
• Je ne crois pas. En attendant, si vous voyez un Romain dans le coin, je vous offre le gîte et le couvert pendant une semaine !
• C'est quoi, en fait ?
• Ici, mes amis, c'est par là qu'on se débarrasse de tous nos déchets. On est écolos dans l'âme depuis toujours. Simple question de bon sens, quand on y pense. De la sorte, dans des millénaires, on risquera pas de nous reprocher d'avoir négligé la gestion de nos ressources.
• C'est les poubelles, donc ? demande René qui tarde à comprendre.
• C'est ça ! On manque de bois, dans ce pays, vois-tu ? Alors, on se débrouille pour récupérer tout ce qu'on peut pour le remplacer. On composte tout ça, et quand c'est sec, ça brûle aussi bien que du cèdre. C'est malin, hein ?
• Et vous utilisez quoi ? demande Raymond qui redoute le pire.
• Ben, tout ce qu'on ne peut plus utiliser. Genre les ordures de la ménagère qui entretient son logis avec attention. Et puis tout ce qu'on veut pas garder, aussi... précise Abel.
• Vous avez des trucs que vous voulez pas garder, normal. Mais vous en faites quoi ?
• Ben, on les brûle, tout simplement.
• Mais... Et tous ces mômes qui traînent là-dedans, demande Agathe qui vient de repérer quelques très jeunes enfants en train de fouiller dans les déchets.
• C'est ce que je viens de te dire. On brûle tout...

Agathe ouvre des yeux écarquillés d'horreur.

• Tu vas pas me dire que ces mouflets font partie du barbecue ? s'insurge-t-elle.
• C'est pas qu'on les brûle, enfin pas exactement. Disons que des incendies échappent parfois à notre contrôle, ce qui fait le destin des retardataires, tu comprends ? Certaines personnes les abandonnent ici, trop pauvres pour les élever. La vie n'est pas simple, tu sais. Les Romains nous pillent tout. Si on avait des poches à nos tuniques, tu pourrais sûrement trouver un questeur dedans !
• Vous êtes des sauvages !

Elle voudrait se jeter sur l'émir et lui griffer le visage mais il se sauve d'un pas leste, pendant qu'elle manque se casser la figure dans la boue.

• J'y suis pour rien ! se défend-il. Je suis père de dix-sept enfants, mari de trois femmes. Tu vois, je fais ce que je peux pour ma famille, et c'est pas facile tous les jours !
• Et vous ne faites rien pour ceux-là ? demande René d'une voix morne.
• Que voudrais-tu qu'on y fasse ? répond l'émir, fataliste. Et puis, certains s'en sortent. Un peu plus loin, dans la vallée de Hinnom, on entasse toutes nos cochonneries.
• Ici ? Des cochonneries ? remarque René en levant un sourcil interrogateur.
• Façon de parler, rétorque l'émir en levant les yeux au ciel. Nos déchets, quoi !
• Dis-donc, ajoute René l'air songeur. Une fois cuits, tes abandonnés, là... Ils s'raient pas comestib' avec quelques gousses d'ail et un peu de persil ?

Abel en reste bouche bée...

• Je crois qu'il est vraiment temps que vous mangiez un peu. Allons, suivez-moi : mon beau-frère Josuah habite à deux pas d'ici. Il tient une taverne dont vous me direz des nouvelles.
• On n'a pas une thune ! objecte Raymond.
• Aucune importance, je vous invite, mes amis ! fait l'émir en ouvrant grand les bras.

Et c'est ainsi que Raymond et sa suite pénètrent dans la ville. Pas par les égouts, mais pas loin.

A suivre...