7.4
Comment raconter un truc pareil ? C'est vrai que tout cela se déroule aux Temps Bibliques et qu'il n'y aurait rien de fâcheux à tomber dans la grandiloquence, mais c'est quand même pas la mer qui s'ouvre pour laisser passer Moïse et ses potes. Pas beaucoup de similitudes entre la libération d'un Peuple et celle de la vieille Agathe, à vrai dire. Quoique..
La force du vent qui souffle en tempête dans les deux cas ? Bon, c'est sûrement un peu exagéré pour les aventures du Porteur des Tables de la Loi. Le vent devait bien souffler à ce moment de la séparation des eaux, ce qui est relativement normal quand on est sur une plage, vous me direz. Pourtant, rien à voir avec ce qui arrive à Jérusalem ce jour-là, avec Raymond et les autres. Mais admettons que ça soufflait pas mal sur les bords de la Mer Rouge.
Au moins, ça permettra de comparer, hein ?
Parce que, pour bien comprendre la violence de l'appel d'air qui se produit quand s'ouvre toute grande la porte du bistroquet de l'émir Hônthon, parler de typhon en furie, ça colle super bien !
La pesante et solide porte de cèdre bouge enfin. Mais c'est comme une feuille de papier qui serait avalée d'un coup par un gigantesque aspirateur. C'est net, et ça se fait en un clin d'œil, ce qui laisse nos héros pantois. Donc, j'insiste un peu pour bien décrire la chose : la lourde disparaît soudainement, arrachée par des mains d'airain, semble-t-il. C'est une première constatation.
Mais la vioque s'efface aussi des radars, du coup !
Allons, pour bien imaginer la scène, il faut comprendre qu'Agathe est la feuille de papier et que l'immense squelette enrobé d'énormes muscles qui occupe maintenant l'espace libéré par la porte est l'aspirateur. Tout le monde ouvre des yeux ronds comme des billes. Les trois lascars tentent de bien discerner le géant qu'ils discernent au travers d'un épais épais nuage de poussières et de sable.
Et, tout de suite, ils appliquent les préceptes les plus saints, à commencer par celui qui dit que charité bien ordonnée commence par soi-même !
Abel se jette sur le côté comme s'il prétendait se protéger d'un missile à tête chercheuse ; René s'agrippe à ses pantalons pour éviter de se retrouver à poil, pendant que Raymond, qui se veut olympien comme toujours, reste de marbre nonobstant les quelques efforts qu'il fait pour lutter contre les éléments déchaînés. Et tout cela dans le tonnerre assourdissant des cris de panique d'Agathe qui se vautre comme une bouse dans la remise à foin, tout au fond de la cour que tout le monde découvre en même temps qu'elle. A noter que la jambe de bois est restée plantée dans la porte, malgré tout. D'ailleurs, l'inconnu s'en fait illico presto un accoudoir.
Dantesque...
Finalement, Moïse et sa bande de crasseux peuvent aller se rhabiller. C'est pas le tout d'ouvrir une mer en deux, parce qu'après cette marée inhabituelle, ils n'avaient plus d'ennemi à combattre, eux. Alors que nos protagonistes vont devoir se coltiner un truc énorme en furie.
Parce que les choses ne s'arrêtent pas là, bien sûr. L'émir Abel et ses deux invités ont maintenant affaire à un molosse en proie à une très grosse colère, un mec au cou taurin et qui fume méchamment des naseaux !
Et il ne fait pas que vapoter du blaire, l'engin. Il parle aussi !
Enfin, il vocifère.
— Qui cî qui vient fôtre li baazaar chiz môa sans privinir, hein ? Où qu'il est, li pôrri de sa mère qui vôdrait mi faire des gâtiries pas orthodoxes ? La viriti : si j'i li trôuve divant ma pôrte, j'l'y difonce le trôu de bâlle comme jamîs !
Les trois visiteurs s'écartent prudemment d'un pas, histoire de ne pas faire face au bonhomme...
— Alours ? Où-ce qu'il y, cît enfoirî di bô-frire qui dit côme ça qu'il vout m'encouli, hein ?
Le pauvre Abel ne sait plus comment faire pour se rendre invisible. Il va mourir dans d'ignobles circonstances, c'est écrit, ça aussi. Il tremble et sanglote comme une fiotte devant un cul faisandé qu'il ne pourra pas se farcir. Les mains jointes dans une fervente prière, il conjure tous les dieux du coin de lui venir en aide pour soulager ses maux. Personne ne bronche. Un ange passe, aussi. Et puis quelques oiseaux égarés. Sinon, c'est le calme. Ils sont dans l'oeil de l'ouragan. Et René, tel qu'on le connaît, risque fort de marquer son impatience... Alors, quoi ?
Maintenant, que va-t-il se passer ?
C’est pas le tout de déclencher la fin du monde. Faut gérer, ensuite !
Et ce qui doit être maitrisé en ce moment, c’est le gros machin fulminant qui prétend développer son buisness d’alésage de sphincters. Pas la peine de compter sur Abel qui a définitivement déclaré forfait ; inutile de croire que René se chargera de l’affaire ; Agathe, quant à elle, bêle douloureusement dans la paille. Ne reste donc, comme toujours, que l’indéboulonnable Raymond.
Regardez-le, avec sa longue tunique en velours marron, usée jusqu’à la trame. Elle virevolte follement dans les turbulences aériennes du lutteur en furie. Raymond est là, les jambes légèrement écartées, le buste un peu incliné. Et, surtout, il a les mains dans les poches. C’est un signe, peut-être, pour montrer à Hônthon qu’il ne le craint pas et qu’il n’est pas venu pour faire le méchant.
- Salut à toi, ô grand émir dont la renommée dépasse les frontières du monde connu ! Moi, je m’appelle Raymond. Je ne m'appellle pas Abel, ok… ?
Bon, c’était juste pour bien se démarquer de l’Abel en question, certainement pour préserver la virginité de sa tuyauterie arrière… Ça ne manque pas de panache, quand même, que de s’adresser directement à un homme rendu fou furieux par quelques paroles anodines.
- Permets-moi de venir à toi, accompagné de ma horde de fidèles compagnons, pour goûter aux légendaires merveilles dont parlent tous les plus grands voyageurs.
Et il dit tout ça avec sa grosse voix de vieux machin, le bougre. En fait, c’est son va-tout. S’il n’arrive pas à calmer le molosse en quelques paroles bien choisies, il sait qu’il faudra courir. Ou simplement jeter Abel en pâture pour qu’il ait le temps de récupérer Agathe et René…
En face de lui, Hônthon se trouve un peu pris au dépourvu. Énervé comme il l’est, il s’attendait à une bonne séance pugilistique. Pendant qu’il descendait les marches, tout à l’heure, il imaginait déjà les clés infernales qu’il allait infliger à celui qui venait de l’insulter.
A présent, il n’a guère d’autre choix que de penser à ne pas ternir l’image de marque de son petit restaurant…
Raymond compte d’ailleurs sur ce sursaut d’intelligence commerciale. Selon ses calculs, il estime s’en sortir sans égratignure, ni la moindre éraflure anale. En effet, si le taureau bipède continue à monter en pression, il lui suffira de montrer d’un index accusateur le pauvre Abel qui passera à la casserole. Si, au contraire, le bon sens marchand reprend le dessus, alors il n’aura plus qu’à inviter tout le monde à sa table pour une dégustation improvisée, sachant qu’Abel ne pourra que payer la note s’il ne veut pas finir trou-de-balisé en public…
A Machiavel d'en prendre de la graine et bien se tenir, non ?
Grand moment d’incertitude : le Destin oscille entre deux précipices. En fond sonore, les murmures enfiévrés d’Abel qui prie pour son cul ; les geignements sporadiques d’Agathe ; l’horrible bruit de succion de René qui se cure les dents. Et, surtout, la respiration profonde et menaçante du briseur de fions ottomans. Le monde est au bord du gouffre, prêt à se dissoudre au premier mot mal pesé. La balance de la Justice Céleste attend.
Nous aussi, d'ailleurs…
A suivre...
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