Chapitre 9 : Final
Henri se retrouve entouré d’un petit groupe qui le tire en criant joyeusement vers le bord de la rivière. Une barque vermoulue est amarrée à deux longueurs de la rive.
— « Tout le monde la prend pour traverser… Y’ a pas de pont à des kilomètres. » explique Eric en tirant vers la rive la barque, dont l’un des flans est endommagé par la moisissure.
— Allez ! Vas-y, monte ! Tu ne crains rien ! insiste Thomas qui, pantalon retroussé, les deux pieds dans l’eau, écope l’eau stagnant au fond de l’embarcation. Henri a rencontré ce costaud à grande gueule, en classe de terminale au lycée. C’est en copiant ses épreuves de maths qu’il a décroché sa mention au bac. Il ne l’a jamais revu depuis.
— Allez saute, pétochard ! « Qu’est-ce qui te fait peur ? » s’esclaffent les autres, émergeant lentement de l’oubli où ils étaient enfouis dans la mémoire.
Il y a Karine, la collègue cyclothymique, avec laquelle, cinq ans durant, il a partagé ses espoirs et ruminé ses rancœurs, dans cette entreprise étouffante dont il a fini par s’évader, les poches pleines, après s’être fait virer lors d’un « plan de sauvegarde de l’emploi ». À ses côtés, avec son sourire faux, Emmanuel, le crâne dégarni, pour lequel il s’était pris d’amitié dès son arrivée dans le boulot suivant. Il croyait bosser avec un partenaire solide et intègre. Jusqu’au jour, où il avait découvert, par hasard, que ce soi-disant complice nourrissait à son égard une jalousie féroce et passait son temps à le dénigrer dans son dos. Derrière lui, avec cet air de chien battu, qui lui servait à dissimuler ses ambitions, Alain, son chef, haut comme trois pommes, austère et sentencieux, dont il n’avait jamais su s’il était un allié ou un ennemi. Et puis, il y avait Kévin, un sexagénaire bègue qui travaillait comme coursier et ne pensait qu’à sa prochaine retraite. Ils parlaient de foot et de cyclisme près de la machine à café. Maude, sa pétillante voisine de palier, avec laquelle il parlait littérature, qui avait déposé un mot anonyme chez la gardienne pour se plaindre du bruit fait par ses enfants. Sans Claudie qui avait vendu la mèche, il ne l’aurait jamais su. Bernard, son mari, l’ennuyeux prof d’anglais, se tient derrière elle, sans dire un mot, comme d’habitude.
Avant de s’asseoir dans la barque, Henri, aperçoit en retrait du groupe, intimidé et silencieux, le SDF du bureau de Poste. L’homme toujours aussi sale, et dépenaillé, lui adresse un triste sourire.
— Tu ne vas pas bien loin, lui dit Eric, en le poussant vigoureusement vers l’autre rive.
La barque s’éloigne du bord. Henri, avant de s’asseoir, cherche une fois encore Mona des yeux. Où est-elle passée ? Il croit distinguer sa silhouette parmi celles qui se déhanchent plus ou moins en rythme avec la musique. Mais non. Ce n’est pas elle.
Et moi, se dit Henri, qu’est-ce que je fous là ?
Il n’a pas le temps de plus réfléchir, car il se retrouve tanguant au milieu du cours d’eau. Il est tellement attentif à ce que la barque ne se retourne pas qu’il en oublie l’incongruité de sa situation. Il lui faut atteindre la rive opposée au plus vite avant de couler à pic. Malgré ses efforts, l’unique rame dont la pelle est rongée par l’humidité ne l’aide guère à progresser. Le faible courant emporte l’embarcation tournoyant sur elle-même au fil de l’eau.
Heureusement, un peu plus loin, la rivière se coude à l’abord d’un rocher affleurant à sa surface. Le rapide qui en résulte drosse la barque vers la berge. Henri saisit un bouquet d’arbrisseaux à pleines mains et parvient à accoster. Il se hisse du mieux qu’il peut sur le bord et amarre la barque aux branches basses d’un tilleul. Devant lui, un sentier se dessine à travers un champ de luzerne bordé au loin par la lisière d’un bois. De la fête, il perçoit plus que des bribes hachées et lointaines d’Andy Williams chantant « Can’t take my eyes off you ».
Il jette un coup d’œil à sa montre. Elle marque 10 h 38. Deux heures qu’il a quitté le Centre. Il s’immobilise et laisse les minutes s’écouler autour de lui. Où est-il ? Il ausculte encore chaque partie de son corps. Pieds, chevilles, genoux, cuisses, abdomen, bras, épaules, cou, tête. Aspire deux profondes goulées d’air. Il se sent en pleine possession de ses moyens. Il n’a ni hallucinations ni pensées confuses. Sous ses yeux, la nature offre son habituel spectacle paisible et rassurant. Les végétaux de toutes tailles et de toutes formes ondulent sous la brise, de la feuille de trèfle timide aux solides branches des arbres montant au ciel pour saluer un soleil étincelant. Ces fleurs jaunes sous ses yeux existent bel et bien, tout comme ces mûres sur les ronces ou ces orties, constate-t-il en se penchant pour arracher quelques pousses de luzerne. Il en oublierait presque les circonstances qui l’ont conduit en ce lieu, s’il ne percevait pas, enveloppant tout, une toile vaporeuse dont la trame invisible relie la nature environnante, la succession des évènements et des personnages. Sans elle, ils échapperaient à toute cohérence, et le plongeraient dans les profondeurs de la folie.
Mais qu’est-ce que je fous là… qu’est-ce que je fous là… ? reprend-il à voix haute comme si ce mantra pouvait l’aider à reprendre pied dans la réalité. Tout a semblé s’accélérer depuis qu’il a franchi les grilles de la Cité des Fleurs. Il n’a pas eu le temps de prendre le moindre recul face à ce qui lui arrivait. Il essaie d’ordonner la succession des événements depuis son départ du Centre pour y déceler une logique. Je suis parti avec cette gosse, Mona, de la Place de Clichy. On a traversé le quartier jusque chez Vatel. Elle m’a faussé compagnie. Je l’ai rattrapée, j’ai eu ces visions et elle m’a entraîné ici, dans cette fête, en plein champ. Et elle a disparu. Pourquoi ? Où est-elle ?
Il s’engage sur le sentier en continuant de s’adresser à lui-même. Où dois-je aller ? À droite ? À gauche ? Dans le bois ? À la rencontre de qui ?
— Je croyais que tu ne voulais plus jamais entendre parler de moi, souffle la voix derrière lui.
Il reconnaît le timbre, légèrement voilé, et le ton, léger, presque amusé, ou perce une pointe de tristesse. Il n’a pas besoin de regarder. Elle est là, avec son nez légèrement retroussé, ses pommettes hautes, ses cheveux fins et souples. « Et comment pourrait-il en être autrement » ? se dit-il, tout à la fois rassuré et profondément ému.
— Je n’ai pas changé d’avis.
— Alors pourquoi reviens-tu me voir ?
Il se retourne et voit, son visage en face du sien, pour la première fois, depuis trois ans. Son cœur bat à tout rompre. I
— Je suis venu récupérer les 25 euros…
Elle le regarde et laisse passer quelques instants avant de répondre comme si elle profitait de ce répit pour contrôler sa respiration.
— Pourquoi faire ?
— J’en ai besoin.
Il ne veut pas lui parler de Claudie, après tout ce qui s’est passé. Pas aujourd’hui, pas maintenant, pas trois ans plus tard.
— S’il te plait.
Sa supplique l’a fait sourire. Mille petites rides illuminent son visage qui vieillit, de la joie naïve et resplendissante d’une enfant.
— Marchons un peu, tu veux ? Jusqu’au bois… lui propose-t-elle.
— Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi.
Ses yeux rient de lui.
— Ils t’attendent là-bas ?
— Là-bas ?
— Oui, là-bas, d’où tu viens, je n’y suis jamais allé. C’est bien ?
Il lit sur son visage qu’elle n’attend aucune réponse, qu’elle ne cherchera pas à en savoir plus.
— C’est vrai, reprend-elle. Je te dois ces 25 euros depuis si longtemps.
Alors, elle dit ce qu’il désire entendre depuis le début de la rencontre, ce qu’il redoute le plus au fond de lui-même.
— Tu viens avec moi à la maison ? Je te les rendrai.
— Il est là ?
Elle ne répond pas. Il sent une pointe de colère mêlée d’amertume lui percer le coeur. Le mur est toujours là, debout, infranchissable. Toujours et pour toujours.
— Ton ami Eric est l’un des invités de la fête, reprend-elle, ignorant son refus de la suivre.
— C’est lui qui m’envoie.
— Comment peut-il savoir que je te dois ces 25 euros ?
Il ne veut pas répondre.
— Pourquoi ne lui as-tu pas demandé cet argent ?
— Il ne les avait pas sur lui.
Les yeux se croisent. Bientôt, songe-t-il, elle ne sera plus là. Je la perdrai à nouveau. Des nuées de chagrin embrument son âme sans brise pour les chasser.
— Bon. Je dois rentrer maintenant.
— Tu as l’air très heureuse.
Ses yeux brillent si fort qu’il ne peut soutenir son regard.
— À l’extérieur. Derrière, c’est autre chose…
— Autre chose ?
Un silence répond à sa question.
— Pourquoi es-tu parti si vite, si brutalement, sans rien me dire, sans jamais plus rien me dire ? Je me suis inquiété. J’ai beaucoup pleuré.
Il aurait tant à dire qu’il ne dit presque rien.
— Et puis la vie a continué non ?
— Oui, la vie a continué
— Dis-moi, Mona, c’est toi qui me l’a envoyé, non ?
Elle se tait. Elle a retrouvé cet air léger et piquant, cette subtile distance qu’elle instaurait avec lui quand lui répondre, l’embarrassait trop.
— Mona c’est toi qui me l’a envoyé ? insiste-t-il
— Tes baisers me manquent.
Elle a dit cela en s’approchant tout près et en lui adressant un sourire dont la plénitude, même vacillante, contredit son intention de départ. Elle attend son baiser.
Quelques centimètres séparent ses lèvres des siennes. Son corps se tend vers le sien. Mais plus l’espace entre eux se réduit, plus il sent la force invisible, qui, devenant de plus en plus puissante, s’oppose à leur étreinte. Ce mur constate-t-il avec effroi, ce mur, ce mur. Même ici, toujours et pour toujours.
Il s’enivre de la chaleur de ses lèvres, si douces, si proches, inatteignables, quand il reprend conscience d’un coup, violemment tiré hors d’un gouffre comme par un treuil lancé à pleine puissance.
Il est allongé en chien de fusil sur le bitume du trottoir de la Place de Clichy, un motard, à ses côtés. Au-dessus de lui, un nuage s’effiloche dans le ciel bleu et dans son cœur un océan de tristesse nauséeuse. Autour, un groupe de badauds l’observe avec inquiétude. Il se redresse et aspire à plein poumon l’air vif et clair de ce début de matinée. Déjà, il se sent mieux.
— Euh… qu’est-ce que je fais là ?
— Vous venez de perdre connaissance, lui répond le motard. Je ne sais pas comment cela est arrivé. Vous vous sentez mieux ?
Henri se relève. Sa tête tourne un peu. Le SDF qui mendie à la sortie du métro, à deux pas de l’endroit où il se tient assis, intervient.
— J’ai tout vu. Il s’est reculé quand le fou au scooter a manqué de le faucher. Puis il est tombé, comme ça, d’un coup. Le livreur ne s’est pas arrêté. Il est tombé. Boum. De toute sa hauteur.
On l’aide à épousseter ses vêtements.
— Depuis combien de temps, suis-je allongé sur le sol ?
— Quarante-cinq secondes, peut-être une minute, pas plus, explique le SDF.
— Ça m’a tout l’air d’un éblouissement, dit le motard. Vous avez des problèmes cardiaques ?
— Non, rien du tout. Je me suis couché très tard hier et j’ai peu dormi. J’ai beaucoup couru ce matin. Je pense que c’est un coup de fatigue, répond Henri.
Il se sent maintenant à peu près en forme. Il est pressé de rejoindre le Centre.
— Vous voulez que j’appelle les pompiers pour des examens ?
— Non, non. Pas la peine. Je travaille dans un centre médical à cinq minutes. J’irai voir le médecin en arrivant.
Le motard hésite un peu, avant de le laisser partir. Henri jette un œil à sa montre, il est 8 h 13. Il descend la rue d’Amsterdam. Les fragments de son rêve s’effilochent dans son esprit, disparaissant les uns après les autres. Cela semblait pourtant plus vrai que ce que je vis maintenant, se dit-il. Puis-je appeler cela un rêve, cette longue histoire aussi vraie que la vie, vécue en quarante-cinq secondes ? Tous ces souvenirs, ces rencontres, cette rencontre… ce ne sont que ces illusions… toujours les mêmes… que je joue et rejoue dans mes rêves, se dit-il au fur et à mesure que les scènes s’estompent dans sa conscience, laissant place à l’indivisible réalité présente : rejoindre son bureau au plus vite. Et garder sa place.
Il arrive au Centre à 8 h 20, franchit le porche d’entrée, longe le petit mur et se glisse par la petite porte dérobée jusqu’à son bureau.
— Salut Serge.
— Tu n’es pas en avance, répond l’autre sans plus de commentaires.
— J’ai fait un malaise Place de Clichy. Figure-toi qu’un mec en scooter a failli me dézinguer. Il m’a percuté et je suis tombé dans les pommes. D’où mon retard. Je l’ai échappé belle.
— Tu ferais bien d’aller t’expliquer avec Petit Rôti. Il est passé il y a cinq minutes. Il était furieux de ne pas te trouver. Il veut te voir tout de suite.
— Il t’a dit quelque chose ?
— Non, rien de plus.
La boule au ventre, Henri rejoint le bureau de Petit Rôti. Jamais ce connard ne croira ses explications. Il s’en veut de ne pas avoir demandé un justificatif au motard. Il aurait dû accepter une hospitalisation. Il inspire puis expire avec lenteur. La validation de son contrat n’interviendra qu’après-demain. Quoi qu’il se passe ce matin, il aura encore le temps de retourner la situation. Au besoin, il retrouvera le motard. Il pousse la porte du bureau de Petit Rôti.
— Ah, Henri, vous voilà enfin. Asseyez-vous.
En face de lui, l’autre, bien calé dans son fauteuil de cuir gris clair, paraphe une liasse de documents. Il ne lève même pas les yeux pour le saluer.
— Vous êtes en retard ce matin. Votre enfant malade encore ?
— Non, non. J’ai eu un accident. Un scooter m’a renversé sur la Place de Clichy. Et j’ai perdu conscience.
— Ah désolé. Vous avez vu notre médecin ? répond Petit Rôti qui, de toute évidence, ne croit pas à ce qu’Henri vient de lui dire.
— Non, je comptais y aller après notre entretien.
— Vous ne devriez pas tarder Henri. Sérieusement.
— Je me sens bien.
— Tant mieux.
Petit Rôti se lève. Ce matin, en prévision de son déjeuner hebdomadaire à la direction de la Ville, il a mis son costume, gris-anthracite, dont la coupe très près du corps met en évidence son ventre arrondi et ses jambes arquées. Il enlève sa veste, la dépose avec soin sur un porte-manteau, et, en bras de chemise, vient s’asseoir sur le fauteuil voisin de celui d’Henri.
— Eh bien, Henri, puisque vous êtes là, et que je dois m’absenter en cette fin de semaine, allons droit au but, commence-t-il, avec le ton faussement bienveillant réservé aux entretiens d’évaluation de fin d’année. Pour tout vous avouer, Henri, je ne suis pas favorable au renouvellement de votre contrat.
— Et pour quelle raison ?
— Je me suis renseigné. Vous avez connu une très brillante carrière professionnelle avant de nous rejoindre. Du même ordre que celle que j’espère réussir moi-même. De plus, je vais vous parler d’égal à égal, et non de supérieur à subordonné.
Henri, j’ai fini par comprendre que vos retards répétés, j’oserais dire votre « addiction » au retard, trouvent leur origine dans ce décalage entre l’exiguïté opérationnelle de votre emploi actuel et le prestige intellectuel et aussi matériel, de vos fonctions précédentes. Bref, je ne sais pas comment vous vous êtes retrouvés chez nous, mais ce poste m’a tout l’air d’être pour vous une bouée de secours et non un choix de carrière. Or, nos métiers, fût-ce aux échelons les plus modestes, exigent un investissement personnel très important, comme vous avez pu le constater. Notre Centre n’est pas un lieu où l’on peut venir se réfugier pour lécher ses plaies en attendant des jours meilleurs. Vous me comprenez, Henri ?
— Pas du tout.
— Je pense, que dis-je, j’ai la conviction que votre avenir ne peut pas s’écrire dans notre maison. On me paie pour avoir cette lucidité, Henri. J’en serais même désolé si je ne vous savais pas capable de rebondir très vite et très brillamment ailleurs. À la seule condition de vous réconciliez avec vous-même, Henri. Et de rendosser le costume qui était le vôtre au lieu de le fuir en venant ici.
— J’aime beaucoup mon travail ici. Après trois ans où je n’ai pas économisé, mes collègues me reconnaissent et m’adoubent, répond Henri.
— C’est ce que vous croyez Henri. Et puis, nous n’en avons jamais parlé, mais il y a eu votre divorce, violent, il y a trois ans, qui, m’a-t-on dit, vous a beaucoup affecté, et même complètement bousillé si vous me le permettez…
— Je n’ai pas divorcé.
— Ou séparé, je ne me souviens plus des termes exacts employés dans votre dossier.
— Tout cela relève de ma vie personnelle.
— Nous sommes bien d’accord Henri.
Petit Rôti se lève de la chaise pour rejoindre le fauteuil derrière son bureau.
— Au début, c’est pénible de se confronter à la réalité. Mais vous y gagnerez Henri. Et nous y gagnerons tous. Je vous le redis, ce poste est beaucoup trop limité pour vous. Il vous faut quitter cette étroite zone de confort… comme on le dit aujourd’hui… Avant qu’elle ne vous étouffe Henri… et nous avec…
Maintenant, Petit Rôti écoute à peine ce qu’il dit. Henri cherche ses mots sans conviction et ses mains ont recommencé à fouiller le parapheur sur son bureau. Il a déjà un pied dans le bureau du chef de service de la Ville.
— Il vous faut redevenir le moteur de votre propre vie, Henri, dit « Petit Rôti ». Et d’une certaine manière, je suis fier, et heureux, oui, heureux, d’en être l’élément déclencheur…. Bien entendu, lors de votre pot de départ, j’insisterai pour dire que tout cela relève de votre part d’un choix mûri et réfléchi. Petit Rôti relit un document et ne le regarde plus.
Henri se lève. Sonné. Il s’apprête à quitter le bureau quand il voit l’autre redresser la tête pour s’adresser à lui.
— Attendez. Avec toutes ces émotions, j’allais oublier que j’ai quelque chose à vous remettre.
Petit Rôti ouvre un tiroir de son bureau pour en extraire une petite enveloppe.
— On m’a apporté cela ce matin avant votre arrivée… Cela vient de chez Durban. Vous vous souvenez de la gosse bizarre que vous avez accompagnée chez eux…
— Mona ?
— Oui c’est ça ! Mona ! Un sacré cas celle-là. Honnêtement, je ne vous en ai pas parlé, mais quand j’ai lu son dossier, mère haïtienne, vaudou et tout le bastringue, ça m’a foutu la trouille. On n’est pas équipé pour ces cas là… Enfin… Et bien, elle s’est enfuie de chez Vatel hier… et depuis personne ne sait où elle est passée.
— Elle n’a pas supporté d’enlever son châle ?
— Quoi ?
— Le châle qu’elle portait en permanence sur sa tête, ils lui ont demandé de l’ôter ?
— Elle n’a jamais porté de châle, voyons ! Sinon, Durban ne l’aurait même pas laissée franchir le seuil de l’école. Écoutez Henri, je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous, mais avant de disparaître, cette gosse a laissé cette enveloppe à votre nom sur le bureau de Durban… Nous ne l’avons pas ouverte, car la loi nous l’interdit. Mais je vous prierai de bien vouloir nous révéler son contenu au plus vite. Cela nous aidera peut-être à rattraper cette gamine avant qu’elle ne fasse de grosses bêtises.
— Je n’y manquerai pas, répond Henri en prenant l’enveloppe.
— Voilà, je vous ai tout dit, mon cher Henri. Nous avons encore un mois à travailler ensemble. Je suis persuadé que cela va bien se passer et qu’ensuite vous reconstruirez très vite la vie à laquelle vous avez droit.
— Je ne suis pas certain d’en avoir envie.
— À vous de voir.
Henri sort, longe le couloir et rejoint son bureau. Il s’assied. Devant lui, Serge explique à l’une de ses collègues que tout compte fait, seuls dix-sept jours le séparent de ses congés de la Toussaint. Henri regarde l’enveloppe qui porte son nom écrit au stylo bille noir. Il attend un moment avant de se décider à l’ouvrir. Le rabat est collé. Il l’ouvre avec des ciseaux empriuntés à Serge. À l’intérieur, se trouvent soigneusement pliés l’un contre l’autre, deux billets de vingt et de cinq euros.
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