N'oublie pas tes papiers !...
- Il va faire beau ! Veux-tu sortir... On pourrait aller dans un parc... ou dans les magasins... A Rosny !... Où ailleurs... Comme tu veux !
L'indécision naturelle de ma belle-mère contraignit ma femme à insister. Ayant toujours quelques petits travaux d'aménagement à réaliser, celle-ci opta finalement pour Leroy Merlin.
Place de l’Europe. Rosny. Il y a toujours une cohorte de flics quand il fait beau. C’est comme partout, on les voit toujours au bord des routes quand il y a du soleil. Je le sais, j’ai un cousin gendarme ; quand je lui ai fait cette remarque, il m’a rétorqué avec malice : « Toi, tu sors quand il pleut ?... » « Non !... » lui ai-je répondu. « Nous non plus !... » a-t-il ajouté, et on a rigolé ensemble.
Pour aller chez Leroy Merlin, on ne peut pas les éviter. Et pourquoi donc les éviter, puisqu’on n’a rien à se reprocher ?
J’imagine le dialogue entre les argousins, et je ne crois pas trop me tromper, j’ai longtemps fréquenté les commissariats au début de ma vie professionnelle quand j’étais technicien dans le téléphone : « Une femme au volant ! On va s’amuser ! » Et puis au moins, là, il n’y a pas de risque, vis à vis de deux femmes, avec un enfant en bas âge et qui, plus est, dans une petite voiture...
On se place alors devant sa cible comme le matador devant son taureau, les jambes semi-écartées, bien plantées, le torse bombé, fier comme Artaban, l’index droit pointé sur sa victime, l’autre indiquant le lieu de l’exécution, et en guise d’estocade la fameuse phrase, rituelle : « Présentez-moi les papiers du véhicule ! »
Enfin bref, en un éclair, on réalise qu’on ne les a pas... Aïe !... Et quand on oublie ses papiers, on ne fait pas dans le détail ! Comme on les range ensemble, soit on les a tous, soit on en a aucun ! Résultat : trois contraventions, rien de moins. Deux à soixante quinze francs pour le permis et pour la carte grise, et une à deux cent trente francs pour l'attestation d'assurance.
Pourquoi cette différence ?... Ça m'échappe ! Enfin ! Mieux vaut ne pas se poser de questions, c’est comme ça !
L'après-midi promettait d'être ensoleillée ; elle avait appelé sa mère pour faire une sortie à Rosny et voilà que le temps venait de s’assombrir. Cette petite promenade qu'elle espérait agréable lui coûtait trois cent quatre-vingt francs, et elle n'avait encore rien acheté. Ce qui était sûr, c’est qu’elle n'achèterait plus rien de la journée. Elle avait déjà trop dépensé !
Elle ramenait ensuite sa mère chez elle et s'en retournait à la maison où elle me retrouvait.
Je la rassurais, lui répétais que ça m’était déjà arrivé, qu’il suffisait de faire vérifier ses papiers et demander l'indulgence. C'est généralement accordé. Quand on est en règle, il n’y a pas de problème. Je me rendais donc à mon commissariat dès le lendemain pour faire valider les papiers, et écrivais, pour ma femme, au commissariat qui est à l’origine des contraventions avec le texte “respectueux” qui suit :
Paris, le 9 mars 2000
“ Monsieur le commissaire,
Hier, le 8 Mars, j'ai fait l'objet d'une vérification d'identité lors d'un contrôle routier situé à Rosny sous Bois, exactement au rond point de l'Europe. Je tiens à préciser que j'étais en compagnie de ma mère âgée et de mon fils de vingt six mois.
Ayant malencontreusement oublié dans la précipitation la totalité des documents exigés, je n'ai pu satisfaire à la demande d'un officier de police qui m'a automatiquement dressé trois procès verbaux. Le premier pour "non présentation du certificat d'immatriculation Avis remis 5 jours". Le deuxième pour "non présentation du permis de conduire de XXXX Avis remis 5 jours". Le troisième pour non présentation de l'attestation d'assurance en cours de validité (certificat périmé au 20 12 1998) Avis remis 5 jours «.
Ainsi qu'il m'avait été stipulé, je devais dans un délai de cinq jours me présenter dans n'importe quel commissariat pour faire contrôler mes papiers.
Je n'ai pas attendu ce délai. Mon mari s'est présenté ce jour au commissariat de notre domicile pour faire soumettre à vérification ce que je n'avais pas sur moi la veille.
Tout étant en ordre et en règle, mon mari a cru naïvement ne pas avoir à payer les contraventions. Or le fonctionnaire les lui a rendues dûment tamponnées et il lui a indiqué qu'il fallait que nous les réglions.
J'attendais plus de mansuétude pour un simple oubli et je suis particulièrement et d'autant plus contrariée d'apprendre que cette "punition" me soit infligée car je ne dispose pas de portable.
En effet, il se trouve qu'au moment où j'ai été contrôlée, une dame (encore, voyez, je n’invente rien !) se trouvait exactement dans la même situation que moi, mais celle-ci possédant un portable, a pu joindre un de ses proches afin que celui-ci lui amène les documents requis. Les agents de police se sont alors contentés de vérifier ses papiers et l'ont laissée partir sans lui adresser de procès verbal.
J'ai conscience que ce délit (mineur) constitue une infraction punie par la loi, mais au vu de ma bonne foi, que j'ai prouvée ce matin au commissariat du 20ème arrondissement de Paris, je fais appel à votre bienveillante indulgence, pour pareillement annuler ces contraventions.
Je prends la liberté de vous les adresser en espérant qu'elle ne me reviendront pas et vous prie d'agréer, Monsieur le commissaire, en l'expression de mes sentiments distingués. ”
Plusieurs semaines sont passées, nous n’avons pas eu de réponse.
J’en ai naturellement déduit qu’ils les avaient annulées. Mais un an après, le 30 mai 2001, brutalement, sans aucun préalable, aussi curieux que cela puisse paraître à certains, nous recevons un courrier qui émane d’un huissier stipulant en lettres majuscules : POURSUITE PAR HUISSIER DE JUSTICE : 3 fois 2500 francs plus les frais, le tout s’élevant à 7801 francs.
On se rafraîchit la mémoire dans l’affolement. On n’y pensait plus depuis longtemps.
Sept mille huit cents francs, rien que pour avoir oublier des papiers !... Ce n’est pas possible !... les délinquants dans le 93, ils doivent les pendre !
Nous n’avons fait de tort à personne, pas volé, pas troublé l'ordre public, pas davantage occasionné d’accident, toujours respecté autrui. Non, ce n'est pas possible, il y a une erreur.
Et d’abord retrouver sur mon PC la copie de la lettre que j’ai envoyée. Une chance, que je n’ai pas viré le fichier. La lettre en main, je me déplace à Rosny. Je tombe sur une jeune femme à l’accueil qui m’écoute, mais visiblement n’a rien à faire de mon problème. Elle me renvoie au commissariat de Bobigny, où, paraît-il, sont adressés les courriers. Maintenant que j’y pense, c’était probablement pour se débarrasser de moi.
J’arrive au commissariat central de Bobigny. Je suis reçu par un fonctionnaire en tenue qui me dit ne rien retrouver après s’être absenté quelques minutes. Mais s’est-il seulement occupé de moi ? J’en doute aujourd’hui.
Mais où est donc passé ce courrier que j'ai envoyé, le lendemain de l'interpellation. Rien, aucune trace. Ça ne les émeut même pas. Oui, il faut dire que je leur raconte ma vie : ce que je vis au quotidien, des dégradations volontaires dans l'entrée de mon immeuble, éclairages cassés, canettes de bière, de coca qui traînent, papiers gras, crachats, tags, portes des boites aux lettres arrachées, notre entrée devenue en quelques années plus sale qu'une porcherie. Je leur parle aussi des vols dans les parkings où les voitures sont régulièrement visitées, du matériel dérobé, des prélèvements de pièces automobile, de mes optiques arrières, j’ai appris à l’occasion d’une plainte que c’est le nom donné aux feux arrière d’une voiture ; je leur ai parlé du vol de ma pompe à gas-oil et de ma journée perdue car je n’ai pu travailler ce jour là. Je leur ai parlé des tapages nocturnes avec prise à partie par les voyous... J’en passe et j’en oublie, avec des policiers qui se contentent de taper les plaintes à longueur de journée et qui avouent ne rien pouvoir faire.
Nom de Dieu ! Moi ! Il ne s’agit que d’un oubli de papiers, et on me taxe de sept mille huit cent un francs !... Ce n’est pas possible qu’ils n’aient pas reçu ma lettre. Trop c'est trop, je sens que je vais faire un malheur !
Je retourne au commissariat de Rosny et là, je parviens... enfin ! On m’autorise à passer le sas pour m’expliquer avec les hommes en tenue. Je leur demande s’ils peuvent retrouver trace de mon courrier. La lettre, c’est là que je l’ai envoyée. Ils ont certainement dû la recevoir, ici, personne ne fouille dans leur boite à lettres !... Ce n’est pas comme chez moi !
Un an est passé, et visiblement, ils s’en « foutent » Se présente alors un gars qui a l’air moins borné que les autres, qui prend le temps de m’expliquer devant la désapprobation apparente de ses collègues, c’est du moins ce que j’ai ressenti, que les contrôles de papiers sont toujours portées sur un bordereau, et que si, comme je l’affirme, je suis allé au commissariat, on peut me délivrer une attestation qui prouve que mes papiers étaient en règle au moment de l’interpellation.
Enfin une lueur d’espoir. Ça m’avait complètement échappé. Je vais pouvoir faire la preuve de ma bonne foi. C’est tout ce qui me reste. Je m’y accroche.
Je file au commissariat du 20ème illico presto. Et là, le cauchemar continue. Aucune trace de mon passage. J'explose. Rien !... le fonctionnaire me laisse lire par dessus son épaule... je relis deux, trois, quatre fois, rien, absolument rien ! J’en arrive à feuilleter le bordereau moi-même, le policier me laisse faire. Je ne le crois pas. Je n’ai pourtant pas rêvé. J'suis bien venu là, au premier étage, en passant par la mairie ce fameux 9 mars 2000... Aujourd'hui, je n'ai pas eu besoin de demander mon chemin... je sais bien que c'est là ! On m'a tamponné les contraventions... ces mêmes contraventions que j'ai renvoyées avec mon courrier... et... bon dieu !... je les ai plus pour leur montrer que je dis la vérité.
Je deviens fou. Comment vais-je sortir de cette galère ?...
Je décide de me rendre chez l'huissier, voir s’il existe une possibilité de m’en sortir, lui demander un délai.
L’étude est à Paris, dans le quatrième arrondissement.
Aucune place de stationnement. Je fais trois, quatre fois, je ne sais plus, le tour du pâté de maison, je ne vais tout de même pas me faire encore coller un P.V. Enfin, je trouve une place. Je pense en avoir pour un moment, je mets dix francs dans le parcmètre, ça sera toujours ça dans les poches des mafias roumaines (je l’ai vu à la télé), et moi je serai couvert, j'aurai mon petit papier.
Je rentre dans un sas, m'approche du guichet. Je commence à m'expliquer à la personne de l'autre côté de l'hygiaphone. Je répète toujours le même laïus. Je m'arrête et reste suspendu aux lèvres de mon interlocutrice. Manque de pot, la personne qui s'occupe plus précisément de ces dossiers ne sera là que demain entre 14 et 17 heures.
Ça continue. Je crois que je vais craquer...
Le lendemain, me revoilà devant le guichet. Je recommence l'éternelle litanie.
Pour toute réponse, la personne me donne l'adresse du tribunal qui le mandate. Lui ne peux rien faire, il est seulement chargé de faire exécuter les décisions de justice. Evidemment, je m'en doutais un peu. Enfin ! J’ai une autre adresse. Bobigny, Tribunal de police. La course continue. Je m’y rends immédiatement.
Après avoir demandé à de nombreux passants, il n'y a aucune indication, je parviens enfin dans un bureau exigu devant un fonctionnaire d’origine antillaise.
Je recommence mon histoire.
Je lui dis que je ne peux faire la preuve de mon passage au commissariat le 9 mars 2000, que je suis à bout, découragé par la justice, en proie au dégoût de la police en général et en particulier qui préfère s'en prendre à un individu normal, encore que, maintenant je ne sais plus, plutôt que de s'en prendre à la réelle délinquance ; je lui parle des vols à répétition dont j’ai été maintes et maintes fois victime, de l'agression de ma belle-mère, chez elle, il y a de ça trois semaines, des flics qui se contentent de noircir des tonnes et des tonnes de papier au lieu de s’occuper des vrais problèmes de la société, je lui rappelle les devoirs de sa charge, par exemple, défendre la veuve et l’orphelin, protéger les personnes et les biens... je mélange tout, m’emporte, frise l'outrage à magistrat ou à fonctionnaire, je ne sais plus. Et lui, calmement, m’incite à me taire.
Je m’arrête, écœuré, épuisé. J’ai compris. Il ne me reste plus qu’à payer. Je m’apprête à tourner les talons, quand il me demande de présenter la carte grise, le permis de conduire et l'attestation d'assurance à l'époque de l'interpellation, de me munir également de trois timbres amende à 230 francs, et il ajoute : « On arrête la procédure ! »
Je ne sais plus quoi répondre. Ebahi, je réalise que je suis devant celui qui décide.
J’ai les papiers sur moi, y compris le permis de conduire de ma femme. Par automatisme, je les lui tends, excepté l’attestation d’assurance de l’année passée. Evidemment, je n’ai que celle de cette année. Faudra revenir.
Je le quitte en lui demandant d'excuser mon attitude. C’est bien le moins que je puisse faire.
Le lundi suivant, oui, il y avait le week-end, nous n’étions pas à la maison, je passe la matinée à rechercher l'attestation d'assurance de l'année passée parmi tous les papiers du ménage. Je ne trouve rien. Je ne garde évidemment pas des papiers qui n'ont plus leur utilité. Je cherche donc le double du contrat. Cela devrait faire l’affaire. Le fouillis est indescriptible. Je tombe sur la facture de cette année, mais toujours pas de contrat. Je suis sûr de l’avoir, mais où ? Je n’en sais fichtre rien.
Et dire qu'il me faut ce bon dieu de papier le plus vite possible.
J'appelle l'assurance. Ils me font une photocopie du contrat. Je saute au volant et dans la foulée, je me rends à leurs locaux dans le 9éme, m'arrête dans plusieurs bureaux de tabac jusqu'à ce que l'un d'eux veuille bien me fournir trois petits carrés de papier collant valant chacun 230 francs, puis vole vers Bobigny où j'arrive à midi.
La porte est close. J'attends 14 heures.
La même personne m’accueille, vérifie tous les documents, fait des photocopies (encore plus de papiers), les tamponne un nombre incalculable de fois, puis enfin, me rend les avis de poursuite dûment cachetés, trois fois chacun, avec la mention libératrice tant attendue : ANNULÉ.
J’oublie de le remercier, et aussitôt, je retourne chez l'huissier pour qu’il annule la procédure, non sans avoir au préalable photocopié les documents à la poste toute proche. On ne sait jamais.
Enfin, vers les 16 heures, sous un soleil radieux, je sortais de l’étude, soulagé, sauf, avec le sentiment d’avoir échappé au pire. C’est du moins l’impression que je ressentis à cet instant précis, je m’en souviens encore, mais depuis, et bien que cette histoire ne date que d’un mois, je réalise que je ne m’en suis pas sorti indemne.
Maintenant, à chaque fois que je sors, et ce, même pour aller chercher le pain, j’ai toujours le même souci, toujours ces mêmes phrases lancinantes qui reviennent comme un leitmotiv... As-tu tes papiers ?... Où sont tes papiers ?... Surtout, n’oublie pas tes papiers !!!... J'en fais une fixation. Je peux oublier n’importe quoi, la liste des courses, l’argent, les clés, le gosse, ma tête, tout, mais surtout pas mes papiers. Ça devient pathologique, névrotique, à la limite de la psychose...
N'oublie pas tes papiers !... N’oublie pas tes papiers !... J’en rêve la nuit.
D'ici à ce que je me retrouve à l’hôpital pour troubles obsessionnels compulsifs, il n’y a qu’un pas.
N'oublie pas tes papiers !... papiers !... papiers... papiers... papiers... papiers... ...
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