Partie 2 : Où Blanche et l'auteure se font tuer

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Je vous ai dit que les rêves que je faisais de Blanche s'apparentaient à des contes de fées. Je n'ai peut-être pas été entièrement honnête avec vous. Enfin, je l'ai été d'une manière détournée : les véritables contes de fées, avant que notre époque et l'arrivée de Disney ne les édulcore, n'étaient-ils pas des histoires sordides, territoire d'injustices, de misère et de mort ? C'est en ce sens, qui aurait dû entièrement échapper à la petite fille que j'étais, que nos rêves tenaient du conte.

À mes six ans, l'apprentissage de la lecture bien entamé, je me suis tout de suite saisie des recueils de contes cruels qui traînaient au domicile de mes grands-parents, avec leur lot de têtes coupées, de viols et de marins assassinés par de sulfureuses sirènes. Avant même d'avoir cette possibilité, je grappillais, devant la télévision, de petits morceaux d'histoires d'adultes, un couteau sous une gorge ou le bruit d'un coup de feu. Ce n'était que des flashs, que des fragments, mais tout événement, aussi minime qu'il soit, s'imprime fortement et durablement dans le cerveau d'un enfant. Les tout petits ont vu si peu de choses que leur esprit s'accroche à tout ce qui est nouveau. Pour moi, cette violence était toute nouvelle.

Mes parents me giflaient parfois, ou me donnaient la fessée; il est tout à fait possible que mon foyer ait été le théâtre d'autres violences plus sévères, mais alors elles sont passées directement dans mon inconscient, sans laisser de traces. Cependant, j'ai dû subir des traumatismes dans mon enfance, j'en suis presque sûre. Je m'étendrai un peu plus sur ce sujet plus tard. Toute violente qu'était ma vie de petite fille, ce n'était pas une violence spectaculaire. C'était une violence insignifiante, laide, qui n'explosait pas, qui ne tuait pas, sinon à petit feu. Mon esprit déjà malade a dû se dire que, quitte à voir des horreurs, autant qu'elles soient vives et éclatantes comme un feu d'artifices.

Je me souviens avoir été obsédée par le film Blanche-Neige, l'avoir regardé encore et encore. Un moment en particulier tournait en boucle dans ma petite cervelle, celui où l'héroïne s'effondrait, empoisonnée par une pomme. C'était ridicule, une pomme. À l'époque, les connotations bibliques m'échappaient. Je ne voyais là que le fruit si simple qui trônait constamment dans un saladier sur la table de la salle à manger. Blanche-Neige avait la même douceur, la même peau laiteuse, la même noirceur de cheveux que mon guide, et un raccourci étrange s'est fait dans mon esprit.

Nos rêves étaient violents, donc. Violents à raison : nous étions des êtres importants, supérieurs, qu'il convenait de supprimer. Que Blanche soit seule ou que je l'accompagne, sa suprématie dans le monde des rêves était un fait avéré, connu de tous. Je ne sus jamais quel était le statut exact qui lui conférait cette importance; elle semblait tour à tour être une divinité, membre d'une mystérieuse famille royale, ou une figure trouble capable de prouesses qui la faisaient craindre partout dans le vaste monde des rêves. On lui demandait de l'aide, on la couvrait de cadeaux, on ne faisait pas cas de la destruction que nous laissions derrière nous après un rêve particulièrement violent. En y repensant, c'est sûrement son statut de guide, supérieur encore à celui de rêveur, qui se traduisait ainsi.

Elle était vénérée par tous ceux que mon esprit enfantin considérait comme les gentils — de jeunes paysannes perdues dans un décor du Moyen-Âge, des collégiens qui se promenaient dans les rues d'une ville bien éclairée, des personnages hauts en couleur tirés des dessins animés dont je me repaissais chaque jour — et crainte par ceux qu'il désignait comme les méchants — des hommes souvent, à l'air peu commode, au crâne chauve, vêtus de vêtements sombres. Ces méchants nous poursuivaient, ou bien je les voyais pourchasser Blanche, et la peur, dans un cas comme dans l'autre, était moindre, une peur vague, distante. Armés de pistolets, ils étaient dix alors que nous étions deux; nous n'avions pour nous défendre que nos mains nues et nos jambes qui couraient. Enfin, pas tout à fait : Blanche était une magicienne hors pair, capable de transformer tout ce qu'elle touchait, de lancer des boules d'énergie pure qui détruisaient tout sur leur passage, de détourner des torrents pour les jeter sur ses ennemis. Mais elle ne le faisait pas, et pour cause : les balles n'avaient aucun effet sur elle.

Nous courions donc ; nous allions aussi vite que nous le permettait notre maladroit corps onirique ; mais, une fois inévitablement rattrapées, nous nous retrouvions à la merci d'êtres non seulement entraînés à tuer, mais encore créés pour ce seul dessein. Nous étions alors cernées, toute fuite rendue impossible. Ils se mettaient à tirer, et les balles — je ne sais pas si elles rebondissaient ; je crois plutôt qu'en touchant le corps de Blanche, elles se transformaient en vapeur d'eau, en quelque chose de chaud et de léger comme un soupir. J'avais la même faculté ; la douleur n'était pas là, seule la sensation, délicate et presque sensuelle, d'avoir été touchée par quelque chose. Nous tombions tout de même, terrassées, mais une fois les infâmes partis, nous nous relevions. C'était un mécanisme de défense, comme je l'appris plus tard : il fallait faire le mort pour que les assaillants nous laissent tranquilles. Dotés de l'intelligence que leur conférait mon jeune cerveau, ils auraient pu, en nous voyant vivre, inventer quelque stratagème, élaboré, quelque plan qui nous eût laissées mortes, bien mortes.

Les flèches avaient en effet la faculté de transpercer Blanche, bien qu'elle n'en ressentît pas la douleur. Les couteaux, de mon côté, ont commencé à me faire mal vers mes seize ou dix-sept ans. J'ai dû me blesser avec l'un d'eux un jour, ou le tenir trop près de ma chair nue, et mon cerveau aura intégré la sensation, apte désormais à la rendre dans mes rêves. Aujourd'hui encore, lorsque l'on me poignarde dans un rêve, la douleur est bien là, et je finis souvent par en mourir, vidée de mon sang. Blanche (les apparitions malfaisantes s'en sont assez vite rendu compte) était, à l'image de Blanche-Neige, sensible au poison. Je me souviens de ce rêve, dans un immense parc d'attractions, où elle devait escalader une grande-roue dont quelqu'un lui refusait l'accès ; je ne saurais dire s'il y avait là un quelconque dessein, une cause louable, ou bien si elle en avait tout simplement envie. Je sais simplement que l'homme, petit et trapu, lui a saisi la jambe et y a collé un patch, comme ceux qu'utilisent les fumeurs qui souhaitent arrêter, imbibé d'un quelconque poison ; le rêve est alors devenu flou, puis s'est arrêté dans un fondu au noir, la caméra principale, celle qui filmait l'action, derrière les yeux de Blanche, désormais éteinte.

Cette immortalité était donc toute relative, et la sensation de sécurité qu'elle nous donnait était à double tranchant : si l'arme maniée par un assaillant était l'une de celles auxquelles nous étions sensibles, il ne nous restait plus qu'à mourir, parfois dans la douleur. Et c'est là que se manifestait la profonde humanité de Blanche, que j'ai toujours trouvée supérieure à la mienne, plus optimiste : une façon de nous sauver existait bel et bien. Il suffisait, comme elle me l'avait appris, d'atteindre l'assaillant avant qu'il ne nous tue et, en faisait attention à ne pas toucher son arme, de le serrer dans nos bras. Le rêve était ainsi détourné, le scénario brusquement avorté : mon cerveau était bien incapable de manifester de la violence lorsque l'amour s'ajoutait, clandestin, à l'équation.

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