Partie 8 : Où l'auteure découvre sa part masculine

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Ma première année universitaire fut difficile. La seconde, beaucoup moins. Je rencontrai un homme qui devait devenir mon meilleur ami, et qui m'ouvrit franchement au monde et aux gens. Si vous ne l'aviez pas encore compris en lisant ce texte, je passerai rapidement sur la plupart des éléments de ma vie, même les plus importants : oui, j'ai des amis. Je sors. Je travaille. Certaines personnes, bien que d'une importance absolument cruciale dans mon existence, ne feront qu'une brève apparition, ou pas d'apparition du tout, dans cette histoire. Je ne raconte que les bizarreries, les dix, peut-être vingt pour cents qui me rendent radicalement différente des autres personnes. C'est ce qui m'intéresse. C'est ce qui vous intéresse, probablement. Une autobiographie complète serait pompeuse et ennuyeuse. Celle-ci a vocation à être étrange.

Toute à mon bonheur de joyeux engrenage d'une machine bien huilée, je déambulais dans les couloirs, parlant à tout le monde, écrivant des bêtises, riant fort et beaucoup. J'appartenais au monde des étudiants, et c'était merveilleux. C'est ainsi que je dus, un jour, aller dans un bureau régler un souci administratif. Il y avait toujours une forte queue devant ce bureau, telle qu'il était conseillé d'arriver avant l'ouverture pour être passé avant la fermeture. J'y allai seule, armée de mon téléphone et d'un site idiot où j'avais prévu de lire des anecdotes pour passer mon attente, et je ne sais comment, je me mis à parler à une jeune fille.

Elle était accompagnée d'un ami à elle. Ils étaient tous les deux en première année. Fait assez extraordinaire pour moi, elle s'appelait Rose, et lui Léonard. Ce ne sont pas des prénoms si communs, et si vous savez déjà à qui, dans mon œuvre, correspond celui de Léonard, je ne vous ai pas parlé de Rose, qui était, à l'époque, le deuxième personnage le plus marquant de mes écrits. Elle faisait partie d'une histoire que j'écrivais régulièrement avec un ami. Je n'ai pas grand-chose à dire sur elle, mis à part que j'y étais très attachée. D'où mon envie, ayant rencontré par hasard une Rose et un Léonard, qui plus est amis, d'apprendre à mieux les connaître. La coïncidence était trop belle. Cependant cette envie ne dura pas longtemps.

Je trouvai Rose quelconque, à la fois sur le plan physique et sur le plan mental. Quant à Léonard, le regarder me faisait venir des envies de bâiller. J'avais cette parfaite indifférence des gens qui ont beaucoup d'amis et qui ne ressentent pas le besoin de s'en faire de nouveaux, alors je me dis que je ne les reverrai plus jamais, ni l'un, ni l'autre. Néanmoins, j'avais encore la politesse hypocrite qui vient avec la jeunesse, celle qui vous pousse à ne jamais quitter une interaction sociale sur une note négative, alors je pris leurs noms pour les ajouter sur Messenger. Je me rends compte que mentionner une application datera rapidement mon texte, mais je trouve qu'il y a un certain charme dans ce vieillissement. Cette histoire est située dans le temps, comme nous le sommes tous. Pourquoi s'en cacher ?

Je ne sais plus laquelle de nous recontacta l'autre. Je sais que je ne vis plus jamais Léonard, et que je me mis à rencontrer Rose environ une fois par semaine. Nos emplois du temps étaient si incompatibles que c'était à chaque fois court, toujours irrégulier. Rapidement elle commença à me parler de sa vie. Par respect pour elle, et aussi un peu à cause de ma mauvaise mémoire, je me refuse à retranscrire en détail tout ce qu'elle me dit, mais elle avait été gravement malade, avait subi des addictions, et venait d'une famille violente qui la méprisait.

Ma première impression fit petit à petit place à quelque chose de complètement différent. Moi qui la trouvais à la limite de la laideur, je me mis à voir dans son visage un nouveau canon de beauté. La manière dont ses nombreux piercings relevaient ce visage si particulier, si doux, me donnait des informations contradictoires et pourtant d'une évidence absolue. Le fait qu'elle soit petite, fine. La certitude qu'elle avait souffert, et qu'elle attendait quelque chose de meilleur. Je vivais désormais pour nos rencontres furtives.

J'en appelle maintenant aux personnes queers de tous poils, car l'expérience de ce que je vivais avec Rose était décidément queer, bien qu'elle fût quelque chose d'autre aussi (un peu de patience). Avez-vous déjà senti votre identité de genre soudain changer ? Vous êtes-vous déjà senti glisser lentement et de manière incompréhensible sur le spectre qui va du dernier degré de féminin au dernier degré de masculin ? C'est ce qui m'arrivait. Je savais simplement que, jusqu'alors alignée plutôt du côté féminin, je me retrouvais à ressentir une neutralité ambiguë, à la limite de la masculinité. Et je crus d'abord que j'étais tombée dans un cliché, que j'avais besoin, étant lesbienne, de me justifier à moi-même mon attirance en compensant la féminité de la jeune femme que je voulais séduire par une masculinité qui, d'habitude, ne faisait pas partie de moi. Le yin et le yang. La butch et la femme.

Je portais toujours ce manteau bleu marine qui camouflait mes formes et me faisait me sentir plus mature, plus à même d'écouter et de consoler Rose, qui avait besoin de moi. Car ce n'était pas que mon identité de genre que je sentais changer. Je devenais aussi, d'une certaine manière, un peu plus âgée. C'était limpide. Rose était féminine, elle avait besoin de masculinité. Elle était jeune, elle avait besoin de quelqu'un de plus âgé. Je me sentais plus grande, plus à même de la protéger. De quoi ? De ses démons, sans doute. Je ne pouvais pas faire grand-chose. L'écouter, passer du temps avec elle, lui payer de quoi manger lorsque sa famille n'avait pas mis d'argent sur sa carte de CROUS.

Je continuai d'écrire mon histoire. Je ne crois pas que je la fis lire à Rose. Une pudeur m'en empêchait. Je lui montrais des projets stupides dont j'avais immédiatement honte, car ma joie de l'époque me faisait écrire des bêtises kitsch au possible qui étaient difficiles à concilier avec le reste de ma production. Nous passâmes beaucoup de temps ensemble. J'ai encore son parfum en tête. J'avais profondément envie de la prendre dans mes bras et de ne jamais la lâcher.

Et, en même temps, malgré ma douceur, malgré le combat acharné que j'avais mené contre ma lesbophobie internalisée, malgré la légitimité que j'avais à aimer Rose, j'avais la sensation d'être un monstre, et chaque moment passé avec elle renforçait cette impression. En la quittant, la chape de plomb retombait, et je retournais à ma vie normale. À écrire. À rire. À oublier Rose.

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