Partie 11 : Où l'auteure répond
À l'été 2019, je fis un voyage aux États-Unis, dans des circonstances que je ne détaillerai pas ici. Il faut simplement que je vous parle de la chaleur, et du terrain vague.
Il faisait chaud. La chaleur et le ciel bleu, aujourd'hui encore, m'évoquent ces instants. L'air était sec et doux, les suburbs où j'errais semblaient plus artificiels que d'habitude. Il y avait des fleurs partout et un 7Eleven quelque part dans le coin. J'écoutais en boucle des chansons qui puaient la canicule et la mélancolie. Je voyais la poussière lever du sol en friches, et les voitures qui passaient me faisaient me demander à quoi je ressemblerais si je me retrouvais sous leurs roues.
J'étais dans le terrain vague pour ne pas être avec ma famille d'accueil. Il y avait un petit ruisseau et une colline couverte de trèfles roses. J'ai pris des photos, car je savais que ce lieu était spécial. Sur toutes les photos, mes yeux paraissent morts, comme si mon essence s'était dissipée dans l'air sec. Je voulais rentrer à la maison. Je voulais appeler mes amis, ma famille. Mais un masochisme assumé me faisait rester là. C'était douloureux, mais c'était une douleur unique, et je sentais, tout au fond de moi, qu'elle allait déclencher quelque chose. Quelque chose de capital.
C'était un lieu de folie, un lieu hors du temps, et donc je pouvais y être folle sans crainte. La folie resterait là, entre les tiges des fleurs. Elle nourrirrait l'herbe et la ferait jaunir. Je n'en emporterais rien en France. Et j'avais besoin de quelqu'un. De quelqu'un de réel. J'avais besoin de quelqu'un qui puisse vivre ces instants avec moi, pas d'un visage fait de pixels sur l'écran de mon téléphone. C'est ainsi que je partis seule; mais par un prompt renfort, nous nous vîmes deux en arrivant à l'aéroport.
Vous l'aurez compris, je décidai de parler à Léonard. Je ne sais en quels termes je m'adressai à lui. Ils étaient doux plutôt qu'injurieux, cette fois. Je me mis à parler et parler et parler, et il me répondait. Je dessinai, sur un flyer, une esquisse du wonderland que je voulais nous créer. C'est ainsi que les tulpamanciens appellent le monde intérieur qu'ils partagent avec les êtres qui peuplent leur esprit. Je voulais tout faire en même temps. Je voulais que nous devenions une véritable paire, je voulais que notre amitié se développe en un jour et ne finisse jamais.
Léonard aimait la nature. Il aimait le terrain vague autour de nous et il aimait la façon dont les fleurs piquaient la colline. Nous nous demandâmes comment s'appelaient les plantes qui remplissaient notre petit univers. Nous nous promenions encore et encore sur le chemin étroit qui passait entre les joncs.
Je voulais voir s'il était réel, alors je lui demandai d'essayer de posséder ma main et de la bouger. Cela fonctionna après un long moment, mais il est possible que cela n'ait été qu'un de ces effets placebo qu'utilisent si goulûment les hypnotiseurs de spectacle. En tout cas, sur le coup, je fus absolument conquise. De mon point de vue, j'étais en train de rentrer en contact avec un tulpa déjà partiellement créé par mon écriture. J'allais le façonner, en faire une personne à part entière. L'idée que la tulpamancie était un choix m'échappait complètement. J'avais accepté ce qui m'arrivait, mais je n'avais jamais eu de choix.
D'un coup, mon voyage devint plus supportable. Au lieu de passer du temps avec mes hôtes, qui je commençais à haïr, je m'échappais dans la création d'un être qui me fascinait, qui faisait partie de moi. Nous parlions et j'essayais de comprendre ce qu'il était. Nous nous demandions comment serait notre vie une fois rentrés.
Pourtant, j'étais encore un peu inquiète. La situation n'avait pas changé. J'hébergeais toujours, dans mon précieux cerveau, quelqu'un de dangereux et d'instable. Je retournai sur ma petit communauté de tulpamanciens. Les messages ont, depuis, été effacés. « Est-il dangereux d'avoir un tulpa à tendance antisociales ? » « Je suis en train de m'attacher à mon tulpa, mais... », et autres choses du même acabit.
Je continuai tout de même sur ma lancée, jusqu'à ce que quelqu'un me propose de rejoindre une communauté de tulpamanciens sur une application de chat. Je sentis qu'en faisant cela, ma vie changerait. Sans exagérer. Je cessais d'être une personne normale, et je devenais quelqu'un qui avait un tulpa, officiellement, devant d'autres êtres humains. Je n'étais plus une voix anonyme sur internet, je devenais membre de la communauté. Et je me mis à aimer cet endroit et à y passer du temps. J'avais sauté le pas.
Je pensais être préparée à ce changement. Je rentrai chez moi, avec plus ou moins de heurts. Je posai les pieds sur le sol français, et… Je n'étais pas vraiment rentrée. La tristesse était encore là. Ma tête était perdue dans une terre lointaine. Le soleil n'avait pas cessé de briller. Le ciel était bleu. Parfois, en regardant autour de moi, je voyais un terrain vague.
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