15. Les câlins de la réconciliation
Maxime
Après mes remarques un peu désobligeantes sur les migrants, je cumule dans la maladresse en lui posant une question qui visiblement la met mal à l'aise. Bravo Maxou, tu fais fort là ! Ça ne te réussit pas de bosser le weekend.
— Vous savez, cette assiette est sèche et ça ne sert à rien de continuer à la frotter comme ça, me moqué-je gentiment pour essayer de faire redescendre la tension qui s’est installée entre nous suite à ma bourde.
Je la lui prends des mains et vais la ranger avec les autres alors qu'elle reste perdue dans ses pensées, comme si ma question l'avait déjà ramenée en Arménie. Vu sa maîtrise du Français, elle a forcément eu une bonne éducation dans son pays et je pense qu'elle avait une belle situation. C'est pour ça que je suis curieux d'en savoir plus. Mais j'ai sûrement été trop vite en besogne en l'interrogeant aussi directement sur son passé.
— Oubliez ma question, Miléna, je vois que ça vous met mal à l'aise et ce n'était pas le but. Vous voulez m'accompagner et faire un petit tour près des douves ? Ça vous changera les idées et je pourrai vous parler du passé du domaine, cela vous aidera à penser un peu à autre chose.
— Vous auriez du vin ? Ou peut-être que ce serait plus sérieux de faire ça devant un café. J’étais journaliste, vous savez ? Je ne sais pas ce que vaut mon diplôme dans votre pays, mais dans le mien, ce sont plutôt les hommes qui travaillent et ramènent l’argent à la maison pour la famille. Heureusement que les mentalités évoluent petit à petit, d’ailleurs, j’aurais eu du mal à jouer la Maman et la femme de ménage sans pouvoir m’épanouir dans un travail…
Je vais chercher une bouteille et deux verres et m’installe sur la terrasse pour profiter de la douceur de cette soirée printanière. Quelques mouettes crient en nous survolant pendant que je remplis généreusement les deux verres. Miléna s'assoit sur le banc à côté de moi et boit la quasi-totalité de son vin presque d'une traite avant de tourner son beau regard clair vers moi.
— Il y a trois ans, je suis tombée par hasard sur un truc louche dans une boîte de nuit d’Erevan. Ça a piqué ma curiosité, mais mon patron trouvait que je n’avais pas assez de preuves pour pouvoir officiellement enquêter à ce sujet. Sauf que j’étais sûre de moi, je voulais découvrir la vérité et j’ai continué mes recherches en dehors de mes heures de travail, et même si Vahik, mon compagnon, n’était pas trop d’accord...
— C'était quoi ce truc louche ?
J'ai envie aussi d'en savoir plus sur cet homme qui partageait sa vie mais je n'ose pas. Je préfère l'écouter et l'encourager à poursuivre son témoignage et je nous ressers un peu de vin dans nos verres déjà vides. Je ne sais pas ce qu’il en est pour elle, mais je ne suis pas habitué à boire et je sens que déjà l'alcool commence à me faire de l'effet. Je repose la bouteille sur la table et en profite pour me réinstaller beaucoup plus près d'elle de telle sorte que nos deux corps soient désormais en contact.
— Le Night-club cachait un trafic de femmes. Ce que je n’avais pas vu, en revanche, et que j’ai remarqué trop tard, c’est que ce n’était pas un petit citoyen classique qui gérait tout ça, soupire-t-elle avant de siroter quelques gorgées de son verre. C’était un trafic à l’échelle nationale, qui prostituait des jeunes femmes un peu partout. Je ne sais pas combien de fois Vahik m’a dit de laisser tomber, de fermer les yeux ou de remettre les informations que j’avais réussi à récupérer aux autorités… Mais je voulais aller au fond des choses. J’avais peur que la police soit impliquée. C’est vrai, comment est-ce que tout ça a pu se faire sans que personne ne remarque rien ?
— Et cette enquête vous a menée où ? Je suppose que si vous êtes là, c'est qu'il y a eu un souci, non ?
Avant de me répondre, elle remplit à nouveau son verre et me surprend en se positionnant contre moi, sa tête sur mon épaule. Je suis obligé de passer mon bras autour d’elle vu nos positions respectives et je la sens frissonner.
— Vous avez froid ? Si vous voulez, on peut rentrer…
J’essaie de rester raisonnable et de mettre à fin à ce moment de relâchement de sa part, mais elle n’a pas l’air d’être dans le même état d’esprit. Le vin fait disparaître certaines inhibitions.
— Non, non, ça va… On est bien ici, il fait bon. Et… Vous faites un bon radiateur, rit-elle doucement.
— C'est sûrement aussi le vin qui aide, dis-je en caressant doucement ses cheveux, irrémédiablement attiré par sa proximité et l’esprit un peu embrumé par l’alcool.
J'avoue que je profite de la proximité de cette jolie femme qui ne me laisse pas indifférent et qui a l'air d'avoir autant besoin de réconfort que moi je souhaite lui en donner.
— Quand j’ai eu des noms et le témoignage d’une femme qui avait réussi à se sortir de tout ça et se cachait en Géorgie, j’ai voulu publier un article pour mettre à jour toute cette histoire. Mon patron a refusé, prétextant que c’était trop sensible et, bizarrement, après lui en avoir parlé, j’ai commencé à recevoir des lettres de menaces à mon bureau. Je n’en ai fait qu’à ma tête, j’ai insisté auprès de mon chef, mais il ne voulait pas changer d’avis, alors… J’ai publié mon article sur le blog que je tiens depuis des années, termine-t-elle dans un murmure. Je n’aurais jamais dû faire ça...
Je me demande si je dois la relancer ou attendre qu’elle poursuive et, en attendant, je continue à la serrer contre moi. J’ai l’impression qu’elle a besoin de sentir cette protection relative que je lui offre pour se confier ainsi à moi.
— Il y a des gens à qui l’article sur le blog n’a pas plu alors ? finis-je par la questionner le plus doucement possible.
— C’est sûr… Je me suis fait virer comme une malpropre. L’article a pris de grosses proportions. Vahik et moi avons eu l’impression d’être suivis pendant des jours. Notre maison a été… Je ne sais pas comment vous dites, en français. Visitée ? Bref, tout a été cassé. Les menaces ont continué, jusqu’au soir où je suis partie… À un jour près, tout aurait été différent…
On peut dire qu’elle est forte pour entretenir le suspense. Je suis sûr que ses articles sont géniaux si elle les raconte avec autant de talent. En tous cas, moi, je suis accroché à ses lèvres et j’attends la suite avec une impatience non feinte.
— Pourquoi tout aurait été différent ? Et pourquoi votre compagnon n’est pas venu avec vous ?
— Parce qu’ils sont venus la nuit avant notre départ, soupire-t-elle en se redressant pour se servir un nouveau verre qu’elle descend d’une traite. Vahik a entendu du bruit dans la maison. Il m’a dit d’aller me cacher dans la salle de bain, qu’il allait voir si c’était juste des voleurs. Mais la porte s’est ouverte avant qu’il ne sorte et ils l’ont abattu comme on écrase un moustique… J’étais dans la salle de bain, j’ai à peine eu le temps de fermer la porte et de m’enfuir par la fenêtre… Avec l’image de mon fiancé mort par ma faute imprimée dans ma tête à jamais.
Je n’en reviens pas de ce qu’elle est en train de me raconter. On se croirait en plein milieu d’un film de James Bond ou d’un autre film d’action, mais quand je vois comment elle est pâle et sous le coup de l’émotion quand elle me raconte tout ça, je ne peux que la croire. J’ai du mal à réaliser ce par quoi elle est passée et comment elle a fait pour survivre à tout ça, comment elle a pu trouver l’énergie de venir jusqu’en France.
— C’est horrible, tout ça, Miléna. Je… Je suis désolé. Je n’avais pas réalisé que vous aviez vécu tant d’épreuves. Personne ne devrait vivre des histoires comme ça. Je ne sais pas quoi vous dire, à part que je suis de tout cœur avec vous et que je suis prêt à vous aider. Que ce soit pour aller en Angleterre ou rester ici. Vous méritez de pouvoir choisir votre avenir après cette catastrophe.
— Je ne mérite pas d’être aidée, Maxime. Vous avez entendu ce que j’ai dit ? Vahik est mort par ma faute. Il m’avait dit d’arrêter, et j’ai fait ce que je voulais, je n’ai pas pensé aux conséquences. Ce qui se passe dans ma vie aujourd’hui, je l’ai cherché en faisant n’importe quoi, me dit-elle avec force, mais le regard plein de larmes.
— Vous avez peut-être réussi à sauver la vie de toutes ces femmes victimes ou évité que de nouvelles le deviennent. Et vous êtes sûre qu’il est mort, votre Vahik ? Il ne faut pas vous en vouloir, dans l’histoire, ce n’est pas vous qui avez tiré…
Je ne sais pas trop quoi lui dire en fait. Parce qu’elle a peut-être un peu raison. Si elle avait abandonné, si elle avait fait profil bas, qui sait ce qui serait arrivé ? Sûrement rien…
— On ne survit pas à une balle en pleine tête, Maxime. Et il n’avait rien à voir avec tout ça… C’était moi, tout est parti de moi, c’est moi qui aurais dû me prendre cette balle. Lui qui devrait être là. C’était quelqu’un de bien, vous savez ? Il ne méritait pas ça… Bref, soupire-t-elle, je n’ai pas raconté tout ça à Tom, bien sûr, même s’il m’a posé des questions. Ne vous inquiétez pas…
— Je ne suis pas inquiet du tout. Enfin, si, un peu pour vous et pour ce que vous allez faire. Il faut vous trouver un endroit pour vous poser et essayer d’évacuer un peu tout ça… Et demander à la France de vous protéger, non ? Il y a le droit d’asile dans notre pays. Avec une histoire comme ça, vous êtes sûre de l’avoir !
— Si vous préférez que je parte, je comprends, vous savez. Et je n’ai aucune idée des démarches à faire, je suis totalement perdue… J’aimerais rester en France, Maxime. Je… Depuis petite, je suis fascinée par votre pays. Mais je ne sais pas ce que je dois faire, tout est flou et trop compliqué.
— Je ne vais pas vous retenir contre votre gré ici, vous pouvez rester autant de temps que vous le souhaiterez. Comme vous pouvez le voir, on ne manque pas de place. Et ça me fait plaisir de vous avoir à mes côtés, je ne vous le cache pas. Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti une telle proximité avec une femme.
J’ai trop bu et j’ai du mal à me retenir de lui exprimer que j’ai même envie d’elle, que je la trouve belle et excitante, que son mélange de fragilité et de force est craquant. Je suis soulagé de voir qu’elle ne réagit pas de manière choquée à mes propos, l’alcool agissant sûrement comme anesthésiant. Je me dépêche cependant de changer de sujet.
— Pour les démarches, il faudrait commencer par aller en Préfecture, je pense. Et leur demander la marche à suivre, ils sauront. Je peux vous accompagner, si vous le souhaitez.
— Je ne veux pas abuser de votre gentillesse… Vous en faites déjà beaucoup pour moi, Maxime, et je ne pourrai jamais assez vous remercier pour tout ça, me dit-elle en se réinstallant contre moi.
— J’imagine bien des façons où vous pourriez me remercier, dis-je sans réfléchir et en la serrant contre moi. Et ce ne serait pas du tout abuser de moi, vous savez. Si vous le souhaitez, dès mardi, je peux vous accompagner à la Préfecture…
J’ai presque eu envie de lui dire que ça ne lui coûterait qu’un bisou mais je parviens à me retenir. Elle va croire que je ne souhaite venir à son secours que pour la mettre dans mon lit.
— Je crois que je vais aller me coucher avant de faire une bêtise, murmure-t-elle finalement sans pour autant bouger. Est-ce que vous êtes toujours d’accord pour m’emmener voir le père Yves demain ?
— Vous savez, nous sommes deux adultes, il n’y a pas beaucoup de choses qu’on pourrait faire qui seraient de vraies bêtises. Et pas de soucis pour le Père Yves demain. En attendant, je vous raccompagne à votre chambre ?
— D’accord… Pour me raccompagner. Pour le reste, je crois que ce n’est pas vraiment le moment de craquer… Surtout pas sous l’effet du vin, énonce-t-elle en attrapant la bouteille vide posée au sol.
— Vraiment pas le moment ? demandé-je en lui caressant son cou. L’effet du vin donne une bonne excuse pour tout dérapage, non ?
— Je ne suis pas sûre, me dit-elle en déposant un baiser sur ma joue. J’ai suffisamment de regrets comme ça sans vouloir rajouter cette bêtise que je n’assumerai sans doute pas demain.
— Bien, je vais être un vrai gentleman, alors, et vous aider à remonter l’escalier en m’assurant que vous ne tombiez pas. Et on verra demain si le mal de tête est supérieur à l’envie de faire des bêtises. Ça vous va ?
— Ça me va. Merci de m’avoir écoutée et… De ne pas me juger. A voix haute, au moins. J’apprécie.
— Le seul jugement que je porte sur vous, c’est que vous êtes belle et courageuse. J’admire votre force de caractère, Miléna. On y va ? Parce que si vous continuez à rester comme ça, tout contre moi, je ne suis pas sûr que le gentleman ne laisse pas la place à un tout autre moi.
Miléna soupire et se lève en récupérant nos verres pour rentrer et je la suis dans la cuisine. Elle titube légèrement et je la retiens. Elle s’appuie contre mon épaule plus que de raison, et c’est collés l’un à l’autre que nous montons les escaliers jusqu’à sa chambre. Lorsque je lui souhaite une bonne nuit, elle hésite un instant puis me fait à nouveau un petit bisou sur la joue avant de refermer lentement sa porte. J’ai presque l’impression que c’est une invitation à la bloquer et à la rejoindre, mais je reste figé devant chez elle. Je ne sais pas si c’est le vin, mais il s’en est vraiment fallu de peu pour que je ne me laisse aller à un excès de proximité avec elle. Tout ça alors qu’elle vient de me confier l’histoire terrible de sa fuite. Je ne sais pas ce qui m’arrive mais je dérape complètement. Quelle image va-t-elle avoir de moi, maintenant ?
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