20. Une aide inestimable
Miléna
Cette journée à Lille a été plutôt éprouvante. A la fois agréable et tout son contraire. Mais surtout lourde en questionnements. Déstabilisante. Bonne et mauvaise. Voilà pourquoi je me retrouve dans ma chambre à peine le repas terminé, prétextant une grosse fatigue.
Me retrouver à la préfecture, ou du moins à son annexe, a rendu les choses encore plus réelles pour moi. Était-ce possible ? Apparemment oui. Ce dossier que je tiens entre mes mains peut faire mon bonheur comme signer mon arrêt de mort. Qu’est-ce que je vais faire si la France me refuse le droit d’asile ? Est-ce qu’ils vont me balancer dans le premier avion en direction de l’Arménie ? Et que se passera-t-il une fois là-bas ? J’aimerais tellement me réveiller de ce cauchemar, me rendre compte que tout ça n’était qu’un malentendu, que ma vie n’a pas changé, que je peux me promener dans la rue, m’occuper de mon jardin, redécorer mon bureau sans risquer de me prendre une balle. Au lieu de quoi je me retrouve dans un pays inconnu, à prendre conscience que plus jamais je ne remettrai les pieds dans mon pays.
Me retrouver au restaurant avec Maxime, à manger du Maroilles, en revanche… A rendu les choses bien plus compliquées. Est-ce que j’aurais pu imaginer ça en arrivant en France ? Pourquoi est-ce que je me sens si bien avec lui ? Est-ce qu’il y a un nom pour ça, comme pour le syndrôme de Stockholm ? Parce que j’ai un peu l’impression que mon hôte est mon phare dans la tempête, l’ancre qui me maintient à la surface, et ça s’est vérifié ce matin, à la préfecture. Je suis tiraillée entre mon envie de garder mes distances et celle de lâcher prise, entre la peur de trahir Vahik et le besoin de tourner la page. Concrètement, je suis totalement perdue. Je ne devrais même pas avoir ce genre de pensées. Cela devrait être le cadet de mes soucis en ce moment. Alors pourquoi Maxime prend-il tant de place dans mon esprit ? Pourquoi je ne peux pas m’empêcher de penser à lui alors que je suis en galère sur mon dossier ?
Je lève les yeux vers la porte en entendant frapper et jette un œil au réveil tandis que la voix de Lili s’élève derrière la porte.
— Entre, vas-y !
Elle est en chemise de nuit et prête à aller au lit, vu l’heure. La jolie Emilie approche et vient s’asseoir à côté de moi sur le lit en regardant avec curiosité toute la paperasse qui y est étalée.
— Tu viens me souhaiter bonne nuit avant d’aller dormir ? lui demandé-je en rassemblant les papiers alors que j’aperçois Tom dans le couloir, adossé au mur opposé.
— Tu fais tes devoirs ? C’est Papa qui t’a donné plein de choses à faire pour l’aider dans son travail ? me demande-t-elle.
— Non, ris-je en me laissant tomber sur l’oreiller. Ce sont des papiers pour que je puisse rester en France. Tu sais, je ne peux pas rester ici sans l’autorisation de la France. Donc, pour ça, il faut que je fasse un dossier et que j’explique pourquoi je ne peux pas retourner dans mon pays.
— Ah oui, je vois. Je pensais que la France disait oui à tous ceux qui souffrent. C’est si terrible que ça, en Arménie ?
Je crois que si c’était un adulte qui m’avait dit ça une fois de plus, j’aurais explosé, mais je ravale ma colère pour lui répondre calmement.
— Tu sais, j’adore mon pays. Si j’avais pu y rester, j’y serais encore. Ce n’est pas terrible pour tout le monde, là-bas, j’ai grandi et vécu pendant des années en sécurité, mais je faisais un travail un peu risqué, et je n’ai pas eu le choix, j’ai dû partir. Alors, pour moi, maintenant, c’est si terrible que ça, oui.
— J’espère que tu vas pouvoir rester, alors. Tu faisais quoi comme travail ?
— J’étais journaliste...
Une journaliste utopiste qui voulait la vérité à tout prix. Déterminée qui était prête à tout pour aller au bout de ce qu’elle entreprenait.
— Mais ça n’a plus d’importance, continué-je, c’est du passé tout ça. Tu ferais mieux d’aller au lit avant que ton père ne parte en enquête pour te retrouver. Et toi aussi, Tom.
— Être journaliste et lutter pour la liberté d’expression, ça fait partie des motifs qui sont dans la Convention de Genève pour demander une protection. Tu vas avoir le droit de rester, c’est sûr, dit-il. Bonne nuit, Miléna.
— On verra ça dans plusieurs mois. Merci, Tom, bonne nuit à toi aussi. Bonne nuit Lili, dis-je en l’enlaçant alors qu’elle s’est calée contre moi.
— Moi, je ne veux plus jamais que tu partes. C’est trop bien que tu sois là, avec nous. Au moins, toi, tu ne dis pas Amen à tout ce que dit Tom.
Je soupire et la serre contre moi. C’est encore une situation complexe, ça. Ça ne va certainement pas m’aider à bien dormir.
— Tu sais bien que tout est plus compliqué que ce que tu dis. Tu préférerais que Tom soit tout le temps énervé ? lui demandé-je après avoir vérifié que le petit est parti. Ton père fait tout ce qu’il peut, ta grand-mère aussi.
— Non, mais j’aime bien que quelqu’un ne me traite pas comme si j’étais moins importante que lui. Avec toi, au moins, je peux parler et tu m’écoutes.
— Tu ne devrais pas penser que ton père te traite différemment, Lili. C’est faux, tu sais ? Tu t’en rendras compte, un jour, même si tu as l’impression que c’est vrai pour le moment. Ton père t’aime. Et puis, en fait, cette situation, elle a des avantages aussi. Tu grandis, tu as plus de libertés, tu te responsabilises. C’est ça aussi, la vie.
— J’ai pas tout compris, mais j’espère que la France va t’accepter, c’est tout. Bonne nuit, Miléna.
Je tombe sur le beau regard vert de Maxime alors que Lili se lève et marque un temps d’arrêt en constatant que son père est à la porte. Je ne sais pas ce qu’il a entendu de la conversation, mais son regard posé sur sa fille me fait dire qu’il en a suffisamment écouté pour se poser des questions.
— Tu fais de ton mieux, lui dis-je alors qu’il la regarde quitter ma chambre en silence.
— Oui, on va dire ça. Elle a raison sur le fait que pour éviter les conflits, on cède beaucoup à Tom. Il va falloir que je l’aide un peu, je pense. Sinon l’adolescence va être compliquée.
— Un verre de vin en cuisine pour en discuter ? Et si ce n’est pas pour ça, je ne dis pas non à un peu d’aide pour mon dossier… Enfin, si tu n’es pas trop fatigué et que tu ne vas pas te coucher directement.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, l’alcool. Cela ne m’aide pas à rester raisonnable. Ce qui est déjà compliqué, vu ta tenue ce soir.
Je baisse les yeux sur mon pyjama et referme mon gilet sur mon petit short de nuit et mon débardeur en lui lançant une grimace d’excuse.
— Désolée, je n’avais pas fait attention. Café alors ? Chocolat chaud ? Tisane ? Ou tu vas au lit ?
— Tu as besoin d’aide, tu as dit, non ? Alors, tant pis pour la mauvaise idée, je ne vais pas dire non au verre de vin. Tu en veux un aussi ?
— Ça peut attendre si tu es fatigué. Et puis, à ce rythme-là, je vais vider ta cave à vin, ris-je nerveusement. Je crois que je n’ai jamais eu autant de mal à écrire, en fait… Une sacrée galère, pour une journaliste.
— Tu préfères attendre ? C’est comme tu veux. En tous cas, j’arrive et je te ramène un peu de vin. Ça pourrait aider pour l’inspiration.
— Tu es un hôte de rêve, Maxime, tu le sais, ça ? souris-je en déposant un baiser sur sa joue. Je suis prête quand tu l’es. Demain si tu préfères, ce soir si tu veux.
— Ce soir, tout de suite, c’est quand tu veux. Pour ce que tu veux.
— Bien… Vin, discussion sur ta fille et paperasse. Joli programme. Heureusement que la compagnie est agréable pour compenser le sérieux de la chose. Je vous attends, le vin et toi alors.
Il acquiesce et redescend en bas, tandis que je recommence à me poser mille questions. Je devrais sans doute m’habiller davantage. On ne devrait pas rester dans la chambre. Je devrais aussi me débrouiller toute seule plutôt que de lui demander de l’aide dès que je suis en peine. Et je ne devrais certainement pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. La situation avec Lili pourrait effectivement devenir bien compliquée à l’adolescence, et cette petite me touche. J’aimerais vraiment pouvoir l’aider, et j’ose à peine imaginer comme c’est compliqué pour Maxime d’élever ses deux enfants seul.
Lorsque le père de famille entre à nouveau dans ma chambre, c’est avec un plateau, deux verres et une bouteille du même vin blanc que la dernière fois. Sucré et doux, ça tombe bien, c’est en fait le seul vin que je bois. Il remplit généreusement les deux verres et vient s’asseoir en tailleur à côté de moi.
— Alors, que puis-je pour toi ? Je suis tout ouïe.
— Toutou oui ? lui demandé-je. Je te rappelle que ta langue n’est pas la mienne et que je n’ai pas tous les secrets de ce langage. Je ne sais pas ce que tu peux pour moi. En fait, je crois que je stresse d’oublier des choses ou de ne pas être assez convaincante.
— Tout ouïe, ça veut dire que je vais t’écouter presque religieusement. Et si tu me racontais tout ce que tu as en tête, et moi, je prends des notes. Après, tu n’auras plus qu’à mettre en forme. Ça pourrait t’aider ?
— Tu connais déjà toute l’histoire… Donc tu sais ce que j’ai à écrire. Pour le reste, est-ce qu’il faut des preuves matérielles ? Parce que ça va être compliqué. Je ne sais pas si mon blog est encore en ligne… La seule chose que j’ai, c’est quelques unes des lettres de menaces, soupiré-je en lui tendant les papiers. Mais ça peut être monté de toute pièce, ça ne vaut rien, j’imagine.
— Connaissant la France, il faut mettre un max de documents, oui. Si tu veux, on peut aller voir ton blog et l’imprimer. Quant à ces lettres, moi, je n’y comprends rien. C’est joli, l’Arménien, mais c’est comme du Chinois pour moi. Je pense qu’il va falloir les faire traduire.
Il me rend les lettres et laisse traîner ses mains sur les miennes quelques instants avant de les retirer. J’attrape mon verre de vin et en bois quelques gorgées.
— On pourrait faire ça, oui. J’imagine que le traducteur, ça ne peut pas être moi ? Et… Il me faut des photos d’identité, Maxime… Est-ce que tu pourrais m’avancer de l’argent ?
Ça me met tellement mal à l’aise de lui demander encore une fois de l’aide, c’est fou. Encore, un coup de main pour remplir un dossier, ça passe, mais là, de l’argent, je me sens mal et honteuse. Quand je pense que j’ai une maison et du fric qui dorment en Arménie, ça me tue.
— Euh oui, bien sûr. J’ai dit que j’allais t’aider, Miléna, je vais le faire. C’est normal. Et si tu me refais toute la suite, ce sera un bon moyen de te payer pour tes services !
— Et pour Lili ? Tu comptes faire quelque chose en particulier ?
— Je ne sais pas, là… Je suis un peu perdu tellement c’est complexe avec Tom. Tu me conseillerais comment, toi ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas d’enfant… Passer du temps avec elle ? Sans Tom, tu vois ? Un cinéma de temps en temps, une soirée tous les deux ? Et puis… Franchement, aucune idée, grimacé-je. Disons qu’il serait bien que tu fasses des trucs avec eux en individuel ? Et dans le quotidien, le yaourt au chocolat est déjà une bonne chose, tu sais ? Je crois qu’il faut moins lui imposer ce qui vient de Tom, de son besoin de cadre.
— Quand je pense que je suis venu pour t’aider et que c’est toi qui te retrouves à le faire… Tu es toujours aussi empathique ?
— C’est bien, parfois, de pouvoir compter sur quelqu’un d’autre que soi, non ? On est sensibles, nous, les Arméniens, souris-je en cognant mon verre contre le sien.
— Tu peux compter sur moi, en tous cas. Je suis prêt à t’aider, à te soutenir et même à faire des bêtises, ajoute-t-il en plongeant ses beaux yeux verts dans les miens
— Trop risqué, tout ça, et tu le sais aussi bien que moi, murmuré-je en posant à nouveau mes lèvres sur sa joue.
— Ne me dis pas que tu as peur ! Quand je vois comment tu as parlé au gars à la Préfecture, j’ai l’impression que ce n’est pas un simple petit bisou qui pourrait t’effrayer.
— Le bisou ne me fait pas peur, ce sont les conséquences des bêtises qui suivront qui me font peur.
Je fais courir mes lèvres sur sa joue jusqu’à les poser délicatement sur les siennes. J’ai beau savoir que c’est une connerie, que la suite pourrait mal finir, l’envie est trop forte. Je n’arrive pas à croire qu’en une semaine, je puisse développer une telle attraction pour un inconnu. Attraction réciproque, si j’en crois son entrain à me garder près de lui alors que je m'éloigne. Maxime m’enserre contre lui et sa bouche découvre la mienne avec de plus en plus d’impatience. Je sens sa langue glisser entre mes lèvres et me perds un moment dans cette étreinte. Je me sens bien, là, contre lui, et je me sens vivante. Un vrai délice, un pur plaisir, que je finis malgré tout par écourter.
— Je crois qu’il vaut mieux qu’on s’arrête là, soupiré-je en m’éloignant finalement. Les bêtises, ça va cinq minutes...
— Je ne sais pas si j’ai beaucoup aidé, là… Mais je suis prêt à recommencer quand tu veux, si c’est utile.
— C’est noté, souris-je. Bonne nuit Maxime.
— Bonne nuit, jolie demoiselle.
Je le regarde finir son verre d’une traite et sortir de la chambre avec lenteur. Il s’arrête même à la porte pour me lancer un dernier regard, avant de la fermer pour me laisser seule avec le silence de la nuit. Ce calme-là, bien loin de la tempête qui fait des ravages dans mon cerveau. La première bêtise est officiellement validée. La question, c’est de savoir combien il en faudra avant que je ne regrette vraiment toute cette histoire.
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