24. Parév Lorik
Miléna
Le réveil est aussi brumeux que ma soirée d’hier. Je ne suis descendue manger un morceau qu’une fois Maxime monté dans sa chambre, et j’ai fait aussi peu de bruit que possible. Le voir avec Nina m’a clairement fait mal. Pourquoi est-ce que je prends cela trop à cœur ? Maxime et moi ne nous sommes embrassés qu’une fois, il n’y a rien entre nous, je me l’interdis. Comme je le lui ai dit hier, c’est ce qu’il y a de mieux pour chacun de nous. Je garde évidemment en mémoire ma conversation avec Marie. Elle a raison, les enfants se sont déjà attachés à moi, et son fils aussi. La réciproque est également vraie. Je ne peux pas aller plus loin avec lui alors que je ne sais pas où je serai dans une semaine. Pour autant, ma réaction en voyant la bouche de la nounou fermement campée sur celle de mon hôte m’a fait comprendre que l’attachement était déjà fort. On est loin du petit pic de jalousie. J’étais clairement blessée, alors que nous ne sommes même pas ensemble, que nous ne nous sommes rien promis, qu’il ne se passe rien entre nous. Quand bien même il semble en avoir autant envie que moi. De quoi a-t-il envie au juste, d’ailleurs ? Si son objectif, c’est de tirer un coup, pourquoi est-ce que je ne craque pas ? On a tous des besoins après tout, non ? Mais ça compliquerait les choses. Je vis sous son toit, il m’héberge gracieusement et peut me mettre à la porte du jour au lendemain si ça lui chante. S’il cherche du sérieux, je ne suis clairement pas prête. Vahik est mort il y a si peu de temps… J’ai l’impression de pouvoir encore sentir l’odeur de son gel douche quand j’entre dans la salle de bain, ses mains sur mon corps lorsque je me savonne, sa bouche sur la… Non, ça, ce serait mentir. Depuis que j’ai embrassé Maxime, c’est le souvenir de ses lèvres sur les miennes qui hante mes pensées. Lui, rien que lui.
Je suis vraiment mal. Si je prends le temps d’y réfléchir et que je suis honnête avec moi-même, je suis en train de tomber amoureuse de Maxime. Et ça, c’est mauvais. Vraiment pas le bon plan, quand on sait qu’il est seul depuis plusieurs années, quand, moi, je ne sais pas ce que je vais faire de ma vie. Il m’arrive aussi de me demander si j’éprouve de l’affection pour lui parce qu’il m’a tendu la main. C’est vrai, arrivée à Calais, j’étais vraiment épuisée et assez déprimée, j’avais besoin d’un signe, d’un soutien, et il a été là. Comment puis-je être sûre que ma détresse psychologique n’est pas ce qui guide mes émotions quand il s’agit de Maxime ? Je suis perdue et j’en viens à me dire qu’il vaudrait sans doute mieux que je parte.
Je soupire et me lève finalement. Vu l’heure, Maxime ne devrait pas tarder à partir et je me demande si je vais voir la nounou aussi de bon matin. Je n’en ai aucune envie, mais il va falloir que je m’y fasse. Nina is back, et je sens qu’elle va devenir mon pire cauchemar.
J’enfile le tee-shirt que Maxime m’a prêté et me dis que je pourrais très bien me promener comme ça dans la maison, histoire de provoquer la nounou plus chaude que le four qui cuirait un gratin, mais je suis mieux élevée que ça. Autant que la provocation soit discrète. Que dis-je, il ne faut pas provoquer… Alors pourquoi je mets ce haut alors que d’ordinaire je l’utilise pour dormir ? Et pourquoi je me suis demandé si Nina n’avait pas déjà vu Maxime dedans ? Je vrille, c’est inquiétant.
Je passe rapidement par ma salle de bain, me brosse les dents et défais la tresse que j’ai l’habitude de faire pour dormir avant de descendre au rez-de-chaussée, où j’ai le déplaisir de tomber sur Nina, affairée dans la cuisine sous le regard à la fois embrumé et hypnotisé des trois châtelains. J’ai presque envie de faire demi-tour…
— Bonjour, dis-je doucement malgré tout en allant récupérer une tasse dans le placard pour me servir un café.
— Bonjour Miléna, me répond tout de suite Maxime dont le regard est dirigé vers moi.
— Bonjour ! me lance Lili qui se lève et vient me faire un bisou alors que son frère ne m’adresse pas la parole.
Je serre Emilie contre moi et dépose un baiser sur sa tête, avant d’aller embrasser Maxime sur la joue et de poser ma main sur l’épaule de Tom, seul contact qu’il accepte de ma part et qui est devenu un rituel de plus dans sa vie bien ordonnée.
— Pas de musique ce matin ? demandé-je en avisant le vieux poste radio que j’ai eu le malheur d’allumer un matin.
Tom a détesté ça. Comment pouvais-je savoir qu’il fallait absolument que le petit déjeuner soit calme ? Sauf que Lili a adoré petit-déjeuner en chantonnant, en dansant parfois. Alors maintenant, et après d’âpres négociations entre Maxime et lui, le mardi et le vendredi matin, c’est musique.
— Ah non, dit Nina. Tom n’aime pas la musique le matin, voyons.
— D’accord… Donc, retour aux bonnes vieilles habitudes ? demandé-je en jetant un œil à Maxime.
— Le mardi, on peut mettre la musique maintenant, s’exprime Tom, comme si ça avait toujours été comme ça. Miléna a dit qu’il fallait des moments pour Lili aussi.
— Oui, Nina, j’avais oublié, mais on est mardi, dit Max en allumant la radio. Et c’est pareil le vendredi aussi. Miléna a souvent de bonnes idées.
La nounou ne dit rien, mais je ne rate pas le petit regard qu’elle m’adresse. Moi, je jubile intérieurement. C’est moche, mais j’assume. Pendant que Nina était absente, la vie ici a continué. J’ai l’impression que Tom avance bien et que Lili est plus épanouie.. Maxime a été très à l’écoute de sa fille, ça fait plaisir.
Lili et moi terminons le petit déjeuner en chantant, et Nina monte accompagner Tom pour qu’il se prépare. C’est fou comme elle semble le couver. Je n’ai certes pas de formation sur le travail auprès d’enfants, mais je n’ai pas l’impression que le considérer comme un petit garçon lui fasse du bien.
Je m’éclipse de la cuisine quand Lili monte à son tour et vais dans la bibliothèque pour me trouver un nouveau livre à dévorer. Je n’en ressors que lorsque Maxime annonce l’heure du départ. Le voyant hésitant, j’avance moi-même jusqu’à ce que nos corps se touchent et attends bien sagement qu’il m’embrasse sur le front, ce qu’il ne tarde pas à faire, sa main posée sur mes reins. Moment de délice de la journée, je me contente de peu, mais c’est mieux comme ça, et j’essaie quotidiennement de m’en convaincre.
— Bonne journée, Maxime…
— Bonne journée, délicieuse Miléna. Merci de la bonne humeur du matin, ça donne de l’énergie pour la journée.
— C’est important de bien commencer la journée. Rien de tel que des sourires et des filles qui chantent faux, souris-je en embrassant Lili. Bonne journée ma belle. A toi aussi Tom !
Pour Nina, j’ai honte, mais j’affiche un sourire satisfait en voyant sa mine un peu assombrie alors que je sors sur le perron pour saluer tout le monde. Elle emmène les enfants à l’école en voiture, de son côté, et Maxime part directement travailler. Au moins, il rentrera peut-être vingt minutes plus tôt ce soir… Ou pas.
Je me retrouve une fois de plus seule dans ce Château bien froid et silencieux sans la présence des enfants. La musique est encore allumée dans la cuisine et je monte le volume avant d’aller m’installer sur l’ordinateur dans le salon. Je me connecte sur le nouveau profil Facebook que j’ai créé avec un nom d’emprunt, et sur le blog que je tiens secrètement. Écrire me manquait tellement que j’ai eu envie de partager mon expérience. Ça ne fonctionne pas beaucoup, mais je n’en fais pas la publicité. Tout ce que je veux, c’est poser des mots, et sentir le plaisir de l’article terminé, de celui que l’on relit plusieurs jours plus tard avec la satisfaction d’avoir fait du bon travail.
Depuis une dizaine de jours, je discute avec Lorik, un compatriote arménien présent à Calais. Il n’y a pas beaucoup de personnes de mon pays dans le camp, mais un petit groupe y vit. J’ai un besoin irrationnel de retrouver mes racines quelque part, et vu ce qu’il se passe ici, j’en viens à me demander si je ne devrais pas aller vivre avec eux. Mais comment préférer un camp à ce château ? Toujours est-il que Lorik me propose ce matin de passer me voir, et si j’hésite un moment, me demandant si ce n’est pas irrespectueux pour la famille, j’accepte finalement et passe le reste de la matinée à tourner en rond en me demandant si c’était une bonne idée.
Ne souhaitant pas abuser plus que de raison, je prépare du café et installe tout sur la terrasse en attendant sa venue. Quand il sonne à la porte, je suis à la fois impatiente et stressée. Pourtant, tout sentiment négatif disparaît à la seconde où il m’adresse la parole en arménien. Quel doux son !
— Bonjour, lui dis-je en arménien sans pouvoir cacher mon sourire. Je suis contente de te rencontrer.
— Bonjour Miléna. Eh bien, on peut dire que tu ne m’as pas menti, tu vis vraiment dans un palace !
Je ris et lui fais signe de me suivre. Nous longeons le château et les douves pour atterrir sur la terrasse. Il fait un peu gris en ce moment, mais il ne fait pas froid et l’air est agréable.
— C’est vrai, et le propriétaire est sympa. J’ai eu une chance folle de tomber sur lui. Comment tu as fait pour venir jusqu’ici ?
— En vélo, bien sûr. Je l’ai laissé à l’entrée, je ne savais pas si c’était vraiment ici ou pas. Il est juste sympa ou il te fait payer le logement contre des services. Tu sais que si c’est le cas, il n’a pas le droit de faire ça, hein ?
— Non, il est vraiment sympa. C’est moi qui ai dû insister pour faire quelques bricoles, je n’en pouvais plus de tourner en rond ici.
— Tu as raison de profiter de l’espace en tous cas. Je ne comprends pas pourquoi tu souhaites en partir, tout a l’air de rouler, ici. Et jamais tu ne trouveras d’aussi bonnes conditions de vie ailleurs. Ou alors, c’est parce que tu as changé d’avis et que tu veux faire la traversée ?
Je soupire et regarde le domaine autour de nous. Il faut en effet être dingue pour envisager de partir d’ici. Surtout pour se retrouver dans la jungle, comme ils appellent le camp.
— Maxime a deux enfants, et je suis en train de m’attacher à cette famille, et inversement, tu vois ? Je n’ai pas envie de les faire souffrir, et j’ai déjà assez souffert de mon côté…
— Après ce que tu as vécu au pays, ça ne devrait pas être si terrible que ça, si ? Et tu te rends compte de ce que c’est, la vie dans le camp ? Pas d’eau, pas d’électricité, des descentes de police chaque jour ou presque… Et on n’a pas tous les jours des distributions de repas. Moi, c’est ici que je veux venir vivre ! Avec ma famille, tu crois qu’il accepterait, ton Maxime, le temps qu’on puisse trouver un passeur pour aller en Angleterre ?
Merde… Je n’ai pas du tout pensé au fait que Lorik pourrait envisager de rappliquer ici avec sa famille. Pourquoi est-ce que je l’ai fait venir ? D’un autre côté, pourquoi ai-je droit à un traitement privilégié que les autres n’ont pas ? C’est injuste, mais je ne pourrais pas m’en plaindre. Le camp, ça ne vend vraiment pas du rêve.
Je passe un moment à lui expliquer que le château est en cours de rénovation, qu’il ne peut pas accueillir d’autres personnes, mais je sens bien qu’il n’est pas vraiment convaincu. Il n’insiste pas plus que ça et nous discutons durant un moment de l’Arménie et de nos expériences respectives. Voyant l’heure du retour des enfants avec la nounou approcher, je raccompagne Lorik sur le chemin qui mène au portail du domaine alors qu’il tente à nouveau de me convaincre de rester ici. Je serais folle de ne pas le faire, il a raison, et je le remercie de sa visite alors qu’il m’apporte un peu de chaleur humaine en me prenant dans ses bras.
Je suis surprise d’entendre une voiture s’arrêter devant le portail, et fronce les sourcils en découvrant Maxime.
— A bientôt Lorik. Prends soin de toi et de ta famille. J’espère que vous trouverez une solution pour aller en Angleterre au plus vite, dis-je alors que mon hôte sort de sa voiture.
— A bientôt, oui. N’hésite pas si tu peux nous aider à sortir du camp, hein. J’en ai encore pour quelques semaines avant de pouvoir traverser.
J’acquiesce tandis qu’il enfourche son vélo et salue Maxime de la main en partant, et me tourne vers ce dernier qui semble plutôt contrarié.
— Tu rentres tôt dis-donc. Comment ça se fait ?
— Tu as quelque chose à cacher ? Je suis chez moi, il me semble, je peux rentrer à l’heure qui me convient, non ?
— Oui, oui, ça m’étonne de te voir ici si tôt, c’est tout. La dernière fois tu t’étais disputé avec ton chef. C’est encore pour ça ?
— Non, j’avais juste envie de passer un peu de temps avec toi, mais je suppose que tu as déjà trouvé ton bonheur ailleurs. Bref, je vais aller prendre un peu de temps dans la Tour. Tu me diras quand ce sera l’heure de dîner, s’il te plaît ? Des fois, je suis pris dans mes pensées et j’oublie le temps qui passe.
— Trouver mon bonheur ailleurs ? De quoi tu parles ? lui demandé-je avant de rire. Lorik ? Tu te fais des idées. Tout le monde ne saute pas sur la première bouche qu’il croise, tu sais ?
— Ah oui, parce que moi, c’est ce que j’ai fait, c’est ça ? Enfin, tu fais comme tu le sens. A tout à l’heure, dis à Nina et aux enfants que je les rejoindrai plus tard, s’il te plaît.
— Bien sûr, prépare le dîner, Miléna, préviens les enfants, Miléna, et la jolie Nina aussi. Tu ferais mieux de profiter de ce temps libre pour t’occuper de tes enfants plutôt que d’aller te cacher, soupiré-je en rebroussant chemin en direction du château.
J’entends la portière de sa voiture claquer et il démarre à vive allure, passant à côté de moi sans s’arrêter. Lorsque j’arrive au château, pas de Maxime à l’horizon, et je prends le temps de ramasser les tasses sur la terrasse et de faire la vaisselle avant d’aller m’enfermer dans ma chambre. Je ne comprends pas pourquoi il a réagi aussi fortement. Je n’ai rien fait de mal, c’était purement amical, contrairement à sa galoche avec la nounou. A ce rythme-là, ce n’est plus moi qui vais avoir à décider si je veux aller au camp rejoindre mes compatriotes ou non, il va me foutre à la porte…
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