32. L'Arménie en bouche
Miléna
Je suis contente que Maxime ait accepté, mais maintenant, le stress monte à vive allure. Il faut que je reste calme et que je sois honnête avec lui. Si c’est moi qui, d’ordinaire, tire les vers du nez aux gens, cette fois, c’est mon tour de me mettre à table. Nous sommes adultes, il faut que l’on puisse échanger sans se braquer, donner son avis sans craindre de vexer, et recevoir celui de l’autre sans l’être. Facile à dire, le sujet est un peu sensible, quand même.
Je me regarde dans le miroir et grimace en décidant de me changer. On va troquer le jogging pour le jean, au moins, et le gros pull bien trop grand de Vahik pour le petit chemisier que Marie m’a ramené avec le reste des vêtements. Je songe grandement à lui demander si elle peut m’en ramener encore un peu. J’ai besoin de me retrouver, d’être autre chose qu’une nana qui se cache dans ses fringues amples et confortables. Je veux redevenir Miléna, sûre d’elle, à l’aise dans ses baskets, fière et forte. Chose que je ne serai certainement pas face à Maxime tout à l’heure.
Je tresse rapidement mes longs cheveux sur le côté en me disant que j’aurais bien besoin de faire un tour chez le coiffeur, aussi bien pour repartir d’un nouveau pied que pour ces pointes abîmées, jette un dernier coup d’œil au miroir et redescends finalement à la cuisine. Vu l’heure, je peux m’atteler à cuire mes Keuftés et faire de même avec le pain. J’ai fait avec les moyens du bord, mais j’avais envie de manger arménien, et de peut-être faire découvrir un peu ma culture à Maxime, au passage. J’ai trouvé tout ce que je voulais ici, pour un plat simple, merci les conserves et le surgelé.
Je suis en train de terminer de cuire ma dernière galette de pain lavash à la poêle lorsque mon hôte entre dans la cuisine. La table est dressée ici, je ne voulais pas rendre le moment trop formel.
— Merci d’être venu. J’espère que tu n’as rien contre la cuisine arménienne, parce que c’est le menu, ce midi. Bon, j’ai fait avec les moyens du bord, souris-je en servant des boulettes dans les deux assiettes. Il y a un peu d’ail, du persil, du cumin, du piment d’espelette, de l’oignon et de la purée de pois chiches dans les boulettes.
— J’ai de la chance, dis-donc, me répond-il, un sourire aux lèvres mais une expression un peu figée, comme s’il souhaitait rester sur la réserve. Je n’ai jamais mangé arménien, mais j’avoue que ta description me donne l’eau à la bouche. Je dois retourner au boulot pour quatorze heures trente maxi par contre.
Le message est clair. Il ne va pas trop falloir que je m’attarde avant de passer aux aveux. Il faut que je prenne mon courage à deux mains… Je récupère le saladier de laitue et le dépose sur la table avant de faire de même avec le plat de galettes alors qu’il s’installe à sa place.
— Pas de souci, je ne te retiendrai pas trop longtemps... Quand j’étais petite, ma grand-mère me faisait ce plat à chaque fois que j’allais dormir chez elle. Elle hachait les boulettes et glissait une feuille de salade et la viande dans les galettes lavash, y ajoutait de la sauce tomate qu’elle faisait elle-même, et on mangeait beaucoup toutes les deux, installées sur la terrasse en regardant le soleil se coucher, souris-je à ces souvenirs avant de me reprendre. Est-ce que le menu te va ? Je te prépare autre chose, si tu préfères.
Je m’assieds sur mon tabouret, que j’ai déplacé pour être en bout de table, là où personne ne s’installe, mais surtout pour être à côté de lui, plutôt que séparée par deux sièges vides.
— Bien sûr que ça me va ! Ce serait vraiment abuser de me plaindre quand une jolie femme m’invite à un déjeuner préparé avec autant d’attention. Je suis sûr que ça va être délicieux, Miléna, ajoute-t-il en se déridant un peu.
— Ça l’est, ris-je en écrasant mes boulettes pour faire comme ma grand-mère. Mais bon, tu n’es pas obligé de faire comme ça, tu peux aussi manger avec ta fourchette, je ne t’en voudrai pas, promis.
— Ah non, quitte à faire l’expérience arménienne, autant bien le faire. Tu sais que tu n’étais pas obligée de faire tout ça ? Vraiment, je te remercie, mais je n’ai pas besoin de tout ça pour comprendre que tu veux juste rester amie avec moi.
Au moins, il lance le sujet, c’est fait, je n’ai plus à réfléchir à comment entamer la conversation.
— Je t’avoue que la cuisine arménienne me manquait… J’ai un peu fouillé dans les conserves et le congélateur pour essayer de faire quelque chose de chez moi. C’était autant pour toi que pour moi, en fait. Bref, ce n’est pas le sujet, mais bon appétit quand même. Et pour mettre les choses au clair d’entrée, il n’est pas question de juste rester amie avec toi, mais de prendre en compte tous les à-côtés, en fait. Ta vie, la mienne, la vie de tes enfants…
Il ne répond pas tout de suite mais prend son temps pour goûter à ce que j’ai préparé. Il arbore un grand sourire et me regarde après avoir avalé ses premières bouchées.
— C’est super bon ! Je crois que je pourrais m’y faire, à ce type de cuisine. Vous mangez tous les jours aussi bien, dans ton pays ? Et tu veux dire quoi par prendre en compte tous les à-côtés. Si c’est à côté, c’est hors sujet, non ?
— La cuisine est grasse, dans mon pays, l’hiver, c’est terrible. Il y a pas mal d’influences, turque, libanaise, russe… Contente que ça te plaise. Les à-côtés font partie de nous, Maxime. On ne peut pas décider quelque chose sans prendre en compte les enfants. Et tout ce qui tourne autour.
Je soupire et mords dans ma galette, profitant des quelques secondes de silence que m’offre Maxime pour faire un retour en arrière. J’ai presque l’impression, pendant un instant, de sentir l’odeur du parfum au lilas de ma grand-mère.
— Et qu’est-ce qui te tracasse autant que ça par rapport aux enfants ? On n’est pas deux adultes libres de faire un peu ce qu’on souhaite ? Enfin, peut-être que je me suis vraiment trompé et que je suis le seul qui ait envie d’aller plus loin qu’une simple camaraderie. Peut-être que tu es juste la première femme qui débarque dans ma vie depuis le départ de ma femme et que je me fais des illusions parce que tu as réveillé en moi des envies de renouveau ? Je suis un peu perdu, Miléna et j’avoue qu’il faut que je me protège aussi. Tu ne peux pas jouer le chaud et le froid avec moi tout le temps, je n’y survivrais pas.
— Tu as eu trois ans pour faire le deuil de ton mariage, Maxime. Mon fiancé est mort sous mes yeux il n’y a même pas six mois… J’ai peur de ne pas être prête, tu comprends ? Tu as raison quand tu dis que tant qu’il est là, dis-je en enlevant mon collier pour le déposer sur la table, j’aurais du mal à te faire une place… J’ai peur d’aller trop vite, tu vois ? Je… Vahik est mort par ma faute, tu te rends compte du poids avec lequel je vis ? Je ne peux pas le faire disparaître en un coup de baguette magique.
Je joue la carte de l’honnêteté totale, comme prévu, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Penser les choses, c’est un fait, les dire à voix haute, ça a encore un impact plus fort. Maxime s’est arrêté de manger et me regarde, pensif.
— Tu n’as pas le droit de t’accuser de la mort de ton fiancé, reprend-il enfin, brisant le silence qui s’était installé dans la pièce. S’il est mort, c’est parce qu’il y a des gens dans ton pays pour qui le mot “liberté” ne veut rien dire. Tu as juste exercé un des droits fondamentaux de l’Homme, rien d’autre. Si tu t’accuses de sa mort, jamais tu ne passeras à autre chose.
— Peut-être… Enfin… Je sais que tu as raison, mais c’est quand même en partie ma faute. Si j’avais arrêté de fouiller comme il me le conseillait, il serait sans doute encore vivant.
— Et tu serais encore avec lui, et moi, je n’aurais jamais eu la chance de te connaître. Même si les circonstances ne sont pas exceptionnelles, j’avoue que ça me fait plaisir que tu aies débarqué comme ça dans ma vie. A la tienne ! Et aux absents que nous avons laissés en chemin pendant que nous continuons le nôtre !
Il tend son verre dans ma direction et me décoche un sourire en coin qui parvient à me tirer un peu de ma mélancolie. Je viens taper mon verre contre le sien et bois une gorgée d’eau qui me permet de gagner un peu de temps.
— Tu as raison, et c’est peut-être ce qui est le plus difficile à accepter pour moi, en fait… Parce que malgré les regrets que j’ai, je suis contente d’être ici et je me sens encore plus coupable parce que je suis heureuse de vous avoir rencontrés, tous les trois, heureuse d’être ici, avec vous. Une partie de moi a très envie de tourner la page et de tenter l’aventure avec toi, je t’assure, terminé-je en posant ma main sur la sienne.
— Je ne veux pas te forcer la main, Miléna. Je réalise maintenant en effet que j’ai eu beaucoup plus de temps que toi pour faire le deuil de ma relation passée. Et puis, ça ne fait pas si longtemps que ça qu’on se connaît. L’attraction est réelle, mais il faut savoir laisser le temps au temps. Peut-être qu’on se rencontre au mauvais moment de nos existences et c’est tout, il faut accepter que seul l’un d’entre nous soit prêt à avancer.
— J’ai besoin d’un peu de temps, je crois… Et je t’assure que l’attirance est réciproque, je n’ai aucune envie de jouer avec toi ou de te faire de la peine, Maxime. Je tiens à toi, vraiment. et je pense sincèrement que ça pourrait marcher entre nous. Sauf que… Je ne sais pas combien de temps il me faudra avant d’être prête à m’impliquer émotionnellement avec un autre, et je ne veux pas te faire de peine.
— Je ne devrais pas me bloquer comme ça, mais tu sais, depuis le départ de ma femme, j’ai l’impression que je fais fuire toutes les femmes de ma vie. C’est pas facile pour la confiance en soi.
— Vraiment ? Tu crois que tu fais fuire Nina ? Et… Crois-moi, j’ai vu le regard des femmes au restaurant. Tu as vu le groupe de copines qui dînaient sur la grande table ? Je peux t’assurer qu’aucune d’elles n’aurait fui si tu l’avais accostée. Je ne te fuis pas, Maxime, ce n’est pas toi, et je ne dis pas ça simplement pour te rassurer. C’est moi la fautive, moi qui ai besoin de temps, même si j’en ai envie.
Il reste avec sa boulette écrasée devant la bouche ouverte et hausse les sourcils, surpris, avant d’enfourner le plat avec gourmandise. Il plisse les yeux, intrigué et me demande d’un air taquin :
— Et de quoi as-tu envie exactement ? Je suis curieux de le savoir.
Je souris, incapable de me retenir, et me surprends à ressentir une certaine excitation face à cet homme au sourire envoûtant.
— Ce n’est pas très galant de demander à une dame d’exprimer ses pensées les plus intimes, tu sais ?
— Ce n’est pas galant, mais je l’ai dit en Français, c’est déjà forcément romantique et ça passe, non ? Cependant, je suis déjà content de savoir que c’est intime. Tu aurais pu me dire que tu avais envie d’un câlin une fois de temps en temps, et ça n’aurait pas été particulièrement intime, ça. Bon, allez, raconte-moi tout, ne te fais pas prier.
— Je ne suis pas venue ici avec l’idée de tourner la page de cette façon, tu vois ? Et toi, tu es là, tu débarques dans ma vie, tu me permets de me poser, de m’attacher à toi… Il y a quelque chose entre nous, tu le sens autant que moi, non ? Je… J’aime notre complicité, les habitudes qu’on a déjà alors qu’on se connaît depuis si peu de temps. Et… C’est avec toi que j’ai envie de tourner la page, Maxime. J’ai juste besoin d’un peu de temps avant de passer à l’étape supérieure. Le sexe, soupiré-je en hésitant à poursuivre. Je n’ai connu ça qu’avec Vahik, tu vois ?
— Je vois très bien, oui. Je ne sais pas si c’est très glamour d’avouer ça, mais je suis un peu dans le même cas que toi. Je n’ai eu que ma femme dans mon lit. Et j’ai eu des propositions, mais jamais je n’ai ressenti ce que je ressens pour toi, Miléna. L’envie de pouvoir partager des moments intimes avec toi est chaque jour renforcée par la connexion qui se crée entre nous. J’ai un peu l’impression qu’il y a une araignée invisible qui est en train de tisser sa toile et de créer et multiplier les liens entre nous. J’ai le sentiment que rien ne pourra s’opposer à ce qu’on se retrouve et qu’on puisse l’un et l’autre se découvrir. Tu sais que ça fait des nuits que je ne rêve plus que de toi ? Il faut que j’arrête parce que tu vas me prendre pour un cinglé…
Je l’observe silencieusement quelques secondes avant de me pencher pour déposer un baiser au coin de ses lèvres.
— Je ne suis pas fan des araignées, mais l’image me plaît. Je voudrais qu’on apprenne encore à se connaître, qu’on laisse les choses se faire en douceur. Je ne veux pas perdre ce qu’on a, tous les deux, mais je comprendrais que ça ne te suffise pas, ou que tu n’aies pas la patience d’attendre.
— J’ai déjà attendu trois ans, je ne suis pas pressé. Enfin, je ne l’étais pas jusqu’à ce que tu arrives et là, j’ai l’impression que tout s’accélère et que, pour toi, je suis prêt à griller toutes les étapes. Je me suis sûrement un peu emballé après notre rendez-vous d’hier, j’avoue. Je crois que j’ai trop laissé de place à l’excitation que je ressens quand je suis près de toi et je m’en excuse. Tu as raison en tous cas quand tu dis qu’il faut faire les choses en douceur.
Sa main s’approche alors de mon visage, il replace une mèche rebelle de mes cheveux derrière mon oreille et laisse filer ses doigts sur mon visage dont il dessine le contour. J’ai l’impression qu’il trace chaque centimètre de ma peau, passant du front à mes pommettes puis à mon menton et mon cou avant de remonter très lentement vers ma bouche qui s’entrouve à son approche. Je dépose un baiser sur ce doigt qui m’ouvre la porte vers la magie d’une relation qui ne fait que débuter. Cet homme est vraiment incroyable. Comment fait-il pour être capable d’une telle douceur et d’une telle sensualité tout en cachant un volcan de passion à l’intérieur qui ne demande qu’à se réveiller, si j’en crois ce qu’il me fait ressentir ?
— Ne t’excuse pas, je comprends qu’après trois ans, l’envie soit bien présente, souris-je. Je t’assure que c’est réciproque, et j’espère être prête à t’offrir davantage bientôt. Tu veux bien me donner un peu de temps, alors ? Pour l’étape supérieure… Une relation d’ados, pour débuter, c’est envisageable ? Ou vraiment ridicule ?
— Tu sais que les ados, de nos jours, ils baisent comme des lapins et ils essaient de faire en vrai tout ce qu’ils voient dans le porno ? Moi qui croyais que tu voulais prendre ton temps, rit-il avant de me voler un rapide baiser. Madame la pressée, il va falloir patienter par contre, sinon mon patron va m’en faire voir de toutes les couleurs. Merci pour ce succulent repas et merci surtout pour m’avoir redonné confiance. J’en avais besoin. A ce soir.
— Je n’ai jamais été une ado comme les autres, moi, ris-je en l’embrassant à mon tour. Et je t’assure que le traitement des femmes dans la pornographie, ça ne me donne pas du tout envie. A ce soir, Maxime, travaille bien.
Je l’accompagne jusqu’à la porte et récolte un nouveau baiser avant qu’il ne reprenne la direction du port. Je ne sais pas trop quoi penser de ce déjeuner. C’est positif, c’est certain, puisqu’il n’est plus fâché et que nous sommes en bons termes. Mais je me suis retrouvée à lui proposer une relation sans sexe, sérieusement ? A quel moment ai-je pensé que c’était une bonne idée ? Et qu’est-ce qui lui a pris d’accepter ? Comment peut-il se contenter de ça ? Et puis-je moi-même me satisfaire de ça ? Serais-je seulement capable de plus un jour ? Je le crois, parce que j’en ai très envie, vraiment.
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