51. Course à la réfugiée
Maxime
Comme chaque matin, ce sont les moineaux qui ont élu domicile sous les toits du château qui me réveillent par leurs pépiements joyeux. Je reste les yeux fermés pendant quelques instants en profitant du calme que me procure ce bruit si agréable à mes oreilles. J’étends mon bras afin de pouvoir profiter de la chaleur et la douceur du corps de Miléna, mon second petit plaisir du matin, mais je suis surpris de voir que je suis seul dans le lit. Est-il déjà si tard qu’elle est déjà retournée dans sa chambre ? D’habitude, quand cela arrive, j’ai au moins le droit à un baiser, mais là, rien, c’est étrange. Je regarde l’heure et constate qu’il n’est pas encore sept heures du matin, ce qui rend l’absence de ma jolie brune encore plus incompréhensible.
Je me lève et enfile un short afin d’aller voir si elle va bien et si elle n’est pas malade. Je vais frapper à la porte de sa chambre mais je n’obtiens pas de réponse. Après une courte hésitation, je frappe à nouveau et entre dans la pièce. Je constate tout de suite que la porte de l’armoire est ouverte et qu’il n’y a presque plus d’affaires dedans. Et surtout, son sac qui prenait toute la place dans le bas du meuble n’est plus là. Qu’est-ce qu’il se passe ? J’ai l’impression que je vais revivre la même scène que le jour où ma femme est partie et nous a tous laissés en plan, sans un mot, sans une explication.
Je ne veux pas y croire concernant Miléna et je me précipite en bas, la cherchant contre toute raison, mon cœur se refusant de croire à ce que mon cerveau a déjà déduit. Elle est partie et effectivement, le tour que je fais presque en courant du rez-de-chaussée me confirme que j’y suis seul. Miléna n’est pas là. Elle est partie comme elle est venue et j’ai l’impression de vivre la scène du film Chocolat où Juliette Binoche arrive, portée par le vent, et repart quand ce même vent l’appelle. Ma belle Arménienne a fait de même, emportée par la douce brise de ce matin estival, vers d’autres cieux sûrement plus cléments que ceux du Nord de la France. On ne s’était rien promis, c’est sûr, mais est-ce que j’ai si peu de valeur que ça que toutes les femmes de ma vie se disent qu’on peut en sortir sans se préoccuper de ce que je vais pouvoir ressentir ? Et moi qui commençais déjà à m’emballer, à faire des plans sur la comète, quel con j’ai été ! Quel con je suis à pleurer comme ça, tout seul, anéanti et effondré sur mon canapé ! Franchement, se mettre dans des états pareils pour une femme, il faut vraiment pas être malin.
Voyant l’heure avancer, je décide de me ressaisir. Je ne peux pas me montrer dans un tel état devant mes enfants. Ils ont déjà connu ça il y a trois ans quand Florence m’a quitté, je ne peux leur faire revivre ma dépression et la crise que j’ai traversée. Surtout pour une femme qui était juste un plan cul, finalement. Entre adultes, on s’est amusés, on en a profité, elle en a eu marre, et quel que soit le dommage causé à mon égo, ce n’est rien que le simple enchaînement de la réalité du quotidien, elle s’est barrée et puis c’est tout. Il faut que j’enterre profondément les sentiments qui étaient déjà bien présents envers elle et que je me fasse une raison. Il ne faut plus que je laisse une femme pénétrer dans mon quotidien. Un plan d’un soir, ça passe, plus, c’est niet désormais, sinon mon petit cœur s’y attache trop vite et finit en morceaux.
Je prends une douche rapide et prépare le petit déjeuner en me faisant une petite note dans un coin de ma tête pour penser à rappeler Nina et lui demander de revenir s’occuper des enfants. Quand ils arrivent, je les embrasse et fais comme si tout était normal, mais Tom a vite fait de me faire une remarque sur l’absence de notre invitée.
— Miléna mange pas avec nous, ce matin ? Elle fait la grasse matinée ?
— Je crois qu’elle est partie, Tom. Ses affaires ne sont plus dans sa chambre.
Le fait de le dire ainsi à haute voix me fait encore plus mal que de l’avoir pensé tout bas dans ma tête et j’essaie de ne pas grimacer et de maîtriser les tremblements de ma voix pour ne rien laisser paraître de mon état émotionnel.
— Mais non, c’est pas possible, tu dois te tromper. Elle s’est peut-être installée dans l’autre chambre, non ? C’est elle qui a tout fait, elle a dû vouloir en profiter, hein, Papa ?
C’est vrai que je ne suis pas allé voir et tout à coup, l’espoir renaît, mais je me dis que ça serait trop beau pour être vrai.
— Tu peux faire le tour de la maison, si tu veux, mais je t’assure qu’elle n’est plus là. Tu crois qu’elle aurait pu résister à la bonne odeur de chocolat qui s’échappe de cette cuisine ?
Ma blague tombe un peu à l’eau, j’avoue, car le cœur n’y est pas. Il ne me répond pas mais se lève, accompagné de sa sœur qui a suivi nos échanges avec une attention que je trouve douloureuse à supporter. Eux aussi se sont attachés et cette disparition risque de raviver leurs traumatismes. Je les suis du regard alors qu’ils partent en courant à l’étage, résistant à l’envie de les suivre. Ils redescendent bientôt et Lili vient me rejoindre, résignée, alors que Tom, toujours aussi méthodique, annonce vouloir faire le tour de chaque pièce pour être sûr qu’elle n’est pas cachée dans un coin. Je serre ma fille contre moi et la réconforte comme je peux. Tout à coup, Tom pousse un cri de victoire et mon cœur se remet à battre durant les quelques secondes qu’il prend pour nous rejoindre, un papier à la main.
— C’est quoi, ça ? demandé-je, intrigué et déçu.
— Une lettre adressée à la famille De la Marque. C’est l’écriture de Miléna, regarde, dit-il en me tendant le papier plié.
Je soupire et la prends, m’attendant à avoir la triste confirmation de son abandon. Je déplie le papier et le lis à voix basse, avant de le passer à Tom qui s’empresse de découvrir son contenu. Elle est partie pour nous protéger. N’importe quoi ! Elle est convaincue que le réfugié d’hier est un envoyé de la mafia qui est venu en exploration et elle veut nous mettre à l’abri en fuyant loin de nous. Et soi-disant, Lorik est dans le coup aussi. Elle est complètement parano, ou quoi ?
— Lili, Tom, il faut qu’on la retrouve. Vous avez vu pourquoi elle est partie ? Pas parce qu’elle ne nous apprécie pas, mais parce qu’elle a peur pour nous !
— Attends, Papa… Et si elle a raison ? Est-ce qu’on est vraiment en danger ? Et elle, elle risque quoi en restant toute seule ? me demande Lili en prenant la feuille des mains de Tom.
— Nous, on ne risque rien, on est en France, c’est un pays où la Mafia ne peut rien contre nous. Et le réfugié d’hier, c’est un pauvre gars qui n’a rien à voir avec eux de toute façon. Par contre, Miléna se met en danger, c’est sûr. Elle a dû repartir vers le camp ou vers la mer pour essayer de trouver une traversée vers l’Angleterre. Il faut que je l’en empêche !
J’imagine tout de suite qu’elle est en train d’essayer de pénétrer dans le port et de se confronter à tous les systèmes que j’ai mis en place depuis des mois et je m’en veux encore plus d’avoir participé à ces actions anti-migrants.
— Moi, je vais pas à l’école si on n’a pas retrouvé Miléna, je te préviens, Papa, m’interpelle Tom. Il faut qu’on fasse la route jusqu’au port en voiture, on ira plus vite qu’elle. Elle a dû partir ce matin, non ? Elle n’aurait pas fait ça la nuit quand même.
— Toi, tu vas à l’école et tu me fais confiance, d’accord ? En même temps, dis-je après un court instant de réflexion, tu as de bonnes idées. Vous voulez vraiment vous joindre à moi pour la recherche de Miléna ?
— Oui ! Comment tu veux qu’on se concentre à l’école, franchement ? me demande Lili. On fait l’école buissonnière tant qu’on n’a pas trouvé Miléna.
J’hésite juste quelques secondes avant de hocher la tête. Je ne peux pas me résoudre à les laisser sans rien faire et revivre les événements qu’on a connus avec leur mère. Il faut qu’on essaie, et ensemble. Si je ne les associe pas, je vais devoir les ramasser à la petite cuillère, et ça, je ne suis pas prêt à l’affronter.
— Allez, vous avez cinq minutes pour vous habiller. Si vous ratez le départ, tant pis pour vous !
Ils se précipitent dans leur chambre et reviennent avant même que je n’aie eu le temps de démarrer la voiture. Nous montons rapidement et j’appuie sur le champignon pour nous lancer à toute allure sur les chemins menant vers le port. A part quelques pêcheurs et quelques retraités faisant leur course, nous ne voyons personne et je commence à désespérer quand Lili émet une proposition qui me fait stopper à un carrefour.
— Elle a dû repartir dans un des campements qui existent depuis qu’ils ont vidé la jungle, tu ne crois pas ?
— Elle pourrait aussi avoir fait du stop, et là, c’est vraiment la poisse, ajoute Tom. Elle pourrait être n’importe où. Et puis, comment on va la trouver, dans les campements ?
— Il faut qu’on essaie, il y aura sûrement quelqu’un qui l’a vue si elle a fait ça, dis-je en tournant vers la partie de la ville où les migrants se regroupent avant de tenter leur chance pour la traversée de la Mer du Nord.
Je me gare à côté d’une camionnette blanche de la Croix Rouge, descends de la voiture accompagné de mes enfants et interpelle les bénévoles qui sont en train de faire une distribution alimentaire.
— Bonjour, désolé de vous déranger, mais on cherche une jeune femme arménienne. Vous ne l’auriez pas vue ? demandé-je alors que Tom, toujours aussi terre à terre, la décrit pour compléter ma question.
— Non, ça ne me dit rien… Mais vous savez, on croise tellement de gens ici que c’est difficile de se souvenir de tout le monde.
— Eh, ça pourrait pas être la petite que Jacques a transportée dans sa voiture ? s’interroge une petite dame aux cheveux grisonnants.
— Une petite ? demandé-je alors que mon cœur accélère, certain qu’il doit s’agir de Miléna.
— Oui, il a déposé une jeune femme parlant un magnifique français, près de l’Eglise du Sacré Coeur, il n’en revenait pas de son niveau. Et Jacques, il en a vu pourtant.
— Allez, les enfants, on file à l’Eglise. Je la sens bien, cette piste !
— C’est Miléna, Papa, c’est sûr ! s’enthousiasme Lili qui attrape ma main pour m’entraîner à sa suite.
— Elle est retournée voir le père Yves, c’est sûr, indique Tom. Un refuge qu’elle a déjà fréquenté, c’est logique.
Je remercie les bénévoles et nous nous engouffrons tous les trois dans la voiture que je démarre avant même que les portes ne soient refermées. L’église est à cinq minutes et je me gare sur la place handicapée à côté de l’entrée du presbytère. Dieu me le pardonnera, même si ce n’est pas le cas des agents municipaux s’ils me trouvent et me verbalisent. Je sonne à la porte et patiente avec difficulté, en attendant que le prêtre vienne nous ouvrir. Quand enfin il ouvre, je l’apostrophe immédiatement.
— Elle est là ? Dites-moi qu’elle est là, je vous en supplie !
— Pardon ? Bonjour à vous aussi, Maxime. J’essaie de vous appeler chez vous depuis dix minutes au moins, vous savez ? C’est Miléna que vous cherchez ?
— Oui, elle est partie ce matin parce qu’elle s’est mise en tête qu’il le fallait pour nous protéger ! Et on la cherche, un bénévole l’a déposée tout à l’heure dans le quartier. Vous l’avez vue ? Elle n’est pas partie en stop avec quelqu’un d’autre, au moins ?
— Pas tout à fait, mais je l’ai vue partir. J’ai bien essayé d’intervenir, mais je suis arrivé trop tard, soupire-t-il.
Mon monde s’effondre alors que je pensais en avoir retrouvé le fil. Mes épaules s’affaissent et je suis obligé de m’appuyer contre le chambranle de la porte. Trop tard, nous y étions presque mais là, c’est terminé. A cette heure-ci, elle peut être n’importe où. Et avec n’importe qui en plus. Quelle malchance !
— On arrive trop tard, alors. C’est… Un vrai coup du sort. Il est où votre Dieu quand on a besoin de lui ?
— Mon Dieu ne peut pas grand-chose devant la police, Maxime. Mais au moins, elle est à l’abri, pour le moment. Je ne comprends pas pourquoi ils l’ont arrêtée, Marie m’a dit qu’elle avait fait des démarches pour obtenir le droit d’asile, elle doit avoir des papiers, non ?
— Oh mais oui ! Votre Dieu existe peut-être vraiment alors, dis-je en comprenant les implications de ce qu’il est en train de me dire. Allez, Tom et Lili ! L’Opération chasse à la Miléna est terminée, on va pouvoir se lancer dans l’Opération Libération ! Merci, mon Père, vous venez d’illuminer ma journée !
Sous le regard un peu interloqué du Père Yves, les enfants et moi continuons notre folle course et remontons dans la voiture afin d’aller la libérer au poste de police. Vu la lenteur des procédures administratives, c’est sûr qu’elle y est encore et on va pouvoir la retrouver. Il faudra la convaincre de revenir avec nous, ça, ce n’est pas gagné, mais avec l’aide des enfants, je suis convaincu que je vais y parvenir. L’espoir est revenu et ça fait un bien fou.
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