62. A la pêche aux infos
Miléna
Je lance la balle à Casanova qui la regarde passer sans aller la récupérer. Ce chien est une vraie tête de mule qui m’épuise autant qu’il me fait rire. Le ciel est bien gris ce soir, et c’est un peu le reflet de l’ambiance qui règne ici. Florence n’est là que depuis quelques heures et j’ai pourtant l’impression qu’elle a fait perdre une dizaine de degrés au château.
Voir Max lâcher prise de la sorte m’a particulièrement touchée. L’armure s’est fendue pour celui qui me soutient depuis que je suis arrivée ici. Et l’entendre me dire qu’il avait besoin de moi m’a fait quelque chose. Je crois que jusqu’à présent, je me demandais ce que je pouvais lui apporter d’autre qu’une distraction, qu’un peu de plaisir et de tendresse. Mais, finalement, il semblerait qu’il me considère comme un soutien, une épaule sur laquelle s’appuyer, un peu comme moi je peux le voir au quotidien.
En attendant, il a dû répondre à sa secrétaire et je ne l’ai pas vu depuis une bonne heure. J’imagine qu’il est allé s’enfermer dans sa tour pour réfléchir à tout ce qu’il se passe dans sa vie. Je n’ose même pas imaginer ce qu’il peut ressentir, même si nous en avons un peu discuté. Je crois qu’à part être à sa place, personne ne peut imaginer ce qu’il vit. Florence l’a abandonné, elle l’a laissé seul avec les enfants, sans nouvelles pendant des mois, avant de lui dire qu’elle le quittait pour un autre. Il a dû gérer sa vie et celle de deux gamins, seul du jour au lendemain, leur chagrin, leur incompréhension, leur colère. Comment sortir indemne de tout ça ? Comment ne pas avoir de rancœur ? De colère ?
En plus de ça, il appréhende la réaction des petits. Mais aussi le comportement de Florence. Et si elle repartait du jour en lendemain de la même façon ? Comment gérer tout ça ? Il est certain que Lili et Tom vont être bouleversés par le retour de leur mère.
— Casanova, non ! grondé-je le chiot qui vient encore une fois me lécher la joue.
Il baisse sa truffe et vient se coucher sur mes jambes, nichant sa tête entre mon flanc et mon bras. Je suis dingue de cette petite bête, aussi attendrissante que folle. Je le caresse un moment en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire de ma peau. Je veux bien être un soutien pour Maxime, mais me retrouver entre lui et sa femme m’interroge. J’ai peur qu’il fasse une bêtise en s’entêtant à rester avec moi alors qu’il pourrait reconstruire quelque chose avec elle. Et je ne sais pas si ça me rassure ou si ça me gêne. Je me dis que pour les enfants, retrouver leurs parents ensemble, vivre à nouveau avec leur mère, est sans doute la meilleure chose qui puisse leur arriver.
Je me lève finalement, la boule de poils entre les bras qui commence à peser son poids, et rentre finalement au château. Je me suis éloignée aussi, retrouvant le petit coin fleuri de la propriété que j’ai découvert durant les premiers jours où j’étais ici. J’avais besoin d’un peu de calme, d’être loin de Florence, pour être honnête. Et je ne sais pas quoi faire de ma peau. Maintenant qu’elle est là, j’ai l’impression de ne plus avoir ma place ici. Finalement, peut-être que Tom et Lili avaient raison et que j’ai un peu pris la place de leur mère. Par exemple, je ne sais pas si je dois m’atteler à préparer le repas, je n’ai aucune idée de si Max et moi allons avoir un moment ensemble. Dire que nous devions profiter de notre dernière soirée sans les enfants, on est bien loin du tête-à-tête.
Quand j’entre dans la cuisine, je constate qu’effectivement, Madame De la Marque a repris sa place. Enfin, si la place d’une femme est vraiment en cuisine, toujours est-il qu’elle prépare le repas. J’ai un peu la sensation d’être une intruse dans la pièce, surtout qu’elle me dévisage et me regarde de la tête aux pieds avant de jeter un œil mauvais à Casanova. Je soupire avant de déposer la bête dans le couloir, m’excusant du regard. Comme s’il pouvait comprendre que je n’y suis pour rien s’il n’aura pas droit à ses caresses pendant que je cuisine.
— Est-ce que vous avez besoin d’aide pour quelque chose, Florence ?
— Je pensais que vous étiez partie, déjà. D’habitude, c’est vous aussi qui faites la cuisine ? Il vous exploite, vous savez ? Je suis sûre qu’il ne vous paie pas assez pour tout ce que vous faites ici.
Je ne sais pas si je dois lui dire que je fais ça gratuitement ou pas. Disons que ça irait dans le sens de l’exploitation, mais je ne fais que ce que j’ai envie de faire, après tout. Rien ne m’oblige à préparer le repas, à faire du ménage ou à jardiner.
— Je vis ici, en fait, je suis nourrie et logée. Donc, je ne pars pas ce soir, dis-je en souriant innocemment.
— C’est nouveau, ça. J’ai le regret de vous dire que ça risque de changer rapidement, maintenant que je suis rentrée. Vous devriez commencer à chercher un endroit où vous pourrez loger. On n’accueille pas n’importe qui au château, conclut-elle d’un ton très pédant.
— Je ne vois pas ce que votre présence change à ça, en fait. Mais si ça vous plaît de le croire, soupiré-je. Je peux vous poser une question ?
— Oui, désolée si je vous parais un peu brusque, mais j’ai hâte que les choses redeviennent comme avant. Rien de personnel contre vous, vous savez. Je vous écoute.
— Justement, qu’est-ce qui vous fait dire qu’après trois ans, votre mari va vouloir que tout redevienne comme avant ? Vous pensez vraiment que le temps s’est arrêté pendant que vous étiez partie ? lui demandé-je en m’installant sur mon tabouret. Rien de personnel contre vous, évidemment, je m’interroge seulement.
Elle me dévisage un instant, perplexe, et semble avoir du mal à me cerner, ce qui me fait un peu plaisir car le sentiment est réciproque.
— Je sais bien que le temps ne s’est pas arrêté, mais Maxou et moi, on était tellement liés que ça n’est pas possible de rompre ce lien. Même après trois ans. Et je suis une De la Marque, désormais. On ne divorce pas chez les De la Marque, alors autant essayer de repartir à zéro, non ?
— J’ai pourtant cru comprendre qu’il avait entamé les démarches pour divorcer; continué-je, l’air de rien.
— Vous vous croyez maligne, sûrement, mais qu’est-ce que vous connaissez à mon mari ? Moi, j’ai vécu dix ans avec lui, je le connais mieux que vous ne le connaîtrez jamais. Et maintenant que je suis revenue, il va abandonner tout ça. Et si vous faites bien votre travail, je ne suis pas contre vous garder, vous savez. J’ai besoin d’une alliée dans la place, je pense et vous et moi, on pourrait avoir de beaux résultats. C’est quoi votre nom, déjà ?
— Miléna. Et une alliée pour quoi, au juste ?
— Ah oui, Miléna, c’est mignon. Eh bien, pour convaincre Maxou de changer d’avis et de ne plus me bouder comme il le fait.
Je me retiens de lui dire que je n’ai aucune envie que Maxime change d’avis et qu’être une alliée ne m’intéresse absolument pas. En revanche, si lui me demande de partir, je le ferai.
— Est-ce que je peux être honnête avec vous ? En fait, j’ai du mal à cerner ce que vous attendez. Vous êtes là depuis quelques heures à peine et pensez que tout le monde doit se plier à vos envies. Et vous avez discuté avec Maxime sans jamais parler de vos enfants… Alors, en tant que nounou, ça m’interroge, pour eux…
Je pense qu’elle va comprendre que je n’ai aucune envie d’être une alliée, là. Peut-être que je ne devrais pas l’ouvrir comme ça, rester à ma place de nounou… Plutôt que de m’en faire une ennemie.
— Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’était compliqué de vivre sans eux toutes ces années… Comment vont-ils d’ailleurs ? Vous pouvez me dire un peu comment ils sont ? Je suis curieuse. Ils sont en vacances, là, c’est ça ?
Je ne peux m’empêcher de me dire que si c’était si compliqué que ça pour elle, elle n’avait qu’à revenir ou prendre contact avec eux. Elle croit quoi, que les enfants ont vécu trois ans de vacances en son absence ou quoi ?
— Oui, ils sont en Bretagne avec Marie. Ils vont bien, je crois… Ce sont des enfants géniaux qui essaient de se construire avec pour seule figure familiale un père. Enfin, leur grand-mère est géniale avec eux, ça aide, mais c’est un peu compliqué pour Lili, je pense. Et Tom… Eh bien, c’est Tom. Une encyclopédie vivante qui essaie de se faire des amis à l‘école, qui s’accroche pour ne pas décrocher sur le plan scolaire parce qu’il s’ennuie à mourir en classe…
— Ah oui, il doit tenir ça de moi, je pense. Le pauvre, c’est fou que c’est ennuyeux d’être le plus intelligent, tout le temps. Ils vous aiment bien, les enfants ? Vous avez l’air de bien vous en occuper en tous cas, Mathilda.
— C’est Miléna, marmonné-je en me retenant de lui dire que pour la plus intelligente, elle m’a l’air bien nouille. Je crois qu’ils m’apprécient, et c’est plus que réciproque, surtout.
Et j’espère bien qu’elle ne m’enlèvera pas ça, d’ailleurs. Je tourne la tête en direction de l’arrière de la cour et me retiens in extremis de sourire en voyant Max sortir de sa tour.
— Bon, je vais aller mettre la table dans la salle, continué-je en me levant. Il y a assez à manger pour trois, ou je dois me préparer quelque chose ?
— Oh mais non, voyons, j’ai préparé assez pour tout le monde. Ma spécialité, des lasagnes aux épinards, Maxou adore ça.
Je lui souris avant de sortir de la cuisine et me précipite à la porte du hall où Maxime arrive justement. Casanova est assis juste devant, attendant son maître avec impatience.
— Hey… Ça va ? lui demandé-je en voyant la jolie petite bouille de mon amoureux toute préoccupée.
— Non, ça ne va pas. On fait quoi, là ? On se fait un petit dîner à trois, comme si c’était normal ? J’ai pas envie de manger avec elle, moi. Et je suis vraiment désolé, encore, de te mêler à tout ça…
— Tu n’y es pour rien. Elle t’a préparé des lasagnes aux épinards, tu devrais être content, tenté-je de plaisanter. Elle va mettre le paquet pour récupérer son mari…
— Si elle croit qu’elle peut m’amadouer comme ça, elle est encore plus bête que je ne le croyais. Si je la croise, je risque de faire une bêtise… On va se faire un restau ?
— Tu veux vraiment l’abandonner ici ? Je… On fait ce que tu veux, Max, mais peut-être qu’il faut que vous discutiez avant le retour des enfants, non ?
— Ah oui, les enfants… Tu as sûrement raison… Il va falloir se soumettre à l’épreuve, alors… J’espère qu’on y survivra… Tu… Je suis content que tu sois là avec moi pour l’affronter, tu sais ?
— Je te rends la pareille avec plaisir, Max… Tu as tellement fait pour moi, tu ne te rends pas compte, murmuré-je en me lovant contre lui. Je ne te lâche pas. Et si tu préfères discuter demain avec Florence, on embarque Casanova avec nous, juste au cas où elle voudrait le cuisiner, et on fuit dans la seconde.
— Non, allons affronter la cuisinière. Espérons que les lasagnes soient aussi bonnes que dans mon souvenir, ça sera au moins quelque chose de positif dans cette soirée. Tant pis pour le tête-à-tête que je t’avais promis.
Je glisse mes mains sous sa chemise et le serre dans mes bras avant de déposer un baiser sur ses lèvres, quand le chiot nous fait sursauter tous les deux en aboyant.
— Ah oui, je comprends mieux les papiers du divorce, maintenant.
Oups… Il n’aura même pas fallu attendre que les enfants rentrent pour que notre secret, qui n’en était plus un, soit éventé.
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