78. Le chagrin unit les femmes en peine

9 minutes de lecture

Miléna

Je profite du rendez-vous de Lili chez l’orthodontiste pour bosser sur mon article au sujet des camps de réfugiés. Je crois que je suis attirée par les sujets qui fâchent, il ne peut en être autrement. J’ai l’impression que je suis en train de préparer un papier pour mon journal, tellement je me suis penchée sur des recherches d’informations, des témoignages et mes propres notes. C’est tellement naturel, tellement agréable d’avoir dix pages internet ouvertes, des papiers griffonnés étalés sur le bureau et un clavier presque inaccessible. Il ne me manque que ma collègue de bureau, bruyante et qui balance des gros mots à chaque fin de phrase pour que j’aie l’impression d’être de retour au journal. Au lieu de ça, c’est le silence du château, seulement perturbé par la respiration apaisée de Casanova, à mes pieds, ou des feuilles qui fendent l’air lorsque je les attrape ou les repousse. C’est d’ailleurs presque trop silencieux, et j’ouvre une page web supplémentaire pour mettre la radio.

Retourner à Calais, voir tous ces gens ici illégalement, n’attendant que la possibilité de traverser la Manche, m’a rappelé combien j’avais eu de la chance de tomber sur le Père Yves, puis sur Maxime. Sans eux, je me demande bien où je serais. J’ai vu aux informations ce matin que trois migrants avaient été retrouvés morts après avoir tenté de passer en Angleterre, et ce sont des choses qui arrivent de façon récurrente. Alors, j’aurais peut-être rejoint Vahik, sans même savoir que c’était un enfoiré qui trompait sa femme et me trompait aussi. Femme à qui j’ai d’ailleurs fini par faire passer un message. Je ne dis rien clairement, je lui explique simplement grossièrement qui je suis et que j’aimerais pouvoir échanger avec elle à propos de son mari… Je patiente, au moins j’aurais fait la démarche. Ovsanna a dû lui transmettre mon identifiant sur Skype, et Maxime a même installé l’application sur son téléphone pour que je ne manque pas l’appel, si des fois elle se décide alors que nous ne sommes pas au château. On verra.

Voyant ma tasse encore une fois vide, je file me servir un nouveau café à la cuisine, en profitant pour me dégourdir les jambes.

— On est rentrés ! crie Lili depuis le couloir, me faisant sourire.

Je sors de la cuisine pour la rejoindre et m’arrête net en passant devant le salon, où je vois Maxime penché sur l’ordinateur. Merde…

— Tu fouilles ? lui demandé-je en approchant.

— Mais non, tu as tout laissé ouvert et je me suis demandé ce que tu faisais avec tous ces papiers, ces journaux, ces pages ouvertes sur Internet. C’est un blog que tu tiens, c’est ça ?

— Oui… C’est rien, juste… Une manière de garder un lien avec le journalisme, en fait. Mais bon, y a rien d’important là-dessus, pas la peine de perdre du temps à le lire.

Vu le nombre de choses que j’ai écrites à son propos, j’aimerais autant qu’il ne mette pas son nez dedans. En soi, je n’ai rien écrit de mal, mais je me dévoile beaucoup sur ce blog qui fait office de journal intime.

— Tu as fait un article sur la journée avec les réfugiés, on dirait ? Tu parles de quoi d’autre ? demande-t-il en lisant la page ouverte. Tu as beaucoup d’abonnés, non ?

— Je suis en train, oui, dis-je en m’asseyant sur ses genoux tout en vérifiant qu’il est bien sur le brouillon. Je n’ai pas énormément d’abonnés, mais je m’en fiche, au moins ça me garantit l’anonymat, et puis, c’est plus un journal intime, en fait. J’ai parlé vaguement de la recherche du trésor, de mon parcours entre l’Arménie et le château…

— Tu écris bien, même en Français, dis-donc. J’ai envie de connaître comment tu vas conclure ton article, on s’y croirait. Et… Tu crois que je pourrais lire le reste ou tu ne préfères pas ?

Je grimace et prends le temps de réfléchir à sa question sérieusement. Est-ce qu’il y a des choses qu’il ne devrait pas lire ? Je ne crois pas.

— Disons que c’est plutôt intime… Même si n’importe qui peut y avoir accès. Tu peux lire, je crois que je suis plus douée avec les mots quand j’écris que quand je parle, alors… Tu comprendras que quand je te remercie et que je te dis que je t’aime, ce sont des mots simples mais qui expriment beaucoup plus.

— Je serais ravi de découvrir ce que tu as écrit, si tu es sûre que ça ne te dérange pas. On voit que c’est vraiment ta vie, l’écriture, tu ne peux pas t’empêcher de le faire, hein ?

— C’est la seule chose qui me rattache à la vie que je me suis choisie, tu sais ? J’aimais déjà ça avant, mais j’avoue que je m’y suis accrochée pendant mon voyage et aussi une fois ici. Ça fait partie de moi, c’est tout, ris-je nerveusement. Même si je ne peux plus prétendre à rien, aujourd’hui, si ce n’est un petit blog anonyme. C’est toujours ça.

— C’est peut-être le début du renouveau de ta carrière, qui sait ? Quand tu auras fini ton article, tu pourras me l’envoyer ? Je me demande si je ne pourrais pas le faire publier quelque part…

— Quoi ? Non, pour quoi faire ? Il y en a plein, des articles à ce sujet, ça ne change rien aux conditions dans lesquelles se trouvent les réfugiés. Ça ne vaut pas la peine.

— Qui ne tente rien n’a rien, ma Chérie. J’ai envie d’essayer, mais bon, je te laisse voir si tu es d’accord ou pas.

— On verra ça, souris-je avant de l’embrasser.

Ça me touche qu’il veuille faire ça mais je ne sais pas si ça vaut le coup. Ce n’est rien qu’un petit article écrit par une Arménienne en français, sans prétention aucune. Ça ne mérite pas une publication, même si j’ai fait des recherches.

Nous sommes interrompus par la sonnerie de l’application qui se fait entendre à la fois sur le téléphone de Max et sur l’ordinateur.

— Max, c’est un contact inconnu… Peut-être que c’est elle, dis-je en me levant avant qu’il n’en fasse autant.

— Je te laisse répondre, alors. Tu veux que je reste près de toi ou tu préfères être seule ?

— Tu ne vas rien comprendre… Et puis, je ne sais pas si c’est une bonne idée qu’elle te voie aussi. Tu en penses quoi ? Parce qu’en soi, je ne dis jamais non à ta présence.

— Je vais m’installer ici, pas trop loin, comme ça, si tu as besoin, je serai là, ça te va ?

— Tu es beaucoup trop parfait pour moi.

Je pose un baiser sur ses lèvres et me réinstalle devant l’ordinateur. Je décroche rapidement, l’ayant déjà suffisamment fait attendre, mais ne démarre pas ma caméra tant qu’elle n’est pas apparue à l’écran. Une fois certaine qu’il s’agit bien de la veuve de mon fiancé, aussi bizarre soit le terme, j’active à mon tour la visio. C’est vraiment étrange de me retrouver face à cette femme qui partageait la vie de Vahik. Et le pire, c’est que derrière son bureau, je peux clairement apercevoir des photos encadrées, accrochées au mur, de leur mariage et des enfants.

— Bonjour, Séda, dis-je presque timidement. Je… Je suis Miléna. Merci de me contacter.

Je fais moins la maligne, maintenant que je l’ai presque en face de moi. Tous mes doutes réapparaissent. Est-ce que je fais bien ?

— Bonjour. Vous êtes bien Miléna ? La journaliste chez qui mon Vahik est décédé ?

— Oui, c’est bien moi, en effet… Comment allez-vous ?

— Je ne sais pas trop, en fait. Depuis qu’il est mort, vous savez, la vie n’est plus pareille… C’est étrange de vous parler, vous savez ? Vous devez être la dernière personne à l’avoir vu vivant.

Elle ne semble pas m’en vouloir, c’est fou, surtout que les derniers articles qu’Ovsanna m’a envoyés parlent clairement du lien entre la mafia et mon article et du fait qu’il serait mort à cause de ça.

— Eh bien… Je vous avoue que ça me fait bizarre aussi. Je vous présente mes condoléances. Je sais ce que c’est que de perdre quelqu’un qu’on aime…

Même si c’est glauque de se dire qu’on aimait la même personne.

— Et vous pensez qu’il vous aimait autant qu’il m’aimait ? me demande-t-elle subitement, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Je reste muette face à sa question. Je me perds dans mes pensées un petit moment, si bien que je suis surprise d’entendre à nouveau sa voix.

— Oh, ne soyez donc pas étonnée, reprend-elle. Je ne savais rien avant sa mort, mais depuis, j’ai compris. Les soirées d’absence, les réunions, tout ça. Quand il est mort, il était censé être en congrès à Moscou, il en était loin… Je suis veuve, pas stupide. Et vous saviez pour moi ou il a joué le même jeu avec vous qu’avec moi ? me demande-t-elle de sa voix douce et apaisée.

— Je ne savais rien, soupiré-je. Vous pensez bien que si j’étais au courant qu’il était marié et père, jamais je n’aurais… Enfin… Je vous présente mes excuses, même si je n’ai aucune idée de qui était l’amante ou l’officielle, au final. Si on s’appuie sur la famille, vous êtes clairement l’officielle, mais… Bref, je m’embrouille, ça n’a aucune importance, tout ça.

— Alors, c’est bien ce que je pensais. Ce petit salopard nous trompait toutes les deux. Mais pourquoi faisait-il ça ? La seule chose positive, c’est que vous pouvez me comprendre, vous. Je suis triste, ne vous méprenez pas. C’est quand même l’homme avec qui j’ai partagé plusieurs années de ma vie, mais je suis surtout en colère. Et j’aimerais tellement qu’il ne soit pas mort pour pouvoir le tuer moi-même. Ou au moins lui crier dessus, m’énerver sur lui, passer ma colère, mais même ça, il ne me l’aura pas permis. Vous avez été courageuse de vous opposer à la mafia… Je ne sais pas si j’aurais eu le même courage, de mon côté.

— Je n’ai aucun mérite, c’est mon métier. Ou ça l’était... Pour Vahik… Je ne comprends pas plus que vous. Il était assez secret, maintenant que j’ai le recul sur la situation, et je me sens stupide de ne pas avoir compris les choses. Mais, il avait ce côté tellement tendre et attachant… C’est incompréhensible, je n’arrive pas à cerner le pourquoi du comment.

— Vous n’avez pas d’enfant, vous au moins… Moi, je n’ai rien pu leur dire, mais… Un jour, ils découvriront la vérité, c’est sûr… Et pour quoi vont-ils me prendre ? Il n’y a qu’avec vous que je peux partager ce secret… Je… Je suis désolée, mais là, je vais devoir couper, ça me fait trop mal de vous parler… On pourra quand même se reparler ? Je ne sais pas pourquoi, mais j’en ai besoin, Miléna. S’il vous plaît...

— Oui, bien sûr… Je comprends. Merci de m’avoir contactée. J’espère… Enfin, je crois que ça ne changera rien pour vos enfants. Vous étiez mariée avec lui, pas au courant… Je ne suis que la maîtresse. Ils en voudront sans doute à leur père, mais ça n’aura pas d’impact sur l’amour qu’ils vous portent. Bref, prenez soin de vous, Séda, et n’hésitez pas à m’appeler si vous en avez envie. A bientôt.

La communication se coupe, brusquement, et je reste surprise même si elle m’avait prévenue. C’est vraiment une chose étrange que de se retrouver à discuter avec la femme de l’homme qu’on devait épouser. Et de partager ses sentiments de A à Z ou presque. Cette colère est aussi enfouie en moi, tout comme ce sentiment de trahison, cette peine… C’est un sacré mic-mac qui reste présent, même si on tente de l’enfouir et de l’oublier au quotidien.

Je me lève finalement et rejoins Maxime, installé sur le canapé, un livre à la main qu’il ne semble pas vraiment dévorer. Je me cale contre lui et niche mon nez dans son cou alors qu’il m’enserre de ses bras en silence. Rien de tel pour retrouver l’apaisement et la sérénité, même si je finis par lui raconter ma conversation avec Séda. Il est mon havre de paix, mon phare dans la tempête.

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0