Lieu commun n°26 : Tu parles trop.
J'avais les mots sur le bout de la langue et il aurait fallu que je les ravale.
J'avais pris soin, pourtant, d'écouter cette voix intérieure, qui ressasse et réitère, chevrotante et doucereuse, cette voix de vieux pneu, de barbelé rouillé, de borne d'incendie – cette voix, je ne sais d'où je la tiens mais je suppose sans grand risque de me tromper que j'y entends ma grand-mère, mon père et autres défunts philosophes autoproclamés. Et j'avais donc suivi ses conseils, mesuré chaque parole avant de l'énoncer, pesé la moindre syllabe pour ne heurter personne. J'avais suivi chaque idée jusqu'à sa fin logique, démêlé les nœuds blêmes de mes contradictions, bavassé jusqu'à plus soif dans le confort de ma caverne intérieure, celle où la lumière ne parvient qu'à travers un jeu inextricable de galeries étroites, d'interstices trompeurs, de crevasses et de bas-reliefs.
Pour en parvenir, hélas, à cette conclusion fatale : il fallait que je l'ouvre. Il fallait que ça sorte. Je ne pouvais retenir les mots dont je savais à présent qu'ils rebondiraient sur du vide, se casseraient contre un mur, s'effilocheraient dans le vent.
Et le bâillon est tombé.
Plus qu'un bâillon, un jugement en demi-teinte, une sentence qui ne s'engage pas, un sourire sans sourire et le clin d’œil de guingois. Nulle connivence dans ce smiley grandeur nature, nulle profondeur ni empathie. Juste un ta gueule déguisé en formule de politesse.
Et le bâillon s'est resserré.
(parce que ce bâillon, on ne te l'applique pas sur la bouche mais directement sur les dents, on te l'agrippe aux gencives et on te l'enroule sur la langue)
J'ai senti l'enclume de fonte se couler dans mon cerveau.
Insidieusement, le métal lourd se moule à l'intérieur de ma tête, prenant le pas sur le reste, autorisant toutefois un fonctionnement ad hoc, on ne touche pas aux circuits internes, le corps avance et ne meurt pas, seule la parole s'interrompt, se roule en boule, se tait, expire. En silence. Le plus froid des silences.
Et le bâillon s'est installé. Durablement. Comme une greffe étanche.
Et j'ai tenté de le mordre.
J'ai essayé de mâcher mais je ne sentais plus mes molaires. Plus de mots, plus de langage, réflexion interdite, pensée zéro.
J'aurais voulu que tu te défendes autrement qu'en me ravalant au rang de caisse automatique, de boîte vocale ou de message téléphonique. J'aurais souhaité t'entendre m'écouter puis t'écouter m'entendre avant d'essuyer ce crochet du gauche ou ce revers du droit.
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