Lieu commun n°31 : Moi, je ne me prends plus la tête.
Grand bien te fasse, mon ami.
Grand bien te fasse.
Moi, j'y ai pris goût il y a des lustres et je dois dire que j'éprouve un plaisir renouvelé à chaque fois que les circonstances m'obligent à glisser mon cerveau dans cette boîte noire remplie de pièges, de trappes et de chausse-trappes, de fenêtres murées au parpaing, de trous rouverts au petit bonheur la chance, d'ornières creusées d'elles-mêmes, d'imprévus crachés à la gueule des torrents de boue, de glaise, de sable moulé à l'aune de tes idées reçues, et qu'il me faut en tirer un mot, un texte, une sombre décision, une idée applicable ou le nid d'un idéal que j'aimerais exploiter, voir s'épanouir, jouir comme un volcan pendant que tu restes occupé à cesser toute activité cérébrale digne de ce nom. Ces circonstances, crois-moi, vieille outre, je les appelle de mes vœux, je leur cours après, je les talonne, je les encercle en les narguant de mes chants fredonnés et de mes grimaces travaillées à l'avance devant un miroir brisé, et je les fustige jusqu'à ce qu'elles se tournent vers moi, enfin agacées, l’œil frétillant d'une rage accablée, prêtes à me sauter sur le râble et à me faire crouler sous une avalanche de noms d'oiseaux imaginaires.
Et de me hurler, l'haleine puissante et fraîche comme une foret de menthe :
« Réfléchis ! Pense ! Pèse le pour, le contre, et tout ce que tu peux situer entre l'un et l'autre ! Caresse le chat dans le mauvais sens du poil ! Frotte-toi contre le crépi des idées d'un autre, d'une autre, de TOUS les autres ! Pousse la gamberge jusqu'à cette délicieuse douleur qui te rend humain, plus qu'humain parce qu'unique face à la masse de ceux qui s'y refusent ! Regarde tes mains, ces deux paquets de doigts, considère-les comme de bienveillantes ventouses, colle-les toi des deux côtés de la tête et harnache-toi la tronche ! Ton esprit veut qu'on lui ventile les boyaux, qu'on lui électrise les circuits, qu'on lui dépoussière les six cent soixante-six couloirs et les kilomètres d'étagères chargées d'archives dont tu sembles déplorer l'état de décomposition avancée sans pour autant oser empoigner une balayette ou un plumeau ! Contemple, analyse, déduis, n'hésite pas à te tromper, à revendiquer tes erreurs et à t'asseoir dessus afin de plonger encore plus loin dans la caverne ! »
Quel désespoir lorsque je t'entends vanter les mérites du raccourci, les vertus du néant susceptible de happer ton attention, de saper tes cellules grises, d'éventrer tes conjectures ! Quelle tristesse lorsque je te vois appliquer à la lettre ton dogme de chantre mou, de faible d'esprit, de mauvais sujet apathique !
Je me vois contraint ici d'étaler toute ma haine à ton égard. Je crois que tu la mérites. Je crois que beaucoup le pensent et me soutiennent, et ceux-là, tu les admires. Nos héros culturels, ceux qui se trompent souvent et apprennent des chutes issues de leurs cavalcades. Ils ne se lassent jamais de réfléchir et tu les regardes sans jamais vraiment les voir, tu les écoutes sans jamais les entendre, la bouche pleine de sucré-salé, d'édulcorants industriels, la goutte de soda incrustée dans le pli des lèvres, et tes pupilles bougent toutes seules dans la blancheur aveuglante de tes yeux fixes. Bientôt tu changeras de chaîne, de jeu, de fréquence, tu reposeras cette page et tu auras oublié ce que je voulais dire.
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