Chapitre 4 : La vie chez les Li
La lumière tendre de l’aube glissait sur les collines du Zhejiang, où les théiers s'étiraient en terrasses ondulantes à perte de vue. La rosée, perlée sur les feuilles luisantes, captait les premiers éclats du soleil, qui se frayait doucement un chemin à travers l’horizon encore voilé de brume. Un voile éthéré s’élevait des vallées, baignant le paysage dans une paix presque sacrée, comme un secret que seules les montagnes connaissaient. Pour les familles nichées dans ces hauteurs, ce moment était une constante. Le monde pouvait tourner et s’agiter au loin, mais ici, parmi les théiers, le temps ne faisait que glisser doucement, indifférent aux tourments extérieurs.
Li Wei, déjà éveillé bien avant que l’aube ne teinte le ciel, s'affairait dans la petite cuisine de leur demeure ancestrale. Les murs de cette maison, construite par les mains robustes de ses aïeux, semblaient imprégnés d'une force silencieuse, celle des générations qui avaient façonné ce lieu de leurs mains calleuses et de leur détermination inébranlable. Chaque recoin, chaque objet racontait une histoire — des récits de travail acharné, de survie et de persévérance, conservés dans le bois patiné et les ustensiles usés par le temps.
Mei, désormais adulte, se fondait naturellement dans cet héritage. Ses mouvements dans les champs, aussi précis que ceux de son père, révélaient l’intimité qu'elle entretenait avec cette terre, témoin de sa jeunesse et de ses rêves. Elle portait en elle la sagesse silencieuse de ses ancêtres, mais aussi une énergie vibrante, prête à renouveler ce monde ancien avec la force de sa jeunesse. En elle, Wei voyait la promesse d'une continuité, une lignée qui, bien que nourrie par les racines profondes du passé, aspirait à se déployer vers un avenir encore à écrire.
Mei reposait encore dans sa petite chambre à l’arrière de la maison, emmitouflée dans la quiétude du matin. Wei, occupé dans la cuisine, esquissa un sourire en songeant à elle. Pour lui, Mei incarnait tout à la fois leur héritage et leur espoir pour l’avenir. Ses mains agiles, son esprit calme et ancré dans la terre les reliaient intimement à cette colline, cette même terre qui avait nourri des générations avant eux. Ici, au creux de ces montagnes, Mei avait grandi, épanouie dans une harmonie subtile entre le poids de la tradition et l'appel parfois envoûtant du monde extérieur. Elle appartenait à cette génération à la croisée des chemins, celle qui, bien qu'enracinée dans l’histoire, sentait les vents du changement souffler depuis les villes qui grondaient plus loin.
Dehors, Li Hua s'activait déjà parmi les rangées de théiers, scrutant chaque plant avec l'œil expert acquis au fil des décennies. Son large chapeau de paille couvrait en partie ses cheveux, désormais gris sous le poids des ans, mais ses mains, malgré les marques du temps, continuaient à manipuler la terre avec une maîtrise inchangée. En observant Mei, elle voyait de plus en plus en elle un miroir de sa propre jeunesse, une force intérieure façonnée par les saisons passées à cultiver ce sol. Mei avait hérité de cette endurance silencieuse, cette relation viscérale avec la terre, qui, Hua le savait, perdurerait bien au-delà d'elles.
Mei apparut enfin dans l'encadrement de la porte, ses cheveux encore ébouriffés par la nuit, ses paupières lourdes trahissant un sommeil à peine quitté. Elle se dirigea vers la cuisine, où son père était assis, calmement penché sur une tasse de thé dont la vapeur s’élevait en volutes paresseuses. La lumière dorée du matin inondait la pièce, caressant les murs de bois vieillis et les meubles patinés par les années. Chaque rayon semblait accentuer le passage du temps, révélant la profondeur des souvenirs nichés dans chaque recoin de cette maison où passé et présent se mêlaient avec douceur.
« Bonjour, papa, » murmura Mei en s’étirant, puis elle s’installa doucement à ses côtés.
Wei leva les yeux de sa tasse, une lueur de tendresse dans son regard. « Tu as toujours autant de mal à quitter ton lit, hein ? » dit-il, un sourire discret étirant ses lèvres, sa voix empreinte d’une douce taquinerie. Il observait sa fille avec cette affection silencieuse qu’il avait perfectionnée au fil des ans. Derrière ce sourire, une pensée qu’il gardait pour lui s’attardait souvent : Mei, avec l’âge, semblait s’accoutumer à la lenteur sereine de leurs matins. Pourtant, il ne pouvait ignorer la possibilité que, comme tant d’autres jeunes du village, l’appel du vaste monde finisse par la séduire. Mais il se gardait bien de partager cette inquiétude, préférant savourer ces instants simples encore protégés des tourments de l’avenir.
Mei haussa les épaules, un sourire malicieux illuminant son visage. « Il faut bien que je sois en forme pour tout ce travail, non ? » lança-t-elle avec légèreté. Dans ses yeux brillait cet éclat espiègle qu’elle avait toujours eu enfant, mais Wei y distinguait désormais une profondeur nouvelle, une conscience grandissante du monde au-delà des collines. La maturité s’insinuait doucement en elle, teintant ses réflexions d'une sagesse naissante, même si elle savait encore dissimuler ses préoccupations derrière l'insouciance de la jeunesse.
Leurs rires s’envolèrent dans la petite cuisine, éclats doux et fragiles comme une bulle de répit dans la continuité de leur quotidien. Mei porta la tasse à ses lèvres, savourant la chaleur apaisante du thé qui effaçait les dernières traces de sommeil, les laissant se dissoudre dans l’ambiance tranquille de ce matin partager.
La journée glissa doucement dans le rythme familier des tâches quotidiennes. Mei et Hua, leurs paniers d'osier suspendus à leurs dos, s'enfoncèrent dans les rangées de théiers. Le sol, encore imprégné de la rosée du matin, diffusait l’arôme terreux et vif de la terre fraîchement nourrie. Dans le silence serein des collines, mère et fille travaillaient de concert, leurs mouvements calmes et précis révélant la maîtrise acquise au fil des années. Chaque feuille de thé qu'elles détachaient délicatement des arbustes marquait non seulement le fruit d'un travail minutieux, mais aussi la continuité d'une tradition ancienne. Ce lien intime avec la terre, tissé à travers les générations, se perpétuait dans leurs gestes, aussi naturels et essentiels que le souffle du vent dans les collines.
À midi, le soleil s'élevait haut dans le ciel, ses rayons plus ardents désormais, mais une brise légère persistait, caressant doucement les collines et adoucissant la chaleur du jour. Mei et Li Hua, leurs paniers maintenant pleins, regagnèrent la maison, les pieds foulant le sol encore imprégné de la fraîcheur matinale. À l’intérieur, Li Wei avait déjà disposé un repas modeste mais réconfortant sur la grande table en bois : des légumes du jardin, du riz cuit à la perfection, et du poisson grillé aux arômes délicats. Tous trois s’installèrent en silence, leurs gestes empreints de cette familiarité réconfortante qu’apporte la routine. Leurs paroles étaient rares, mais ce silence n’était pas vide ; il était habité par une sérénité partagée, par la satisfaction de ce quotidien, rythmé par la nature et les saisons, où chaque geste trouvait son sens. Au milieu de cette simplicité se révélait la beauté profonde de leur vie, un équilibre fragile mais précieux entre l'effort et la quiétude, entre la terre et la table.
« Cette année sera bonne, je le sens, » déclara Hua avec un sourire serein, ses yeux pétillants d’un optimisme nourri par des années de labeur dans ces montagnes. La douceur de sa voix se mêlait à la chaleur du repas, comme une promesse silencieuse que le cycle de la vie ici, dans les collines, suivrait son cours paisible.
Wei acquiesça d’un léger mouvement de tête, mais son regard trahissait une prudence ancrée dans l'expérience. Mei, attentive, discerna dans ce subtil froncement de sourcils la trace d’une vigilance constante. Elle avait grandi en observant ces non-dits, apprenant à lire dans les silences de son père ce que les mots ne disaient pas. Lui aussi espérait, mais son cœur restait alerte, conscient des caprices imprévisibles de la terre. Ici, la générosité de la nature se mesurait toujours à sa capacité à reprendre, souvent sans avertissement.
Après le repas, Mei retourna seule dans les champs, laissant derrière elle le murmure des conversations familiales. Le soleil, désormais haut dans le ciel, pesait lourdement sur la terre, alourdissant l’air d’une chaleur oppressante. Pourtant, Mei savourait ces moments de solitude au milieu des théiers. Le vent léger caressait les feuilles avec douceur, comme une promesse de répit, apportant dans son sillage une fraîcheur apaisante. Elle se mouvait avec grâce parmi les rangées, se laissant bercer par la quiétude des lieux. Parfois, ses pensées vagabondaient, explorant des chemins encore inexplorés, des possibles qui l’attendaient au-delà de ces collines. Pourtant, chaque fois, son cœur revenait à cette terre, ce refuge où elle trouvait encore une paix profonde, enracinée dans la tradition.
Lorsque le crépuscule enveloppa enfin la vallée, la famille se réunit à nouveau pour un dîner léger. Autour de la table, les rires de Mei et de Li Hua emplirent la petite maison d’une chaleur réconfortante, leur complicité illuminant l’instant. Li Wei, assis en retrait, les observait en silence, son regard empreint d’une tendresse sereine. Ces moments partagés, si simples et pourtant si précieux, constituaient pour lui des trésors inestimables. Il voyait en Mei la continuité de leur lignée, un pont entre le passé et l’avenir. Mais il sentait aussi en elle une énergie intérieure, une force en veille, prête à s’envoler vers des horizons inconnus, au-delà des collines familières.
Mei trouvait un profond réconfort dans cette existence simple et familière. Les Li, sa famille, étaient son pilier, sa raison d’être. Ce soir-là, tandis que la nuit enveloppait les collines et que la brume glissait à nouveau sur la vallée, elle s’endormit avec une paix sereine, son cœur débordant de reconnaissance pour cette vie qu’elle chérissait tant. Elle ne savait pas encore que cette tranquillité, qu'elle croyait éternelle, pourrait un jour vaciller. Mais en cet instant, elle s'abandonnait à l’illusion d'une stabilité inébranlable, où les collines du Zhejiang restaient son refuge, son sanctuaire immuable.
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