Tunnels

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Éclairant ses pas avec une lanterne sourde, Gustav marchait lentement de sa démarche chaloupée, faisant remuer les longues basques de sa redingote chaque fois qu'il faisait un grand pas pour éviter les flaques d'humidité et les stalagmites qui jonchaient le sol. Il était suivi par un jeune homme aux cheveux argentés, portant une chemise blanche délavée et un plastron de cuir. Il portait à bout de bras une lourde caisse dont le poids le faisait grimacer sous l'effort.
- "Dites, on pourrait pas marcher plus vite ?" Demanda le jeune homme. "Si on rate le train, on sera dans de beaux draps. Sans compter que devoir porter ça en suivant le rythme de vos pas, c'est assez… peinant si vous voulez bien me passer l'expression."
Le vieil homme darda sur lui un regard furibond, puis il sortit de sa poche une montre à gousset dont la chaîne métallique émettait des reflets inquiétants dans l'obscurité du tunnel.
- "Pas d'inquiétude à avoir Marius. Nous avons encore trois minutes et vingt six secondes pour attraper le train. Et si on le rate, il faudra attendre une heure et quarante cinq minutes pour attraper le train suivant. Au pire on ira à pied, ça te fera des jambes."
Marius grimaça sans oser faire une autre remarque. Il lui avait déjà fallu réunir une bonne dose de courage pour lancer un commentaire désobligeant, il lui en faudrait encore réunir beaucoup pour faire un commentaire cynique.
Le tunnel les encerclait de part et d'autres, structure chaotique forée dans la roche près d'un demi siècle plus tôt, et depuis, l'espace y était rongé par le calcaire qui s'écoulait avec l'eau. Gustav abhorrait cette humidité, et il espérait retrouver au plus vite l'air sec de son chez-soi. Régulièrement, le tunnel se tordait et se scindait, on pouvait voir gravées dans la roche des indications de directions dont beaucoup étaient fallacieuses, disposées là par les pirates pour attirer leurs proies dans des guet apens. Gustav connaissait la route comme sa poche. Il eut aimé se vanter de pouvoir se retrouver même dans l'obscurité, mais la compagnie avec qui il était lui interdisait de se lancer dans un défi idiot. Il prenait sans y réfléchir le chemin menant aux rails, et le tambourinement du métal se répercutant en écho dans les boyaux souterrains leur annonça bientôt qu'ils étaient près du but.
Ils débouchèrent en travers d'un tunnel plus large, plus haut, mais aussi plus sombre. Alors qu'avant le plafond était si bas que les stalactites s'accrochaient à leurs cheveux, ici la hauteur dépassait la dizaine de mètres. Tous les cents mètres environ était accrochée une petite ampoule électrique alimentée par une turbine actionnée au mouvement des rails. Ces lampes ne s'allumaient donc qu'à l'approche du train et éclairaient la voie d'une lumière chiche, à peine suffisante pour distinguer les ombres des ténèbres qui les entourent.
Dans ces espaces caverneux, le moindre son prenait une ampleur inimaginable par les échos assourdissants qui l'accompagnaient. Le train approchait en faisant trembler les rails métalliques, annonçant son arrivée à des lieues à la ronde.
- "Voilà !" Dit Gustav. "Nous arrivons juste à temps. Mais ne crions pas victoire trop tôt. Quand le train passera, tu jèteras le paquet dedans avant de monter. Assure-toi de bien le lancer, ce paquet est le plus important.
- Jawohl !" Fit Marius en se positionnant près des rails.
Gustav fut secoué d'un frisson, sans savoir pourquoi. Comme si un pressentiment lui annonçait qu'ils ne parviendraient pas à monter dans le train.
Par mesure de sécurité, le train ne s'arrêtait pas en cours de route. La machine ne cessait d'avancer qu'en arrivant à la ville car dans les tunnels, le risque était trop grand. Pour embarquer, il leur fallait chaque fois sauter dans les compartiments à passagers. Se manquer pouvait être dangereux; non pas à cause du risque de passer sous le train, des filets leur évitaient de tomber sur les rails; le danger venait de ce qui rôdait autour du train.
Le sifflement strident de la locomotive se fit entendre. Au bout du tunnel apparut la masse gargantuesque de métal en mouvement. Un train blindé hérissé de canons et de mitrailleuses, bardé d'acier et de plaques de tôles collées et soudées les unes aux autres pour assurer une défense optimale. Les parois de métal ciselées dans des formes agressives semblaient défier quiconque de l'affronter. À l'avant, un dantesque chasse-bétail en acier ouvrait la voie en déblayant de la route tout ce qui pourrait bloquer les rails. Pour des cœurs inexpérimentés, cette machine furieuse filant à toute allure en soufflant une fumée noire par ses nasaux hideux eut semblé une horreur à glacer le sang, mais pour ces deux hommes, le métal en mouvement et la chaleur des moteurs était un signe rassurant et revigorant. L'air brûlant et impur réchauffait leurs poumons usés par les longues marches dans des tunnels humides. En sifflant trois fois, le conducteur du train signifia qu'il les avait vus. Une porte s'ouvrit quand le train passa devant eux. Aussitôt, Marius, qui s'était tenu prêt, leur envoya la caisse qu'il portait, laquelle fut rattrapée par un agent du train. Puis Marius voulut sauter à la porte suivante, mais il arrêta son mouvement en voyant qu'elle était fermée. Une sirène s'éleva depuis les hauteurs du train et des soldats en uniformes pourpres se bousculèrent aux postes de mitrailleuses. Un tir de sommation fut envoyé dans les ténèbres d'un tunnel. Ni Gustav ni Marius ne virent ni ne comprirent ce qu'il se passait. Le train fila à toute allure et disparut au loin tandis que dans plusieurs boyaux autour d'eux résonnaient des grognements inquiétants.
- "Scheisse !" Grogna Gustav. "Des rôdeurs."
Marius porta ses mains à sa bouche, sous le coup d'un affolement subit.
- "Oh non… pas ça ! Pas maintenant !"
Gustav resta silencieux un temps, le regard grave. Il tendit l'oreille pour essayer de déceler la direction d'où allaient venir les ennemis. Ils poussaient des hululements étranges dans les dédales, leurs échos épars faisant croire qu'ils venaient de partout à la fois, mais Gustav savait qu'ils ne faisaient ça que pour ruser, et qu'ils viendraient toujours groupés, car c'était là leur seule force: le nombre.
- "Combien de cartouches tu as sur toi ?" Demanda-t-il à Marius.
Aussitôt le jeune homme se crispa, piqué à vif comme un chat qu'on énerve.
- "Je te préviens tout de suite, je n'ai pas l'intention de gaspiller toutes mes munitions ici. C'est toute une fortune.
- Combien ?"
Marius baissa les yeux en répondant:
- "Je dois avoir environ une quarantaine de cartouches sur moi. Pas de pistolet.
- Bon. J'ai pas de cartouches, mais j'ai un pistolet. À nous deux on peut aller loin."
Gustav sortit d'une poche intérieure de sa redingote un long pistolet de bois verni décoré de gravures représentant un marteau et un compas.
- "Regarde les rails, préviens moi si tu vois quelque chose bouger. Avec un peu de chance ils ne nous ont pas abandonnés sans nous laisser une chance de les rejoindre."
Il chargea le pistolet de poudre sans mettre de cartouche dedans. Puis il pointa son arme vers l'entrée d'un tunnel. Il lui semblait percevoir jusque dans la roche les vibrations des pas des rôdeurs.
- "Là !" Lui cria Marius. "Je vois quelque chose qui approche. C'est… c'est… c'est une locomotive manuelle."
Au même moment, un rôdeur pointait son visage hideux par le tunnel. Il s'était tu et s'apprêtait a se jeter sur eux, lorsque Gustav tira. Le coup de feu et son écho furent assourdissants, et les flammes qui jaillirent du canon de l'arme illuminèrent la grotte comme un éclair. Sous le choc, les rôdeurs se reculèrent précipitamment. Effrayés à l'idée d'affronter un adversaire possédant une arme à feu, et qui plus est ayant repéré par où ils arrivaient.
Marius sauta dans le filet et se fit glisser jusqu'aux rails, aussitôt suivi par Gustav. Le temps que les rôdeurs s'aperçoivent qu'aucun d'entre eux n'avait été blessé par le tir factice, les deux hommes étaient déjà montés sur la petite locomotive manuelle.
C'était un engin primitif, simplement actionné par un petit moteur à turbine permettant de se tracter en avant; celui ci nécessitait d'être actionné par une manivelle. Des sièges permettaient de s'asseoir tout en actionnant le levier, et des protections en métal s'élevaient jusqu'au niveau des appuis tête. Tandis que Marius prenait place à l'arrière et commençait déjà à actionner la manivelle, Gustav posa sa lanterne et prit place à l'avant pour faire face aux poursuivants. Déjà les rôdeurs se jetaient sur les rails, la perspective de faire main basse sur des armes à feu et des munitions les galvanisant au delà de toute limite. Ils se mirent vite à courir comme des fauves derrière leur proie qui s'avançait à peine plus vite qu'à la vitesse d'un homme normal.
- "On les aura à l'usure." dit Gustav pour rassurer Marius comme celui ci voyait avec horreur les rôdeurs, brandissant machettes et coutelas, rattraper leur retard en courant tels des déments. "Maintenant, passes-moi une cartouche !"
Cette fois, Marius ne se fit pas prier. Tout en continuant d'actionner la manivelle, il glissa une main dans son plastron et en sortit une bille de plomb dont le vieil homme s'empara. Se mettant debout sur son siège, il chargea minutieusement son pistolet. Les rôdeurs, certains courant à quatre pattes pour aller plus vite, les talonnaient. L'un d'entre eux bondit et agrippa le rebord du véhicule avant de commencer à hisser sa grosse tête barrée d'un sourire ignoble.
Gustav ajusta son tir, retint sa respiration, et fit feu. Une fois encore, le bruit à lui seul froissa l'air avec violence, et le corps du rôdeur vint rouler sur les rails en faisant trébucher ses compagnons qui n'eurent pas un regard pour lui avant de se relever et de poursuivre leur course. Ils se rapprochaient encore plus en poussant des hurlements inhumains.
- "Passes-moi une autre cartouche !" Ordonna Gustav.
Marius lui en passa une autre, sans se détourner de sa tâche, priant pour que la locomotive puisse distancer ces affreux rôdeurs.
Gustav chargea lentement son arme, puis il visa un long moment. Il avait plus de doute pour ce qui était de tirer sur ceux qui n'étaient pas encore accrochés à la locomotive. Les mouvements de l'engin lui faisaient croire que tout bougeait dans tous les sens. Il plia un genou pour se stabiliser, ferma les yeux une seconde pour faire abstraction de tout le reste, les rouvrît, visa derechef, pressa la détente, et en abattit un autre, la balle foudroyante lui déchirant la gorge alors qu'il s'apprêtait à bondir. Les autres rôdeurs ralentirent légèrement, leurs regards attirés par les mouvements du corps à demi inerte qui dégringolait et se perdait dans le chaos des rails. Gustav reprit de la confiance. Il demanda une autre cartouche. Marius la lui passa avec un peu plus d'hésitation. Tout cela allait lui revenir cher.
Gustav chargea soigneusement son arme, s'assurant bien de ne pas faire d'erreur. La moindre fausse manipulation pouvait leur être fatale à tous les deux. Ceci fait, il visa, débordant de confiance, se sentant fier et presque invincible. Les rôdeurs pâlirent en le voyant lever son arme. Il voulut tirer, mais il eut une fraction de seconde d'hésitation. Son bras se baissa et son tir manqua sa cible de très loin, la cartouche venant ricocher sur le rebord de la locomotive avec un bruit très désagréable. Marius sursauta et faillit tomber à la renverse quand il vit que le tir était passé à un demi mètre de sa tête. Gustav jura, tandis que les rôdeurs reprenaient confiance, des sourires victorieux se dessinant déjà sur leurs visages. Gustav réclama une cartouche de plus. Marius le fusilla du regard.
- "À ce train là on va utiliser toutes mes cartouches. À quoi ça nous servira ? Vous feriez mieux de m'aider à actionner ce levier, on ira peut-être plus vite.
- Mon petit, il y a des situations où il est nécessaire d'utiliser toutes les cartouches qu'on peut pour sauver sa propre vie, qui vaut bien plus que toutes ces conneries. Ce que nous vivons actuellement c'est précisément ce genre de situation, crois en mon expérience. Après tout, tes cartouches seront mieux dans le bide de ces raclures que dans leurs poches, tu ne crois pas ?"
Marius grogna mais lui donna de nouveau une cartouche. Gustav chargea son pistolet et visa sans plus se déconcentrer. Avec calme et méthode, il tira et abattit un rôdeur qui s'écroula sur ses propres camarades, ralentissant momentanément leur course. Mais un autre rôdeur s'agrippa à la locomotive et tenta de saisir Marius par ses cheveux. Le jeune homme, en sentant une main s'approcher, plongea une main dans son plastron et en sortit un opinel qu'il enfonça dans le poignet de son assaillant. D'un grand geste, Gustav asséna un coup de crosse sur le crâne du rôdeur qui tomba et fut piétiné par ses camarades.
- "Munition !" Cria Gustav. Marius lui en confia une en vitesse et reprit son travail sur la manivelle avec encore bien plus de zèle qu'auparavant.
Gustav chargea son arme en se pressant, puis une fois ceci fait, il eut un doute. S'il avait trop expédié la chose, il pouvait avoir fait une erreur. Alors, le coup ne partirait pas, voire pire, l'arme pouvait éclater entre ses mains. Il décida de ne pas y penser. Il tira. Un rôdeur fut atteint à la jambe. Il fit encore trois pas puis, avec un long hurlement il s'effondra sur la piste en maugréant en beuglant des insultes incompréhensibles. Les autres rôdeurs ralentirent doucement l'allure.
- "Encore une cartouche !" Commanda Gustav. Marius risqua un regard en arrière, puis se résigna à lui céder une autre de ses précieuses munitions.
- "J'espère que ce sera la dernière." Lui confia Gustav.
Il chargea son arme, visa, puis baissa le pistolet, préférant attendre le bon moment. Les rôdeurs, qui semblaient perdre en énergie, se lancèrent d'un coup dans un véritable sprint. Trois d'entre eux parvinrent jusqu'à la locomotive, mais le coup de feu partit, et le choc les stoppa aussitôt. L'air trembla sous l'écho de l'arme, et un rôdeur s'effondra d'un coup. Les autres s'étaient arrêtés net sur le coup, comme si leur sang c'était glacé. En voyant l'avance qu'avait prise la locomotive pendant ce laps de temps, ils se résignèrent à arrêter la course ici. De désespoir devant cet assaut qui n'avait rien apporté, ils poussèrent de longs meuglement qui se répercutèrent en écho dans les tunnels. Cependant, la locomotive s'éloignait en sécurité.
Marius était si soulagé qu'il ne se rappela pas qu'il s'était promis de réclamer remboursement pour les six cartouches utilisées. Gustav se sentait fier d'avoir démontré sa bravoure devant le jeune homme, mais il se sentait fatigué. Si fatigué.
Les hurlements firent place au seul bruit de la locomotive crissant contre des rails prévus pour une machine démesurément plus grande. Ils franchirent ainsi lentement les quelques kilomètres qui les séparaient de leur destination. Ils s'autorisèrent quelques pauses de quelques minutes chacune, l'énergie emmagasinée dans les turbines leur permettant alors de continuer à avancer dans ce court laps de temps. Puis enfin ils arrivèrent à la station. Leurs yeux éblouis par le soulagement, ils virent se dessiner les massives portes de fer peintes en rouges marquées du symbole doré du marteau et du compas. Les gardes en les voyant s'écrièrent :
- "Ils sont là ! Ils ont survécu et ils nous ramènent même la locomotive.
- Pas de doute. C'est bien Gustav et Marius. Aucun rôdeur ne saurait se faire passer pour l'un d'eux."
On leur ouvrit les portes et ils entrèrent sans peine.

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