3 - Calmez-vous les allumeuses...
Le lendemain matin, quand Julia se réveille, le soleil est déjà haut dans le ciel.
- Merde, à cette heure-ci, Victor doit être proche de la plage ! se dit-elle.
Elle se lève, courbaturée, dû à la course poursuite nocturne passée, la robe déchirée et pleine de terre. Ses beaux cheveux sont détachés et décoiffés, ses mains sales et ses pieds douloureux sont parsemés d’ampoules causées par des chaussures aussi inappropriées que la robe. Elle tente tout de même de marcher le plus vite possible, pieds nus, après avoir arraché une partie de sa robe pour être plus à l’aise. C’est donc avec une apparence bien peu flatteuse qu’elle se remet à la recherche de son frère. Ne sachant pas où elle se trouve et désormais sans cheval, elle erre en essayant de s’orienter vers la plage avant qu’il ne soit trop tard.
Après une bonne demi-heure, Julia ne peut plus avancer. Elle a faim et son corps tout entier la fait souffrir. C’est en pleurs qu’elle tombe à genoux sur un chemin bien tracé et espère croiser quelqu’un qui pourra l’aider.
Quelques minutes passent et par chance un groupe d’individus approche à cheval.
- Hey ! Hey, s’il vous plaît, aidez-moi ! hurle la princesse en utilisant le si peu de forces qui lui reste.
- Nous n’avons pas le temps de nous occuper d’une gueuse ! répond le chef de la bande.
Il descend de son cheval, caresse la joue de Julia et ajoute d’un air bien lourd : - A moins que nous trouvions un arrangement ? Mon aide contre une gâterie !
Les hommes éclatent de rire.
- C’est vrai que nous ne rencontrons pas beaucoup de jolies jeunes femmes ces temps-ci ! Surtout, seules dans les bois ! ajoute l’un d'eux.
Epuisée et sans défense, la princesse est vite entourée de ce qui semble être des bandits. Alors qu’un lui sent les cheveux, un autre, à la dentition pourrie, lui embrasse la joue. Elle tente de se débattre mais ils l’encerclent.
- Je suis la princesse ! Lâchez-moi, je vous l’ordonne ! s’écrie-t-elle dans un dernier élan d’espoir.
- La princesse ? Et moi je suis le roi ! se moque le chef.
- Vous ne croyez pas si bien dire. Le roi Gustave est mort. Il y a donc une place à prendre, réplique-t-elle.
- Mort ? demande-t-il d’un air subitement sérieux.
- J’ai tué mon père. Et s’il le faut, je vous tuerai un par un de mes propres mains, affirme Julia en fixant droit dans les yeux chacun des bandits.
- Bouh ! Nous avons tous peur de la demoiselle ! s’exclame un des bandits en grimaçant.
Ils plaquent la jeune femme à terre afin de profiter d’elle. Julia hurle, mais qui pourrait bien l’aider au fin fond de ces bois. Un homme place sa main sale sur la bouche de la princesse pour la faire taire, d’autres lui immobilisent les bras pendant que le chef s’apprête à prendre du plaisir.
- Pourquoi ? Pourquoi notre famille ? Victor est probablement déjà mort et c’est bientôt mon tour. Une fois qu’ils auront profité de moi, ils voudront sûrement se débarrasser de moi pour éviter les ennuis, pense Julia, le visage rouge à force de se débattre, les yeux inondés de larmes.
Brusquement, sortie de nulle part, une lame de couteau vient se loger au niveau de la gorge du chef.
- Laissez-là tranquille ou je vous saigne un par un ! s’interpose une femme visiblement du même âge que Julia.
- Mais Oriana… répond le chef.
- Il n’y a pas de mais. Nous sommes des bandits. Notre seul crime est de dérober, voler, piller. Nous ne sommes ni des violeurs ni des assassins. Alors enlevez tout de suite vos mains de gros porcs de la princesse. Suis-je bien claire ?
Les hommes grognent mais s’exécutent immédiatement. Oriana aide Julia à se relever et vérifie si elle n’est pas blessée.
- Continuez sans moi, je vous rattraperai ! s’écrie la hors-la-loi.
Le groupe reprend sa route et s’éloigne petit à petit laissant les deux jeunes femmes seules.
- Enfin, qu’est-ce que tu fais seule par ici ? C’est du suicide !
- Je suis à la recherche de mon frère ! Il est en danger ! Mais…euh… Merci beaucoup de m’avoir libérée des griffes de ces sauvages ! répond Julia encore sous le choc et très émue.
- Décidément, c’est de famille chez vous de se mettre en danger ! rigole Oriana. Si je te laisse partir seule, non seulement ton frère va mourir mais toi aussi. J’aurais mauvaise conscience de t’abandonner ici. Je vais t’aider.
La voleuse lui donne de l’eau pour se nettoyer un minimum puis des vêtements propres, sa robe n’étant plus que des lambeaux de tissu. Elle tente également de soigner avec les moyens du bord les pieds de la princesse. Par la suite, Julia lui explique ses péripéties et sa détermination à sauver son frère d’un éventuel suicide.
- Il doit être environ deux heures de l’après-midi. Depuis hier, ton frère est sûrement déjà arrivé à la plage des voleuses d’âmes. Par chance, ces garces ne chassent qu’à partir du moment où le jour et la nuit ne font qu’un, lorsque le soleil se couche. A cette période, vers vingt et une heures je dirais. Ce qui nous laisse le temps de s’acheminer jusque là-bas et de trouver ton frère avant qu’il ne fasse une connerie.
- Merci beaucoup Oriana, répond Julia en la prenant dans ses bras.
- D’accord ! Les câlins, ce sera pour plus tard, ma jolie ! Ne perdons pas de temps. En route !
Les deux acolytes montent sur le cheval de la voleuse puis l’animal s’en va au galop. Après quelques heures, les arbres et sentiers laissent peu à peu place à des étendues où la végétation se fait plus rare. L’air marin remplace désormais l’odeur de pin. Les deux jeunes femmes aperçoivent enfin la mer.
- Nous y sommes. Arrêtons-nous un instant pour souffler un peu, boire et manger. Tu dois mourir de faim ! Puis nous partirons à la recherche de Victor ! dit Oriana.
Julia acquiesce d’un sourire et s’assoit auprès d’elle. Après un court silence, elle lance :
- Pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi m’aides-tu ?
- Et quoi ? Tu aurais préféré que je te laisse seule au risque de te faire violer puis massacrer ?
- Non, non ! Mais qu’as-tu à gagner dans tout cela ? réplique la princesse.
- Ce n’est pas parce que je suis une voleuse que je fais forcément tout par intérêt, tu sais. Je vois bien que tu es désespérée et que ton frère est l’unique famille qu’il te reste. Je t’aide et c’est comme cela. Il n’y a pas forcément de raisons précises.
- Alors, je te remercie à nouveau !
Julia et Oriana finissent de grignoter puis se lèvent et marchent sur le sable.
- A en croire la position du soleil, il est environ dix-neuf heures. La plage s’étend sur des kilomètres, comment allons-nous faire avant l’arrivée des voleuses d’âmes ? s’écrie la princesse.
- Restons ensemble et prions pour trouver ton frère à temps.
Après avoir sillonné le rivage et hurlé le prénom Victor de manière interminable, les deux jeunes femmes arrivent à l’une des extrémités de la plage délimitée par des rochers. C’est alors qu’elles voient une vingtaine de sirènes arriver et prendre place sur les roches et autour, là où les vagues les déposent.
Ce sont elles les fameuses voleuses d’âmes. Chaque soir, alors que le soleil se couche, elles s’installent au bord de la plage pour se nourrir. Ces créatures carnivores d’une beauté incomparable sont d’autant plus exigeantes qu’elles ne se nourrissent que d’hommes. Pour attirer leurs proies, elles chantent. Ce chant hypnotise les pauvres victimes qui ne pensent plus qu’à rejoindre les belles demoiselles. Elles sont très patientes et peuvent fredonner toute la nuit en quête de chair fraiche. Mais aux premiers rayons de soleil, elles doivent impérativement retourner au fond de l’océan jusqu’à la nuit suivante.
Au fil des siècles, cet endroit est connu de tous. Dorénavant, plus personne ne s’aventure à la plage de nuit. De ce fait, elles ne mangent plus à leur faim et leur beauté légendaire laisse peu à peu place à une réalité plus vilaine. Seuls des marins étrangers qui n’ont pas connaissance du danger se font encore attraper. La plage des voleuses d’âmes est également connue pour être un lieu de suicide. Les hommes qui ont pour but de s’ôter la vie viennent délibérément à la rencontre des sirènes.
- Victor ! C’est Victor ! hurle Julia en montrant une silhouette assise au bord de l’eau.
Soudainement, le chant des sirènes résonne. Une mélodie douce et envoûtante mais tout de même si étrange. Le jeune homme est automatiquement charmé par ces sonorités mortelles.
- Victor, non ! Il faut aller l’aider ! s’écrie la princesse alors qu’elle se met à courir après son frère. Oriana la suit.
Les deux jeunes femmes ont beau crier, Victor est hypnotisé et rien ne l’arrête. Il est désormais à quelques mètres des créatures. Elles continuent à chanter tout en se rapprochant du garçon. Seules les plus jeunes et plus jolies sont installées sur les rochers mais des dizaines de sirènes attendent patiemment le repas discrètement dans l’eau.
Julia et Oriana arrivent au niveau de Victor, se jettent dessus et tentent de l’immobiliser mais celui-ci, prêt à tout pour rejoindre les sirènes, se débat fortement et repousse les deux jeunes femmes qui se heurtent contre les rochers.
- Bonsoir mon mignon ! dit une des sirènes en s’adressant au prince.
Julia se relève étourdie et crie :
- Il n’y a pas de bonsoir ! Toi et tes copines vous dégagez ou…
- Ou quoi ? intervient une sirène plus âgée, le visage creusé, quelques dents manquantes, dues aux carences alimentaires, et les rides présentes comme témoins du temps qui n’épargne personne. Tu sais beauté, nous ne mangeons que les hommes mais nous pouvons toujours nous débarrasser des femmes qui nous posent problèmes. Maintenant, laisse le jeune homme entre nos mains et va faire un château de sable plus loin.
- Non mais tu t’es vue l’édentée ? Tu crois que tu vas attirer mon frère avec ta gueule de sorcière ? réplique Julia en s’imposant. Je ne crains rien de vous ! Après toutes les péripéties que j’ai vécues pour arriver ici, je ne partirai pas sans mon frère !
- Ahah ! Les voix sublimes de nos filles suffisent à capturer ce jeune homme ! Nous pouvons toujours te capturer aussi. Ton sang attirera les très gros poissons ! dit la vieille créature en éclatant de rire.
- Nous avons faim ! Occupons-nous de cette chieuse pour pouvoir dévorer son frère par la suite ! s’écrient d’autres femmes-poissons.
Les sirènes se jettent aux pieds de Julia et de Victor pour les entraîner dans l’eau. Quand tout à coup, une lame égorge une créature, puis une seconde, puis une autre… La même lame qui a sauvé Julia le midi même. C’est Oriana, encore sonnée, qui vient au secours de sa camarade et de son frère. En quelques minutes, la voleuse décime une quinzaine de sirènes alors que les autres s’enfuient au large. Les deux femmes s’éloignent des rochers et se dirigent rapidement avec Victor, inconscient, vers la monture d’Oriana.
Le jeune homme finit par retrouver ses esprits et est surpris de voir sa sœur et une inconnue.
- Que fais-tu ici ? bafouille-t-il.
- Je suis venue te sauver la vie ! De rien ! rigole-t-elle. Puis elle ajoute : Sache que Père n’est plus un problème.
Un court silence, un jeu de regards, et ils se comprennent. Pui Oriana se présente.
- Voici notre sauveuse ! s’exclame Julia.
Les trois individus établissent leur campement sur la plage pour le reste de la nuit. Tous s’endorment rapidement, épuisés physiquement et psychologiquement. Le lendemain matin, l’heure du retour a sonné. Julia insiste pour qu’Oriana rentre à la forteresse avec eux. Sans elle, ils seraient probablement morts. Elle ne mérite pas de retourner à sa vie de voleuse.
- Très bien ! Mais j’exige qu’un banquet soit organisé en mon honneur ! dit-elle en plaisantant.
- Tu ne crois pas si bien dire ! Nous avons plein de célébrations à rattraper. Tu l’auras ton banquet. On fera préparer tes plats préférés, réplique la princesse.
Les trois compagnons se regardent, éclatent de rire et en chœur s’exclament :
Tout sauf du poisson !
Annotations