La rouage

11 minutes de lecture

Frank retrouve Kyong-Ja à l'arrière du motel. Au détour d'un bâtiment, il aperçoit la lueur bleue d'une voiture de police banalisée du NCPD discrètement stationnée dans un vieux garage à moitié effondré.

— Regarde ce que j'ai trouvé, annonce Kyong-Ja postée sur le parvis du parking.

Debout, la nomade tient fermement son sabre court contre la gorge d'une femme. Vêtue d'un long imper beige, la victime a dans une main un badge de police du 17ème district de Japan Town. Malgré la lame qui demande que d'attenter à sa vie, la femme affiche un calme qui traduit une certaine expérience.

— Arrête de jouer avec ta nourriture, Kimchi. Qui c'est celle-là ? demande Frank en s'approchant prudemment, son arme prête à tirer.

— Une rouage du NCPD. Elle dit qu'elle enquête sur ce qu'il s'est passé au motel, répond Kyong-Ja avec un sourire sinistre sous son masque. Mais je ne crois pas aux coïncidences.

L'agent de police contrôle sa respiration et maîtrise sa panique et se présente à Frank.

— Je suis l'inspectrice Svetlana Strelok, NC-5893070, murmure-t-elle dans trop oser regarder le nomade dans les yeux. J'enquête sur une activité suspecte au motel. Mais quand je suis arrivée, il était déjà trop tard.

— Trop tard pour quoi ? interroge-t-il, occupé à déceler la vérité du mensonge dans ses paroles.

— Des véhicules sont partis à toute vitesse avec une femme il y a plus d'une heure. Hispano, début vingtaine, cheveux longs et noirs, explique Svetlana. Elle s'est débattue de toutes ses forces mais ils l'ont assommée et enlevée. Je n'ai rien pu faire.

Kyong-Ja appuie un peu plus la lame contre la peau nue.

— Je ne te crois pas la rouage, crache-t-elle. Frank, j'en finis avec elle ?

Sentant la situation dégénérer, le nomade lève une main pour apaiser Kyong-Ja.

— Kimchi, fous-lui la paix pour l'instant. Je veux l'écouter.

L'assassin obéit à contrecœur et laisse en vie l'inspectrice qui se relève enfin libre.

— Tu vas nous mener aux ravisseurs. Maintenant, ajoute le nomade d'une voix autoritaire.

Svetlana conserve un calme remarquable malgré la lame toujours collée à sa peau.

— Je ne peux pas faire ça car je ne sais pas où ils sont. J'étais en planque depuis midi pour surveiller le motel. J'ai vu des gars en costard se pointer en début de soirée, tous le style corpo. Ils parlaient de récupérer un paquet. Puis, j'ai vu la femme arriver. Je l'ai vue se faire capturer.

— Putain, Frank ! Ne me dis pas que tu crois ces conneries ! intervient la femme coréenne. Il y a une chance sur deux pour qu'elle bosse avec eux. Laisse-moi en terminer, maintenant.

Il lève une main pour calmer Kyong-Ja.

— Et si on te laisse en vie, qu'est-ce que tu vas faire ?

Svetlana fait marcher son esprit d'enquêtrice à toute vitesse et analyse la posture des deux nomades.

— Vous n'êtes pas dans le coup, ça je l'avais compris toute seule comme une grande, réfléchit-elle. Donc peut-être que vous êtes de la famille de la victime ? Si vous me laissez continuer mon enquête, je vous aiderai en retour.

Furieuse, Kyong-Ja colle à nouveau son couteau contre la gorge de l'inspectrice, forçant un autre gémissement de douleur chez Svetlana.

— Tu veux vraiment la laisser partir ? J'ai l'impression qu'elle essaie juste de sauver son cul. Et si elle nous prend pour des cons ? Il n'y a aucune garantie qu'elle va nous aider une fois libre.

Frank s'interpose, son visage agacé.

— Kimchi, arrête. Marc 12:31, « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Si elle peut m'aider à retrouver Isabela, on doit lui laisser sa chance. Tu pourras toujours l'égorger ensuite.

Kyong-Ja est frustrée mais obéit à son chef, rangeant sa lame avec toute la mauvaise foi du monde.

— Tu m'emmerdes avec tes sermons ! Je te préviens, si elle nous mène en bateau, c'est ta responsabilité.

Après avoir été sauvée à nouveau d'une fin précoce, Svetlana ajuste son imper avec dignité.

— Je ne suis pas ici pour vous nuire. Je ne suis pas assez payée pour ça même si je le voulais. Plus sérieusement, ce n'est pas la première fois que je vois des femmes se faire capturer de cette manière. Je veux simplement découvrir la vérité et si possible, éviter que d'autres ne subissent le même sort.

Ses pensées concentrées sur Isabela, Frank regarde Svetlana les yeux pleins d'espoir. Il se tourne vers l'inspectrice après un instant de réflexion pour faire part de sa décision.

— Nous suivons les pistes que tu as déjà. Je compte sur toi pour nous fournir tout ce que tu sais en échange de ta vie. Kimchi, ordonne-t-il avec une autorité calme. Occupe-toi de l'extérieur. Je vais fouiller la chambre avec la rouage.

La nomade lève les yeux au ciel, dépitée.

— Compris, connard, répond Kyong-Ja en se fondant rapidement dans les ombres.

Frank se tourne ensuite vers Svetlana.

— Alors, inspectrice, explique-moi pourquoi tu es ici.

Svetlana soutient le regard perçant de Frank.

— Je mène une enquête sur une série d'enlèvements de femmes dans la région. Toutes sont des nomades ou des parias. Ces disparitions ne suivent aucun schéma apparent mais les témoins mentionnent toujours des véhicules de corporations, des hommes en costume.

Frank l'écoute attentivement, ses yeux scrutant les détails autour de lui.

— Qui est responsable de ces enlèvements ?

— Tout ce que je sais, confie Svetlana, c'est que les mêmes véhicules ont été repérés près de plusieurs scènes de crime et ce motel est mentionné dans des communications interceptées.

Le nomade fait mine d'acquiescer et digère les informations.

— Et qu'est-ce que ces corpos ont à gagner en enlevant ces femmes ?

— C'est justement ce que j'essaie de comprendre, répond Svetlana. Il n'y a aucun motif clair. Pas de demande de rançon, aucune revendication. Juste des femmes disparues sans laisser de trace. Ce sont des filles qui n'ont aucune valeur ajoutée à être enlevées et presque personne pour les pleurer.

— Et tu es venue seule enquêter là-dessus ? Soit tu as une grosse paire de couilles, soit tu es très conne.

— Ce n'est pas une enquête officielle, admet Svetlana. Les parents d'une des disparues m'ont engagée. Mes supérieurs ne sont pas au courant que j'enquête sur cette affaire. La majorité travaille avec les corpos et les autres ont trop peur pour tenter quoique ce soit contre elles. J'agis de mon propre chef.

Frank porte les bras sur son pare-balle en cherchant quelque chose d'intelligent à dire.

— Si une corpo est derrière tout ça, alors il va falloir agir avec délice... Non, déli-quelque chose.

— Délicatesse ? complète Svetlana.

— Oui ! C'est ça.

Svetlana soupire en jugeant le nomade à bas bruit. Elle change ensuite rapidement de sujet.

— On peut bosser ensemble sur l'affaire. Je peux vous aider, mettre à disposition mes ressources, mes contacts du NCPD.

Kyong-Ja réapparaît soudainement des ombres. Elle empêche son chef de répondre en parlant plus fort que lui.

— Attends, tu comptes vraiment... Faudra me passer sur le corps ! Frank, il faut qu'on parle et sérieusement. D'accord, tu as eu le temps de la cuisiner mais cette fliquette ne devrait pas être là. Tu me laisses deux secondes avec elle et on part chercher Isabela.

L'intéressé se tourne vers elle, sa voix montant d'un ton.

— Arrête tes conneries, Kimchi ! Elle a des ressources qu'on n'a pas et pareil de notre côté. Elle connaît la ville, pas moi.

A cet instant, l'assassin sort son sabre court, prête à le planter dans les chairs de la détective.

— Je la connais cette putain de ville ! On n'a pas besoin d'une rouage comme elle. Elle se tourne vers Svetlana et la défie du regard. Tu n'es rien pour nous et je pense que te laisser en vie pourrait me coûter cher.

Réalisant que la situation lui échappe, le chef fait enfin preuve d'autorité et la contraint à lâcher prise en lui saisissant le poignet.

— Kimchi, je ne te le répèterai pas une troisième fois : fous-lui la paix. C'est une rouage mais si elle peut nous aider à retrouver Isabela, c'est toujours ça de pris. Alors, il se tourne vers l'intéressée, elle va travailler avec nous. C'est notre enquête maintenant.

Kyong-Ja émet un grognement mécontent mais finit par ranger son sabre dans son fourreau.

— On partage nos informations, nos ressources et si tu veux garder la prime, je te la laisse. Je ne veux que ma femme en retour.

Après cet instant de réflexion, Svetlana donne finalement son accord.

— On fait équipe. Mais ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde, je garde les eddies pour moi.

Visiblement déçue de n'avoir tué personne, Kyong-Ja part ruminer seule sa déception.

— Et si elle nous trahit ? Tu sais très bien que les corpos ont des moyens d'engager des flics. On ne peut pas prendre de risque.

Frank arrive à bout de sa maigre patience.

— Si elle nous double, tu t'en chargeras et je ne t'en empêcherai pas. Mais pour l'instant, on travaille avec elle. La priorité est de retrouver Isabela.

— Très bien, connard. Mais je garde un œil sur elle. Et au moindre signe de trahison, je lui plante mes lames à travers la gorge sans demander ton avis.

Soulagée mais encore sur ses gardes, Svetlana se rapproche de Frank alors que tous trois se mettent en mouvement. Au motel, les signes d'un combat violent sont flagrants : éclats de verre brisé, mobilier renversé et taches de sang dispersées sur le sol. Le nomade s'accroupit près d'une tache de sang encore fraîche.

— Quelqu'un s'est battu pour sa vie ici, murmure-t-il en examinant la scène.

A l'extérieur, Kyong-Ja s'arrête pour examiner un objet partiellement écrasé derrière un tas de débris. Elle le ramasse et le tend à Frank.

— Regarde ça, connard.

Le nomade se saisit de l'objet, un communicateur détruit couvert de poussière et de sang encore frais. Ses yeux s'élargissent alors qu'il reconnaît le communicateur d'Isabela. L'inspectrice s'approche, observant à son tour l'objet avec professionnalisme.

— Ils l'ont détruit. On ne pourra pas récupérer les données.

Frank chasse des pensées noires de son esprit et le groupe se remet au travail. A l'extérieur, Kyong-Ja désigne les caméras de surveillance de la station-service située de l'autre côté de la rue.

— Et ces caméras ? Elles pourraient avoir capté quelque chose.

Svetlana se dirige vers une fenêtre brisée et observe les caméras à travers le verre cassé.

— J'ai déjà vérifié. Elles ont été brouillées mais...

Déjà au bord de l'énervement, le nomade ne la laisse pas terminer sa phrase et donne un coup de pied violent dans le meuble qui supporte la télévision.

— ...j'ai peut-être une solution. Elle sort son téléphone et compose rapidement un numéro. Ma petite amie, Akiko, est une hackeuse de génie. Si quelqu'un peut extraire des données d'un système brouillé, c'est bien elle.

— Tu es certaine qu'elle peut y arriver ? demande Frank, le regard plein d'espoir.

Svetlana donne son approbation mais sans réelle conviction.

— Si quelqu'un peut le faire, c'est elle. Donne-moi juste une minute pour la contacter.

Elle s'éloigne pour passer son appel, laissant les deux nomades seuls avec leurs démons. Les poings serrés, le chef de clan scrute les environs en attendant des nouvelles tandis que Kyong-Ja suit la détective discrètement. A sa grande déception, elle n'a pas menti, elle a réellement appelé sa petite amie et quelques minutes plus tard, Svetlana revient.

— C'est bon, on peut aller à son appartement. Vous m'accompagnez ?

Frank est d'avis à la rejoindre, mais une Kyong-Ja manifestement irritée par la tournure des événements, rengaine son couteau, et tourne les talons.

— Je retourne au camp. Je n'ai pas envie de me faufiler en ville cette fois-ci. Je prends ta Caliburn, connard. Je charge la moto d'Isabela à l'arrière.

— Tu veux prendre ma voiture ? J'espère que tu ne conduis pas comme une Asia...

Avant qu'il ait eu le temps de terminer sa phrase, l'assassin fond sur son chef, dégaine, et pointe son sabre court à quelques centimètres de son œil droit.

— Termine ta phrase, connard.

— ...tique, susurre-t-il pour la défier.

— Ton tas de ferraille sera en un seul morceau.

— Je compte sur toi ! rétorque Frank avant de se tourner vers Svetlana. Allez, montre-moi où vit cette hackeuse.

Svetlana se dirige vers sa voiture banalisée le chef du clan Campbell qui la suit de près. Ils montent à bord et elle démarre le moteur. Le grondement rassurant du véhicule emplit l'habitacle tandis qu'ils quittent le motel pour emprunter l'autoroute menant à Night City. Les lumières lointaines de Night City se reflètent sur la chaussée. Les hologrammes publicitaires scintillent, projetant des images sur les surfaces mouillées. Svetlana conduit avec concentration tandis que Frank, assis à côté, regarde les paysages défiler jusqu'en ville.

Ils s'approchent assez vite d'un poste de contrôle qui mène à Night City. Une file de véhicules s'étire, chacun attendant son tour pour passer. Les voitures sont variées : des berlines élégantes des élites de la ville, des utilitaires usés transportant des marchandises diverses et même des voitures de sport aux carrosseries brillantes. Avec leurs uniformes gris sombre, les agents de la douane examinent chaque véhicule avec une attention méticuleuse.

Svetlana ralentit alors qu'ils approchent à leur tour. Toujours sur ses gardes, le nomade ajuste son chapeau pour essayer de dissimuler son visage. Il se prépare à tous les scenarii, les mains proches de son fusil d'assaut. La voiture avance, se rapprochant du guichet où un agent en uniforme se tient en les toisant. L'agent se penche pour examiner le contenu des véhicules une fois leur tour arrivé.

Lorsque la voiture atteint le poste, l'agent s'approche. Frank, essayant de rester discret, ajuste son chapeau pour cacher une partie de son visage, ses yeux scrutant attentivement la scène. Il garde ses mouvements réduits, ne voulant attirer l'attention sur ses nombreuses armes.

— Papiers et plus vite que ça, demande l'agent en obsersvant les passagers du véhicule

Svetlana tend ses documents d'identification.

— Inspectrice Svetlana Strelok, dit-elle en lui montrant sa plaque et ses autorisations. Je rentre en ville avec un collaborateur.

L'agent prend les papiers et les examine attentivement. Ses yeux remarquent les armes du nomade qu'il ne dissimule pas.

— Votre collaborateur est surarmé. Je ne peux pas laisser passer un nomade avec un fusil d'assaut lance-grenade sous le canon, un fusil à pompe et un revolver. Vous m'en voyez désolé, inspectrice.

— Je t'en foutrai du surarmé, pied tendre... murmure un Fank frustré entre ses dents

— Ce que mon collaborateur veut dire, c'est qu'il y a une autre solution.

Svetlana fait mine d'ignorer son passager qui continue de pester.

— On aurait dû passer par la piste de contrebande, soupire le nomade en regardant le douanier. Moins de contrôles, moins de risques, moins de puceurs.

Svetlana garde son calme et sort quelques eddies de sa bourse qu'elle glisse discrètement dans la main de l'agent.

— Considérez cela comme une contribution volontaire. Nous avons vraiment besoin de passer.

L'agent hésite mais le poids des eddies dans sa main le convainc. Après quelques instants, il empoche sa commission et lève la barrière de sécurité.

— Avancez.

Svetlana redémarre et ils franchissent le poste de contrôle. Les lumières des postes de douane s'éloignent progressivement alors qu'ils pénètrent dans les entrailles brillantes de Night City. Le grondement du moteur de la voiture et les lumières scintillantes de la ville se reflètent sur les visages fatigués de Frank et Svetlana, l'uniformité du paysage nocturne créant une ambiance de transition et de tension.

— Espérons que cette Akiko pourra nous aider.

Svetlana garde ses yeux fixés sur la route maintenant dégagée.

— Elle saura nous aider. C'est l'une des meilleures, si ce n'est la meilleure.

Annotations

Vous aimez lire Tobias_HKB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0