Sortie à Woluwé
Le lendemain, j'étais parfaitement reposé et vitaminé, prêt pour ma visite chez ce psychologue à qui je pourrais me confier sans avoir peur d'être jugé. J'ai pris le métro jusqu'à Tomberg, un coin de Woluwe que je ne connais pas. C'est une partie de Bruxelles qui a encore des accents de campagne. Une campagne peuplée de riches Bruxellois et bardée de villas que côtoient des immeubles sociaux (c'est le paradoxe bruxellois), mais une campagne tout de même. Ici et là, je remarque des endroits qui ont dû voir être peuplés d'arbres qui ont disparu il n'y a pas trop longtemps. Je marche quelques minutes jusqu'à atteindre une petite maison de trois ou quatre étages dans la rue Vervloesem. Tout autour, ce sont des parcs vidés de leurs arbres. Tout au plus reste-t-il quelques troncs dont les branches dénudées se tendent encore vers les cieux comme un croyant qui n'aurait pas encore compris que son dieu ne lui répondra jamais. J'essaie de ne pas penser à ces disparitions et reporte mon attention sur la maison en face de moi. La plaque à côté de la porte m'indique que je suis au bon endroit. Je sonne et la porte s'ouvre pour me laisser entrer. Une petite salle d'attente que remplit presque complètement deux chaises et une table basse sur laquelle sont posés des magazines aussi divers que périmés. C'est un fait systématique : impossible de jamais trouver une revue ayant moins d'un an dans n'importe quel cabinet que je connaisse. Les praticiens doivent avoir des prix de gros sur les magazines dépassés. Peut-être les achètent-ils au poids ?
J'en suis là dans mes réflexions quand le docteur Drumont vient me chercher. J'aperçois derrière lui une dame, sans doute quinquagénaire, aux cheveux gris et aux rides déjà marquées, qui s'en va à petit pas en essuyant ses larmes. Malgré tout, elle sourit. Il y a quelque chose de touchant dans ce tableau fugace qui s'efface en quelques instants. La porte claque et se referme sur le docteur et moi. Une deuxième fois, je suis prié de le suivre. Je me lève et lui enjambe le pas. La pièce dans laquelle il officie – son bureau ? son cabinet ? – pourrait loger deux étudiants n'ayant pas peur de la promiscuité. Il n'y a en tout et pour tout que deux fauteuils qui se font face et une étagère sur laquelle sont agencés de nombreux ouvrages de psychologie. Je me demande parfois pourquoi les médecins ont des étagères si chargées dans un endroit où ils ne font que travailler. J'imagine mal qu'en cas de doute ils se lèvent pour vérifier une info dont il ne serait pas sûr. Ça doit être une question de légitimation, sûrement. Je remarque qu'il me regarde avec attention. Il a dû me poser une question que je n'ai pas entendue et à laquelle je n'ai pas répondu, forcément. Il répète la question, qui concerne le sujet de ma venue.
Je lui explique tout : cet arbre qui a disparu, puis tous les autres autour de moi ; mes collègues et mes amis qui ne se rendent compte de rien et qui ne me croient pas ; le dernier arbre du Parc du Cinquantenaire que j'ai vu disparaître devant mes yeux ; cet homme étrange qui s'est volatilisé. Lorsqu'il m'arrive de reprendre mon souffle, je jette un coup d'œil au psychologue qui, s'il a un avis sur ce que je raconte, n'en laisse rien paraître. Je termine mon histoire et un silence s'installe. J'attends qu'il me réponde. Il attend de voir si je n'ai pas quelque chose à ajouter. Nous attendons tous les deux. Finalement, il me demande comment je me sens par rapport à ces événements récents. Je lui réponds que je ne comprends pas ce qui se passe et que cela me mine le moral. Il me propose de m'accompagner dans un parc le lendemain afin de constater ces disparitions avec moi. Nous nous donnons donc rendez-vous le lendemain à quatorze heure.
Il se lève, je le paie, le remercie et récupère mes affaires. Il me raccompagne et, en sortant, j'aperçois un jeune homme à l'air timide qui attend, le nez derrière un magazine qu'il tient devant lui comme s'il s'agissait d'un bouclier. Dehors, je me sens déjà mieux. J'inspire à fond l'air froid et piquant d'un hiver après-midi qui s'annonce finalement assez bien. Je me sens mieux, à la pensée que quelqu'un ait pris le temps d'écouter cette histoire jusqu'au bout, à défaut d'y croire. Je me prends même à sourire, content de ce qui arrive.
Alors que je descends la rue, j'entends cette musique que je n'ai écoutée qu'une seule fois mais qui m'est restée gravée dans le cerveau. Je le reconnais, ce murmure triste. Il provient de l'église Saint-Lambert. Sans même prendre la peine de réfléchir, je me mets à courir en direction de ce bruit lancinant. En quelques poignées de seconde, je suis en face de la tour romane, qui tremble, j'en suis convaincu. La mélodie qui me terrifie provient de derrière le bâtiment. Je m'y précipite et arrive devant un arbre, comme je m'y attendais, qui vibre tellement qu'il en devient flou. Cette fois-ci, je ne me laisse pas hypnotiser par ce spectacle. Je sais ce que je cherche et je le trouve assez facilement. Une paire de fils sinue depuis l'arbre jusqu'à une boite – un détonateur ? – autour de laquelle est affairée le même bonhomme qu'au Parc du Cinquantenaire. En quelques secondes, je me jette sur lui et le pousse à terre. Dans la manœuvre, les fils de la boite sont arrachés. Instantanément, l'arbre cesse de s'agiter et le bruit insupportable s'arrête net. Je me tourne vers le petit homme en costume que j'ai bousculé. Il tâtonne à la recherche de quelque chose qu'il trouve rapidement. Il remet ses lunettes en cercles sur son nez et prend connaissance de la situation. Il lève une main à son front et se le frotte, l'air ennuyé.
- Oh, le bordel... J'imagine pas la paperasse que ça va faire en rentrant...
Il se tourne vers moi et m'attrape par le bras.
- Bon, va falloir m'accompagner pour expliquer tout ça, compris ?
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