Le dernier arbre
Les semaines suivantes ont été ponctuées d'autres disparitions. Le parc du Cinquantenaire s'est vidé de ses arbres comme une baignoire de son eau. J'ai d'abord observé le phénomène toujours aussi incrédule qu'auparavant. Il n'y avait aucune force humaine qui semblait être à l'œuvre dans ce lent processus. De plus, comme pour rajouter à ma folie, nul autre que moi n'avait l'air de s'émouvoir de ces disparitions. Je suis le seul à m'arrêter dans la rue pour contempler stupidement les endroits laissés vides. Je n'ose pas en parler, ni à mes collègues, ni à mes amis, de peur de voir leurs yeux s'écarquiller et leurs bouches s'arrondir, puis s'étirer en autant de sourires moqueurs.
Enfin, au bout de quelque temps, je finis par constater qu'il n'y a plus le moindre arbre dans les environs de Mérode. Les allées de l'avenue de Tervueren sont complètement dénudées. Le tremblement du trafic souterrain des voitures, trains et autres métros donnent l'impression que l'avenue essaie de se réchauffer. Moi, je frémis. J'ai l'impression de me trouver dans un désert de béton et de bitume. Le gris du ciel se confond avec celui des bâtiments et des routes. J'ai le vertige, comme si le sol se dérobait sous mes yeux.
On est un samedi. Les passants poursuivent leur chemin sans s'arrêter. S'il y en a un qui se rend compte de l'absence absurde de tous ces arbres, il ne le montre pas. Je suis le seul à me tenir aux portes du Parc du Cinquantenaire, les bras ballants et la bouche béante. Devant moi, se dressent la fontaine et les arcades monumentales où trône le quadrige brabançon. Et soudain, mon regard est arrêté par une incongruité : des branches sont visibles derrière l'arcade la plus à droite. Un instant, je crois halluciner. Mais le mouvement du vent est trop naturel. Je n'hésite plus et je me mets à courir vers le rescapé de l'hécatombe. Je contourne la fontaine, grimpe les marches en quelques grandes enjambées et me retrouve sur la cour pavée des arcades. Elles sont encore humides de la pluie de ce matin. Je poursuis ma course en faisant attention de ne pas glisser et arrive au niveau des arcades. Mon arbre est là. Ses branches ondulent dans le vent. C'est le dernier de tout le parc, et je ne comprends pas comment je ne l'ai pas vu lors de mes promenades.
Tandis que je contemple cette merveille, je me rends compte que l'arbre frémit. En même temps s'élève dans le ciel une plainte sourde. Le grondement est porté par le vent et pourtant, il semble tout proche. Un instant, je tourne la tête pour comprendre d'où vient cette mélodie. Lorsque je reviens à mon arbre, celui-ci frémit nettement. Je ne sais pas pourquoi une voix dans ma tête m'explique qu'il doit avoir froid et se sentir seul, et que c'est pour cette raison qu'il agite ses branches. Je balaie cette pensée stupide d'un coup de tête.
C'est peut-être plus simplement le vent qui les fait bouger. J'écarte les doigts de ma main pour essayer d'attraper la caresse de la brise, mais je ne sens rien. Habituellement, je me fie au mouvement des arbres. Je me tourne pour essayer d'en voir d'autres avant de me rappeler ma triste situation. Puisqu'il m'est impossible de savoir depuis ma position ce qui se passe, je prends la décision de courir jusque là-bas.
En chemin, il me semble que le tronc oscille de gauche à droite. C'est d'abord un mouvement imperceptible, que je mets sur le compte de ma course. Mais il s'amplifie tellement qu'à la fin, je ne doute plus : mon arbre convulse. Il ne me reste que quelques enjambées pour l'atteindre. Il vibre tellement maintenant que ses contours deviennent flous. Soudain, alors que je suis à portée de main, il disparait dans un bruit de succion. Le sol se referme sous lui et en une fraction de seconde, c'est comme s'il n'avait jamais existé. Il n'en reste rien, si ce n'est un souvenir qui s'efface déjà de ma mémoire.
Un homme se tient à peu de distance de là. Je suis encore trop surpris par ce qui vient de se passer pour comprendre ce qu'il fait, mais il a l'air de ranger assez méthodiquement du matériel. J'accroche son regard et soudain, je le vois sursauter. Je me reprends et je m'adresse à lui :
- Vous avez vu ce qui vient de se passer ? L'arbre ?
- Non, non, non, non, non ! Je n'ai rien vu et je ne dirai rien. Au revoir, monsieur.
Il termine de remballer ce qui m'a l'air d'être une sorte de détonateur et s'enfuit en vitesse. Je décide de le suivre, mais il est rapide, se dirigeant vers les arcades. Il passe par celle du milieu et lorsque je me retrouve moi aussi sur la cour, celle-ci est déserte. Encore une fois, je me retrouve seul et ébahi face à une situation démente.
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