03 Fuir (2/3)
–Cette route doit être très fréquentée, commenta Celtica.
–Assez, oui. Je crois que c’est la seule aussi bien balisé vers Port Lumis.
–Est-elle gardée ?
Cléon passa une main derrière son oreille, comme pour remettre une mèche en place. Mais ses cheveux sales étaient toujours prisonniers de son catogan.
–J’sais pas. J’ai pas le droit de sortir de la cité, normalement… Les marchands empruntent une autre voie, je crois…
Celtica acquiesça doucement. Les activités du port étaient considérées comme illégales, mais les bénéfices devaient être des plus intéressants. Port Lumis était une cité très riche, et elle devait attiser bien des convoitises. D’après ce qu’il savait, la cité rebelle serait capable de subvenir à ses propres besoins, et Jesd ne pouvait le tolérer. Si une seule cité pouvait prouver que le royaume lui était inutile, d’autres aurait rapidement l’idée de se soulever à leur tour, et entraînerait le pays dans une guerre civile sanglante. Le Brasier n’avait jamais connu ce genre d’incident, et aucun ne semblaient se profiler à l’horizon. Pourtant, il avait l’intime sentiment que son mariage avec Annya changerait la donne…
Fichue alliance ! C’était à cause d’elle qu’il était dans ce piteux état ! Comme il voulait rentrer… Loin de cette soirée impossible, loin de toute cette folie ! Et Ironie ! Pauvre Ironie, perdue, entre les mains d’infâmes bandits… Ironie n’était pas une simple épée. Elle était aussi le cœur de l’empereur. C’étaient les dieux eux-mêmes qui l’avaient confiée aux Noblargent, et en deux cent ans de règne, elle n’avait jamais quitté le palais impérial… Jusqu’à ce que des voleurs vinrent s’en emparer lorsqu’il était enfant.
–Ça va ? demanda la jeune fille.
–Ça ira.
–On y est, encore un peu de courage.
Celtica fut envahit par une soudaine lassitude en voyant se dresser devant lui les portes de la cité rebelle. Cléon dû le sentir car elle se glissa sous son aisselle et passa un bras autour de sa taille. Elle était plus petite que lui, mais elle lui apportait un soutient inespéré. Reconnaissant, il fit tout son possible pour ne pas rendre sa tâche plus ardue encore.
Des gardes, ou plutôt des Lumissiens vaguement en uniforme, jouaient aux cartes et riaient bruyamment. L’alcool ne semblait pas couler à flot, et un panier plein de victuailles reposait à leurs pieds, des outres d’eau vide s’entassaient contre le mur. Sur les remparts, des archers accoudés au garde fou observaient leurs camarades en faisant de vifs commentaires et en pariant sur le vainqueur. Ils paraissaient tout à fait décontractés, mais les armes restaient à portée de main, et il ne leur suffirait que d’un geste pour les décapiter, s’il leur en prenait la fantaisie.
Pourtant, à l’approche du duo, ils se contentèrent simplement de lever la tête et de les saluer d’un signe de la main. Cléon et Celtica pénétrèrent enfin dans la cité.
Lorsqu’ils furent hors de portée de voix, le prince se pencha sur sa sauveuse.
–Ils ne nous arrêtent pas ?
–Regarde.
Elle lui montra son foulard autour du cou.
–C’est un code imposé par mon père, justement pour faciliter les va-et-vient.
–Mais moi, je n’en porte pas…
–C’est pas bien grave, et puis dans ton état, tu risques pas de faire grand mal.
Celtica eut un pauvre sourire. C’était malheureusement bien vrai. Les rues étaient étrangement bien éclairées et propres. Bien loin de l’image décadente que colportaient sans relâche les Arcans. Il y avait tout un système d’évacuation des eaux usées, qui n’était pas si fréquent que cela. Des pancartes indiquaient le nom des rues, et un plan avait été installé sur la grande place, avec l’emplacement de toutes les boutiques et tous les bâtiments plus officiels. Celtica ne s’attarda pas dessus, et continua à se laisser guider.
Ils s’approchaient des quais, le bruit des vagues se faisaient de plus en plus audibles. Une grande tour s’élevait dans le ciel, ou une large horloge éclairée par des magilithes égrainait les heures. Il était plus de minuit.
Cléon ne s’approcha pas de ce bâtiment-là, et s’engouffra dans une ruelle étroite. Un peu plus loin, le prince aperçut une pancarte qui indiquait en langue commune :
Médecin affranchi
Kwen Wagan
Médecin affranchi… Étrange titre. Cléon s’arrêta devant la porte et sonna une petite cloche avant d’entrer sans y être invitée. Le vestibule était minuscule, et un simple rideau de laine séparait l’entrée du reste de la pièce. La jeune fille repoussa le rideau et passa de l’autre côté, entraînant le prince avec elle. Il y régnait une forte odeur de plante ainsi qu’une moiteur étouffante. La lumière était toujours allumée, comme si le maître des lieux s’attendait à recevoir leur visite. Une porte en face devait sans doute donner sur la partie habitée de cette maison.
–Kwen ? appela-t-elle. C’est moi !
Il y eu un raclement de chaise sur le sol, et des petits pas précipités. La porte s’ouvrit à la volée.
–Cléon ! Est-ce que…
Un vieil homme à la peau noire apparut, l’air complètement affolé. Mais lorsque son regard se posa sur le prince, son visage se durcit.
–Kwen, il a été blessé, il faut le soigner !
–Bien, bien, amène-le-moi.
Cléon sourit à Celtica et l’entraîna vers le petit médecin qui rassemblait déjà son matériel. La jeune fille l’aida à s’asseoir, le jeune homme grimaça, sa plaie le tirait à nouveau. Lorsque son postérieur se retrouva au contact du siège, il n’eut qu’une seule envie, se coucher et dormir.
Le médecin s’approcha et déposa ses instruments sur une petite table et prit place face à lui.
–Bien, que s’est-il passé ?
Il parlait avec un accent arcan. Pourtant, il n’en était pas un. Sa couleur de peau, c’était la première fois que Celtica en voyait une semblable. Il lui raconta dans les grandes lignes les circonstances de sa blessure. Pendant qu’il parlait, il crut voir passer dans le regard de Kwen une lueur de colère. Il l’écoutait attentivement, sans émettre le moindre commentaire, tout en passant un liquide translucide sur ses outils.
Quand le prince eut terminé, il demanda qu’il retire sa veste. Son estomac se mit soudainement à gronder, il rougit.
–On ne sert rien à la table de Faranan ? demanda Cléon en riant.
–Je n’ai pas eut le temps d’avaler quoique ce soit…
–Vous passerez la nuit ici, votre altesse, fit Kwen d’une voix chaleureuse. J’allais moi-même passer à table, et je peux bien faire un couvert de plus.
–Euh… C’est que j’ai rien mangé non plus…
–Voir deux ! Cléon, ma petite puce, il reste des vêtements à toi là-haut, je les ai lavé et repassé. Va donc prendre un bon bain, je doute que ton père apprécie de te voir déguisée comme ça.
Cléon poussa un soupir agacé, et sortit de la pièce par là où Kwen était entré. Puis le médecin aida Celtica à se débarrasser de sa veste, et défit précautionneusement le bandage.
–C’est elle qui vous l’a fait ?
–Oui. Elle m’a aussi donné une potion.
–Un bien joli réflexe. Hum… Je vais devoir recoudre.
Celtica acquiesça machinalement. Il n’avait aucune fichue idée de ce qu’il allait lui faire, mais pour le moment, il se contentait de nettoyer la plaie. Le contact froid du chiffon propre et humide le fit frissonner. Le médecin marmonna quelques commentaires, mais Celtica ne faisait déjà plus attention. Il promena son regard autour de lui, et ne vit que des étagères remplies de livres, de rouleaux et de produits divers et variés.
Soudain, il poussa un cri de douleur et de surprise, lorsqu’une aiguille transperça sa peau. Recoudre… C’était littéral. Il serra les dents et prit son mal en patience. L’opération dura trop longtemps pour le jeune homme, et ce fut avec un étrange soulagement qu’il le laissa lui apposer de nouveaux pansements et bandages.
–Voilà, c’est terminé. Vous pouvez vous rhabiller, et suivez-moi, je vous invite dans mon humble demeure.
–Je peux toujours aller dans une auberge, si je vous ennui…
Kwen secoua la tête comme un grand-père patient face à un petit-fils un peu trop turbulent.
–Vous n’êtes certes pas en danger ici, mais vous n’êtes pas non plus en réelle sécurité. Aljinan et ses partisans ne vous feront rien du tout, mais les autres… Il pourrait vous blesser et faire passer cet attentat pour un acte de guerre des Arcans.
–Alors, les mercenaires…
–Ils pourraient être engagés par les opposants d’Aljinan.
Celtica poussa un soupir de lassitude. Décidément, il ne garderait pas un bon souvenir de ce voyage… Une question continuait à le tarauder : qu’est-ce que ces hommes pouvaient bien faire d’Ironie ? Ce n’était qu’une épée inutile, et même si quelqu’un désirait l’utiliser pour renverser l’empereur, sa tentative de coup d’état serait automatiquement vouée à l’échec. Les dieux veillaient sur sa famille, et ne désiraient personne d’autre qu’un Noblargent à la tête du Brasier.
Kwen le conduisit dans la cuisine où trônait une table à manger rectangulaire, à peine assez grande pour accueillir quatre convives. Celtica prit immédiatement place, et ne put l’emporter sur une envie impérieuse de se coucher. Bien que conscient de l’impolitesse d’une telle attitude, il posa sa tête sur la table, entre ses bras, et ferma les yeux en écoutant le grésillement du plat qu’était en train de préparer le médecin. Il se mit à chanter une comptine en langue commune, ce qui étonna vaguement le jeune homme. On n’utilisait jamais la commune pour créer…
Celtica sursauta au moment où Kwen déposa un pichet d’eau sur la table. Il se redressa subitement et se frotta les yeux. Comme il serait difficile de tenir jusqu’à la fin du repas !
Des pas légers se firent entendre dans l’escalier qui donnait sur la cuisine, et Cléon apparut vêtue d’une tunique légère et longue jusqu’à mi-cuisse, les jambes recouvertes d’un pantalon coupé à mi-mollet. Ses cheveux propres révélaient une couleur argenté relativement rare en dehors de l’Iyu. Elle était vraiment jolie, en dépit de ces vêtements peu seyants. Ses cheveux goutaient encore sur ses épaules, mais elle ne s’en émouvait pas.
–Cléon, on a un invité de marque ! la gourmanda affectueusement Kwen. Une jeune fille ne devrait pas apparaître ainsi…
Pour toute réponse, elle haussa les épaules et vint prendre place à table. Le médecin vint déposer des assiettes pleines de crevettes cuisinées avec du persil et de l’ail, accompagnées de tomates coupées en tranches.
–Ce ne sera certainement pas à la hauteur de ce qu’on vous sert au palais, mais je vous l’offre de bon cœur.
–T’en fait pas, Kwen, ça fera l’affaire, répondit aussitôt Cléon.
–Ça m’a l’air délicieux, merci.
En vérité, Celtica n’avait pas d’appétit. La fatigue était plus forte que tout. Mais pour ne pas froisser son hôte, il s’efforça à déguster le contenu de son assiette.
–C’est vraiment bon ! s’exclama la jeune fille. C’est une recette de Falmin, non ?
Le médecin eut un petit rire.
–On ne peut rien te cacher. C’est une recette de chez lui.
–Il est Brasien ? interrogea poliment Celtica.
–C’est exact.
Un Brasien à Port Lumis…Qu’est-ce qui avait bien pu motiver son départ ? Il faudrait peut-être en toucher deux mots à son père, quand il rentrerait… Cléon et Kwen discutaient des événements de la soirée, il apprit ainsi que le frère adoptif de sa sauveuse avait été enlevé sous ses yeux, et qu’elle n’avait rien pu faire. Et qu’il était la raison pour laquelle elle ne s’était pas lancée à leur poursuite. S’il n’avait pas été en aussi mauvais état, elle n’aurait pas hésité une seule seconde, mais elle avait préféré lui sauver la vie. Cette révélation lui coupa son peu d’appétit. Les choses auraient tourné autrement, pour tout le monde, s’il avait été plus prudent.
On lui indiqua une pièce à l’étage où un petit lit avait été préparé. Sans même prendre la peine de se déshabiller, il se coucha et sombra dans un sommeil sans rêve.
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