05 Au service de Son Excellence (3/3)
Vlad installa sur la table de chevet de leur chambre d’auberge une bassine en argent massif, aux rebords bas, sans aucune décoration. Au fond, il versa un sable composé de minuscules fragments de magilithes rouges, bleus et jaunes, puis lissa minutieusement la fine couche qu’il obtint. Quand il fut satisfait, il remplit délicatement la bassine jusqu’à ras-bord d’une eau légèrement trouble, sans déplacer le sable déjà installé. C’était la partie la plus délicate, et s’il échouait, il devrait tout recommencer.
Fort heureusement, l’opération se déroula sans aucun souci, il pouvait se détendre un peu. Il n’aimait pas cette bassine, et ce qu’il allait faire moins encore. Il se passa sur tout le visage cette eau, puis saisit les rebords de la bassine, se concentrant sur un point unique, perdu dans le sable. L’unique grain blanc. Lorsque l’eau eut reprit son apparence lisse et immobile, Vlad rassembla son énergie dans son ventre et la relâcha doucement en direction de ses mains. Il était un piètre magicien, comme la grande majorité des Humains, mais il avait apprit à la diriger en entrant dans l’armée. Il était essentiel que les gradés suent au minimum contrôler le flux, pour communiquer grâce à ces bassines misent aux point par une collaboration étroite entre les alchimistes impériaux et les Sorciers au service de Son Excellence.
L’eau se brouilla, jusqu’à ce que la suspension blanchâtre se densifie et prenne des couleurs enformant une figure. Celle du Magiaster impérial, Alundiel Fanton. Il s’agissait d’un homme aux yeux effilés, au nez pointu, à l’expression toujours hautaine. Néanmoins, un curieux sourire soulevaient le coin des ses lèvres fines.
–Marquis Vlad-Alexeï d’Œilbleu, le salua une voix venue d’outre-tombe, alors que le visage se mouvait avec un réalisme qui fit naître des sueurs froide à Vlad. Je constate avec ravissement que vous avez enfin comprit comment utiliser la vasque communicante !
–Ah ? Oui, merci ! cria Vlad en se rapprochant de l’eau.
Fédra, qui s’était assise un peu plus loin, une poignée d’amandes à la main, se mit à hurler de rire.
–Pas la peine de crier ! le rabroua-t-elle. Maître Fanton t’entends très bien, tu sais !
Vlad s’empourpra. La nervosité le faisait passer pour un imbécile, et il n’agissait plus que par réflexes. Il ignora les moqueries de Fédra, et se focalisa sur le regard aigu du Sorcier. Celui-ci possédait presque un titre de noblesse, et était grandement respecté à la cour… qu’il s’évertuait pourtant à fuir autant que possible. C’était un personnage discret, mais dont la parole était plus écoutée que celle des prêtres les jours de cérémonies.
Alundiel fronça les sourcils. Et Vlad recula un peu.
–J’entends des voix, n’êtes-vous point seul ?
–Si, enfin non… C’est juste mon bras droit, Fédra Gwendril. Il n’y a personne d’autre.
Le Magiaster plissa les yeux, suspicieux. La masse intangible qui flottait dans l’eau se modifia légèrement, alors qu’Alundiel se tournait.
–Courrez quérir Son Excellence, ordonna-t-il.
Des pas résonnèrent dans un autre lieu, une porte claqua au loin, faisant sursauter Vlad qui lâcha momentanément la bassine. La suspension se brouilla immédiatement, perdant la représentation du visage du Magiaster et coupant tout son. Aussitôt, Vlad rétablit le flux énergétique, et la figure réapparue. Elle semblait furieuse.
–Ne recommencez pas ! siffla le Magiaster. C’est fort désagréable !
–Pardon, je ferai plus attention.
–Avez-vous des nouvelles ? continua le Sorcier sans se soucier davantage du malaise de son interlocuteur.
–Oui, et c’est bien pour cela que je me suis permis de vous contacter.
–Parlez, par la chaleur de Féénikisii !
–Oui. Euh… Voilà. En fait, nous venons d’arriver dans une auberge de la route de Biliamis, à la recherche de Son Altesse, mais ils ont bien trois jours d’avance sur nous…
–Tr… Trois jours ? s’étrangla Alundiel.
Sa voix vrillait dans les aigus, et le marquis s’apprêta à subir tout un chapelet d’insultes auxquelles il n’entendait jamais rien. Mais le visage ravagé par la fureur se brouilla, et l’eau fit naître une nouvelle figure, bien plus aimable, et bien plus connu. Son Excellence Exodica venait de prendre la suite.
–Mon ami, commença l’empereur, racontez-moi tout.
Vlad se raidit, simple réflexe de soldat, et commença à narrer leur enquête à Port Lumis, leur rencontre avec Aljinan, leur galop affolé sur la route de Biliamis. Quand il lui fit part des exigences du chef imberbe, le regard fantomatique d’Exodica s’assombrit.
–Je sais parfaitement que le chef Aljinan n’a rien à voir dans ces tentatives d’assassinats, assura l’empereur. Mais je dois tout mettre en œuvre pour retrouver mon fils. C’est important, et le temps presse. J’ignore combien de soleil je verrai encore se lever, mais ils ne sont plus aussi nombreux. Je me verrai dans l’obligation d’employer l’Ordre Zodiacal. Retrouvez Celtica rapidement, convainquez-le de cesser cette course insensée, l’épée doit être oubliée. Pour son propre bien.
–Mais… Sauf votre respect, cette arme appartient au trésor impérial, et…
–Et elle ne devrait plus y trouver sa place. Seigneur Vlad-Alexeï, je sais toute l’affection que vous portez à mon fils, mais, qu’importe la valeur d’Ironie, elle doit être abandonnée. Je vous en supplie, retrouvez mon garçon, mettez tout en œuvre pour qu’il cesse enfin d’y songer, dut-il vous haïr, et ramenez-le moi vivant. Vous serez généreusement récompensés, vous et votre lieu…
Il fut interrompu part une quinte de toux qui brouilla la figure intangible qui flottait dans l’eau. Et toute communication cessa. Fédra se leva et vint se pencha sur la vasque, étudia la masse devenue blanchâtre qui semblait se détériorer. Tout à coup, la masse se rassembla à nouveau pour prendre la forme du visage du Magiaster. Et il ne semblait pas content. Pas content du tout.
–Son Excellence ne peut hélas plus poursuivre cette conversation, elle doit se reposer, gronda Alundiel. Elle est arrivée hier seulement, et elle doit encore récupérer du voyage ! Contactez-moi si vous avez du nouveau, pas avant ! Bonne chance, Féénikisii vous regarde !
Sur ce, la forme vaporeuse s’évanouit pour de bon. Délicatement, le rouge aux joues d’avoir été traité presque comme un enfant, Vlad récupéra l’eau trouble dans sa bouteille d’origine, et remit le sable alchimique dans la boîte d’où elle provenait. Il était déjà sec, et glissait sans problème sur les parois de la bassine d’argent.
–Bon, bin il nous reste plus qu’à retrouver notre petit fugueur ! lança joyeusement Fédra en lui proposant une amande.
Le marquis accepta son cadeau sans trop y penser, et rangea soigneusement le matériel de communication. Le convaincre de ne plus rechercher Ironie… Ce ne serait pas simple ! Lorsqu’elle avait été volée, il avait déjà été très difficile de lui faire penser à autre chose… En fait, depuis qu’il s’était promené tout seul dans la salle du trésor, où il s’était d’ailleurs blessé, il ne pouvait passer un seul jour sans parler au moins une fois d’elle !
L’état de santé de l’empereur l’inquiétait. S’il se voyait déjà rejoindre son impératrice dans le sombre domaine de Mérénos, c’était que le pire allait bientôt survenir. C’était injuste, mais qu’y pouvait-il ? Celtica était trop jeune pour gouverner, pour épouser une femme, pour perpétuer la lignée des Noblargent. Et Annya, bien trop étrangère. Elle prendrait immédiatement les rênes du pays, sans avoir rien étudié de leurs coutumes, de leurs lois, des spécificités régionales… Ce couple serait très rapidement mis à trop rude épreuve, propulsé au pouvoir dès leur mariage. Une erreur. Une très grossière erreur.
Mais qui était-il, lui, Vlad-Alexeï d’Œilbleu, pour oser donner son avis sur les affaires d’états ? Il n’était ni de leur famille, ni même ministre. Juste un homme qui aurait préféré naître paysan. Mais, si ses rêves s’étaient réalisés, il n’aurait jamais rencontré Celtica.
Pour ce garçon, il irait même jusqu’à désobéir à un ordre impérial, pourvu qu’il fût heureux !
***
Le jour se levait à peine au-delà de la cime des arbres, Celtica s’éloigna de leur camp de fortune afin de faire un brin de toilette avant de reprendre la route. Tout avait été démonté, plié, et rangé, et Cléon terminait d’accrocher les bagages à la selle de Rivalis qui se laissait docilement faire, réclamant de temps en temps une caresse d’un coup de museau. Galant, Celtica avait attendu que la jeune fille se lave la première avant d’y aller à son tour. D’ailleurs, elle ne lui paraissait pas vraiment en forme, pâle comme un linge, elle semblait déployer des trésors de volonté pour continuer à s’affairer. Peut-être avait-elle passé une mauvaise nuit, ou peut-être le repas de la veille ne lui avait pas réussi… Dans tout les cas, elle feignait sa bonne humeur, il en était intimement persuadé.
Le jeune homme décida de se hâter. Si elle n’était pas en bonne santé, il valait mieux ne pas s’attarder. Il lui faudrait par ailleurs veiller sur elle, quitte à ralentir leur vitesse de voyage. Peut-être la ferait-il monter à cheval, même s’il devait prendre place derrière elle.
Près du ruisseau, il retira sa chemise et son pantalon, mais préféra garder ses sous-vêtements, au cas où il devrait revenir à la clairière en cas d’urgence. Quelque chose n’allait pas, et il voulait être certain de pouvoir revenir rapidement. Il avait la chance de posséder une santé de fer, et peu de maladie l’avait frappé jusqu’ici. Et la voir dans un tel état lui fendait le cœur.
Il s’assit près de l’eau et commença à se mouiller le corps, en grimaçant. L’eau était froide, et l’air pas assez chaud pour rendre ce petit bain matinal agréable. Pour sa part, il avait passé une relative bonne nuit, même s’il devait à présent déplorer quelques douleurs dans le dos, dues très probablement à une mauvaise position. Il inspecta sa blessure, comme il le faisait tous les jours et constatait avec bonheur que son aspect s’améliorait. Elle le démangeait et était encore douloureuse, mais elle ne s’aggraverait plus.
Soudain, un hennissement puissant le fit se relever, et il se précipita vers la clairière, n’emportant que son sabre avec lui. Rivalis, solidement attaché au tronc étroit d’un arbre, piétinait avec fureur la terre sous ses sabots tout en poussant des cris de plus en plus stridents. Des bruits de pas s’éloignaient en tout sens.
–Cléon ! appela-t-il.
Bien évidemment, aucune réponse ne lui parvint. Les affaires de la jeune fille étaient éparpillées sur le sol, dont le pistolet alchimique. Le trou où il avait allumé le feu alchimique n’existait plus, et de longues trainés avaient été imprimés dans la terre. Des traces de lutte, lui semblait-il… Et Cléon n’avait même pas appelé à l’aide !
Il était tout seul avec Rivalis, dans la clairière. Plus un bruit. Pas un cri. Pas même un écho de voix. Et Celtica fut envahit par une terrible angoisse.
–Cléon ! hurla-t-il de toutes ses forces.
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